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 » Le christianisme a été un ascenseur social « 

Le Vif

Comment est née le christianisme, cette religion au carrefour du judaïsme et de la culture gréco-romaine ??Le théologien suisse Daniel Marguerat décrypte une doctrine qui, de Jésus à Paul, prit une dimension universelle.

Propos recueillis par Christian Makarian

Jésus a-t-il voulu fonder une nouvelle religion ?

La réponse est très clairement non. Il n’avait pas l’intention de fonder une synagogue séparée, ni une communauté sectaire. Il était un réformateur d’Israël, terre sur laquelle il a presque exclusivement concentré son action. Il s’est trouvé entouré de deux cercles de disciples. D’abord les intimes, au nombre de douze. Puis une mouvance beaucoup plus large, qui comprenait hommes et femmes, sympathisants suffisamment proches de lui pour le suivre dans son itinérance, puisqu’il a vécu une vie partiellement nomade. Les Douze ne peuvent pas être assimilés à une communauté retirée du monde, contrairement à la secte de Qumrân, dans le désert de Juda, qui s’était coupée de tout le reste d’Israël, qu’elle estimait impur et décadent. Ce chiffre fait évidemment écho aux douze tribus d’Israël ; il affiche ce que cherche Jésus : une recomposition symbolique du peuple d’Israël. Le but du Nazaréen était non pas de remplacer Israël, mais de montrer que la foi de son peuple devait être rénovée, restaurée, vivifiée. Plusieurs communautés au temps de Jésus ont manifesté leur volonté de réformer Israël. La particularité de l’homme de Nazareth est qu’au contraire des zélotes il prêche la non-violence ; et qu’à la différence de Qumrân il refuse le retrait. Ce n’est pas pour autant, et malgré son fort charisme, qu’il a voulu créer une nouvelle entité religieuse.

Peut-on encore en apprendre sur Jésus ?

Etonnamment, oui ! Car nous avons aujourd’hui une bien meilleure connaissance du milieu religieux où est intervenu Jésus. Notre regard sur lui a complètement changé depuis les années 1980. La recherche, surtout américaine, a tiré les leçons de deux événements. D’abord, l’exploitation de la littérature de Qumrân, après la découverte, en 1947, de grottes recelant des milliers de manuscrits relatifs à la vie de cette communauté juive. Ensuite, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le choc de l’horreur de la Shoah, on s’est demandé pourquoi le christianisme n’avait pas été un rempart contre cette mons- truosité. On soupçonne dès lors que le christianisme véhicule depuis deux millénaires un portrait noirci du juif, dont a pu se nourrir l’antisémitisme. Ce n’est pas le christianisme qui a « inventé » l’antijudaïsme et, par contrecoup, l’antisémitisme. On sait par exemple que des pogroms avaient lieu dans l’Empire romain bien avant la diffusion du christianisme, et que l’édit de Claude qui expulse les juifs de Rome en l’an 49 après Jésus-Christ a réjoui la population. Faire du christianisme l’inventeur de l’antijudaïsme est une pure sottise. On a donc revisité le judaïsme ancien pour constater que Jésus était juif à cent pour cent.

S’il était à cent pour cent juif, pourquoi sa doctrine fut-elle rejetée ?

On a évalué à quel point le judaïsme contemporain de Jésus était divers, pluriel, une grande famille très éclatée, hérissée de disputes et de querelles doctrinales, tout en affichant son appartenance solidaire à Israël. Dans cette fraternité-rivalité, qui gravite autour des deux piliers que sont le Temple et la Loi, les factions religieuses ne cessent de clamer leur singularité, leur propre perception de la vérité. Les juifs le disent encore aujourd’hui : « Trois juifs, quatre opinions. » Loin d’être monolithique, ce peuple ne connaissait pas d’orthodoxie. L’orthodoxie ne viendra qu’après l’an 70 de notre ère et la chute du Temple [détruit par les Romains]. Lorsque ce premier pilier – le Temple – s’effondre, avec la disparition dramatique des sacrifices quotidiens, des rites, de la garantie de la présence de Dieu dans son peuple, le traumatisme est épouvantable. Le judaïsme se reconstruit alors magnifiquement sur l’autre pilier, la Loi, qu’il a fallu solidifier puisqu’il était le seul restant. Cette tâche revient aux pharisiens, spécialistes de la Halakha, qui est l’exégèse de la Torah. Le mouvement pharisien, d’une créativité admirable, a permis au judaïsme de se relever et de perdurer. Mais il y eut un prix à payer : l’instauration d’une orthodoxie. En l’absence d’autorité centrale, les synagogues locales sont appelées chacune à durcir leurs positions, à introduire dans leurs prières – les Shemoné esré, les « dix-huit bénédictions » – des formules d’exclusion. L’une de ces prières dit : « Que les arrogants soient détruits », et elle y joint l’expulsion des notzrim, qui sont les juifs chrétiens. Ces derniers, jusque-là tolérés, cessent de l’être après l’an 70. La montée de l’orthodoxie fait que les marginaux doivent être écartés. Avant 70, les chrétiens vivent à l’intérieur de la grande diversité du judaïsme ; après, ils en sont chassés.

