Le 17 juillet dernier, la police a dû s'interposer entre des manifestants pro-Erdogan qui s'approchaient d'une association güléniste à Beringen (Limbourg). © Dursun Aydemir

La Turquie, ou la tentation de l’ingérence

Selon une évaluation récente de l’Ocam, le risque de débordement dans la diaspora turque se situe au niveau 2 (moyen) de la menace. Gare aux retours de vacances !

Les masques tombent à Ankara. Le président du Parlement (AKP) veut expurger la Constitution turque de sa laïcité. Le président Recep Tayyip Erdogan, nouveau  » raïs  » drainant des centaines de milliers de partisans dans la rue, réclame la restauration de la peine de mort et se détourne ostensiblement de l’Europe. Après le coup d’Etat manqué, la gigantesque répression (60 000 personnes limogées, sous les verrous ou en garde à vue) ne laisse guère de doute sur l’évolution du régime. Il ne fait pas bon être turc ces temps-ci : les événements de la nuit du 15 au 16 juillet ont causé plus de 300 morts et 1 500 blessés (chiffres provisoires). La diaspora turque en Belgique (plus de 160 000 personnes) n’en sort pas indemne, partagée entre les pro- Erdogan et les pro-Fethullah Gülen, un prédicateur islamiste exilé aux Etats-Unis, que l’AKP accuse d’avoir ourdi le complot.

Une plainte a aussi été déposée à la police de Charleroi

Une commission  » Anatolie  » a été créée au sein de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam). Le 11 avril dernier, elle recommandait  » une vigilance accrue à propos de la Turquie « . Aujourd’hui, le risque de débordement fait l’objet d’un niveau 2 (moyen) de la menace selon le document du 25 juillet consulté par Le Vif/L’Express, actualisant une évaluation du 18 juillet.  » Les jours suivant les événements en Turquie, décrit l’Ocam, les polices limbourgeoise, anversoise et bruxelloise ont fait mention de divers incidents (actes de vandalisme, graffitis, perturbations au niveau de l’ordre public…) visant systématiquement des symboles du mouvement Gülen.  » Selon le porte-parole francophone de la coupole du mouvement güléniste en Belgique, Fedactio, une plainte a aussi été déposée à la police de Charleroi après des insultes proférées par quelques individus, qui menaçaient de bouter le feu au bâtiment d’une organisation membre de Fedactio, pour  » montrer de quoi ils sont capables « . Fedactio, très discrète pour des raisons de sécurité, revendique 67 associations, principalement éducatives et culturelles.

Alperen Özdemir, le frère de Mahinur, ex-CDH, représente une association liée à l'AKP.
Alperen Özdemir, le frère de Mahinur, ex-CDH, représente une association liée à l’AKP.© DR

Bien que l’opposition turque et les partisans de Gülen en Belgique aient officiellement condamné le coup d’Etat, l’ambassade turque a lancé des avertissements et des appels à manifester. Dans son rapport du 25 juillet, l’Ocam notait que  » toute personne, toute structure ou tout objet pouvant représenter des liens (avérés ou supposés) avec le mouvement Gülen peut être la cible de messages haineux diffusés sur les réseaux sociaux « . Les responsables présumés ?  » Des adeptes fanatiques de l’AKP ou issus des milieux (ultra)nationalistes.  » Cependant, aucune violence physique contre des personnes n’a été commise mais on peut craindre l’escalade et la dissémination de l’hostilité. Selon la police anversoise, des éléments de la communauté marocaine se sont solidarisés avec le camp pro-Erdogan et soutiennent l’instauration d’un régime islamique en Turquie.  » Beaucoup de personnes sont encore en vacances en Turquie ou y étaient durant les événements. Vu leurs attaches émotionnelles avec l’AKP, on ne sait pas dans quel état d’esprit elles vont revenir « , déclare le représentant de Fedactio.

L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace garde une distance critique à l’égard du mouvement Gülen, qu’il décrit comme  » une organisation islamique strictement religieuse « , prosélyte,  » souvent pointée du doigt pour son caractère rigoureux et fondamentaliste « . Celle-ci dispose d’un  » réseau étendu de mosquées, d’écoles, de fondations et d’associations qui aident le mouvement à réaliser ses objectifs « . Enfin, selon les informations disponibles, elle ne représente pas  » une menace terroriste et/ou extrémiste « . Cette analyse est partagée par les pays occidentaux. Sans quoi nos responsables politiques ne se presseraient pas à ses activités… En 2015, le Premier ministre Charles Michel (MR), Herman Van Rompuy (CD&V), Annemie Turtelboom (Open VLD), Siegfried Bracke (NV-A) et quelques autres ont assisté au gala  » Couleurs du monde « , à Forest National, dont Fedactio était partenaire.