Où se situe le point de rupture fondamental avec les siens ?

Certains spécialistes, comme David Fussler, considèrent que Jésus ne se distingue en rien d’un rabbi pharisien. Je ne suis pas partisan de cette lecture, car elle n’explique pas le rejet dont Jésus fut l’objet. Jean le Baptiseur, par exemple, invente un rite de baptême unique, qui implique que le sacrifice quotidien au Temple est insuffisant pour pardonner les péchés. C’est une contestation énorme ! Or, il n’a jamais été considéré comme un péril pour le judaïsme. A l’autre bord, Qumrân se répand en invectives sur toute la hiérarchie du Temple. Or, Qumrân n’a jamais été tenu comme une menace ! Il faut donc qu’il y ait eu, chez Jésus, un élément jugé particulièrement dangereux. Sa prétention messianique, contrairement à ce que l’on a longtemps cru en lisant les pages des Evangiles relatives à son procès, n’a pas été le facteur décisif. Il y a eu d’autres messies avant, pendant et après Jésus – par exemple, Simon Bar Kokhba, chef de l’ultime révolte contre les Romains en 135 après Jésus-Christ. Sa lecture de la Loi n’avait pas non plus de quoi fouetter un rabbi. Le clash ne vient pas de là. De mon point de vue, c’est la question de la pureté qui, avec lui, pose problème : il affiche une communion de table avec des gens moralement impurs, il guérit les malades (qui étaient considérés comme impurs au titre de leur maladie, jugée comme une sanction divine), il se laisse approcher et toucher par les lépreux… Les contemporains de Jésus n’étaient pas dépourvus d’humanité, loin de là ; ils pouvaient très bien imaginer qu’un impur puisse réintégrer la communauté. Mais à une condition : il fallait que l’impureté ait été préalablement effacée. Jésus, lui, ne pose aucune condition. Il est habité par une autre image de Dieu. Il annonce le « Royaume », qui est la présence forte de Dieu au monde. Son expérience de Dieu est si impérieuse que cette présence est pour lui immédiate, brisant la barrière dressée autour de la communauté sainte pour protéger sa pureté de la contamination.

Ce sont les sadducéens, dont est issue la caste des grands prêtres, qui ont condamné directement Jésus…

Jésus a non seulement porté atteinte à la ritualité alimentaire, ce qui n’aurait pas été si grave ; il a menacé ce qui protégeait, en l’isolant, la sainteté du peuple élu. C’est pourquoi les sadducéens, qui ont joué un rôle majeur dans la condamnation du Nazaréen, ont estimé qu’Israël était touché au coeur, dans sa sainteté, dans son identité même. Ajoutons que la pureté hiérarchisait tout le peuple d’Israël en créant le clan des purs et celui des impurs. Voulant rendre à son peuple son unité, sa cohérence, l’égalité de chacun devant Dieu, Jésus a signé son arrêt de mort.

Quel rôle jouent ses disciples dans cette perspective ?

Les douze disciples préfigurent cet Israël réformé ; ils viennent du bas de la société, pêcheurs, petits artisans. Ils proviennent de ce que les pharisiens appelaient avec condescendance le « peuple de la terre ». Jésus compose un Israël du bas pour montrer que l’accueil de Dieu n’est absolument pas déterminé par le statut social ni par le statut religieux. Mais son combat reste confiné à l’interne d’Israël.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, l’intégralité de l’interview. Et trente pages de dossier « La grande histoire de la chrétienté ».

Avec :

– Qui étaient vraiment les douze apôtres ?
– La genèse de l’Eglise.
– L’odyssée du Nouveau Testament.
– L’histoire de la papauté.
– Le rôle des cathédrales.
– La musique sacrée.
– Le nouvel éclairage sur l’Inquisition.

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