Les excuses de l’ambassade de Turquie

L’AKP a emporté 69 % des voix de la communauté belgo-turque

Pourtant, la majorité des Turcs de Belgique, dont environ 85 % ont la double nationalité, seraient acquis au président Erdogan. En novembre 2015, l’AKP a accentué son avance dans les urnes, emportant 69 % des voix de la communauté belgo-turque. Les Turcs sunnites pèsent bien plus lourd que les alévis (adhérant à une forme de chiisme), les laïques d’obédience kémaliste, les Kurdes et quelques chrétiens ou yézidis égarés. Et l’AKP les soutient autant qu’il les instrumentalise. Après le coup d’Etat avorté, le porte-parole de l’ambassade de Turquie, Veysel Filiz, a dû présenter des excuses pour avoir accusé le gouvernement flamand et, en particulier, Geert Bourgeois (N-VA), de soutenir le mouvement  » terroriste  » du prédicateur Fethullah Gülen. Le même Filiz a aussi posté ce message menaçant sur Facebook :  » Tout le monde a intérêt à faire attention à ce qu’il dit et écrit. Ceux qui montrent de la tolérance pour les éléments liés à Feto (NDLR : sobriquet méprisant donné à Gülen) seront considérés comme des leurs.  »

Rencontre, à Ankara, entre Koen Geens, ministre de la Justice, et le président de la Diyanet, Mehmet Görmez.
Rencontre, à Ankara, entre Koen Geens, ministre de la Justice, et le président de la Diyanet, Mehmet Görmez.© Emin Sansar/Belgaimage

Les mosquées peuvent également servir de relais, si les administrateurs se prêtent au jeu. A l’origine, c’est la mouvance turque des Frères musulmans en Europe, le Milli Görüs (Fédération islamique de Belgique), qui a allumé le premier étage de la fusée Necmettin Erbakan (président du parti islamiste Refah et Premier ministre de juin 1996 à juin 1997), avec les dons des immigrés turcs d’Allemagne, Pays-Bas, France, Belgique… Le second étage de la fusée, celui de l’AKP, a emporté Erdogan vers les étoiles. Sous son influence, l’administration publique des Affaires religieuses (Diyanet), qui contrôle 65 mosquées et associations en Belgique, s’est rapprochée du Milli Görüs. Au point de militer désormais pour l’AKP… Lorsque, en 2015, le président turc est venu prêcher à l’Ethias Arena de Hasselt, devant 25 000 supporters, les mosquées de la Diyanet avaient affrété des cars. En Flandre, toutes les mosquées turques subsidiées par les Provinces appartiennent à la Diyanet. Pas étonnant que des voix s’élèvent pour remettre en cause leur financement. Un article du décret flamand sur les cultes prévoit, en effet, des critères objectifs de reconnaissance, dont le respect des droits de l’homme.

« Belgiciser » la formation des imams turcs ?

Un bâtiment de Fedactio, coupole des associations Fethullah Gülen, vandalisé à Gand.
Un bâtiment de Fedactio, coupole des associations Fethullah Gülen, vandalisé à Gand. © DR

Dans le contexte actuel, l’ambiance n’est pas au beau fixe entre les autorités belges et la Diyanet. L’actuel Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) a été monté sur la base d’un accord entre le Maroc et la Turquie, patronné par le ministre de la Justice, mais l’entente a été de courte durée. En avril dernier, la Diyanet introduisait devant le Conseil d’Etat un recours en annulation contre l’arrêté royal du 15 février réorganisant l’EMB. Un mois à peine après la visite de Koen Geens (CD&V) à Ankara, en vue d’obtenir une petite touche belge à la formation des imams turcs exerçant en Belgique. Semble-t-il, une demande que n’a pas appréciée la partie turque.

Le député AKP Metin Külünk venu faire la leçon à Verviers.
Le député AKP Metin Külünk venu faire la leçon à Verviers.© Télévesdre

Outre l’ambassade et certaines mosquées, Erdogan peut aussi compter sur des associations moins nombreuses que celles de son rival Gülen mais, néanmoins, très actives. Parmi celles-ci, l’UETD (Union des démocrates turcs européens), partenaire de tous les événements liés à l’AKP en Europe. Ou Müsiad (association d’hommes d’affaires et d’indépendants) dirigée par Alperen Özdemir, le frère de Mahinur, ex-membre du CDH. La plupart des médias turcophones diffusent largement la ligne officielle via l’agence Anadolu. Ainsi, le consulat turc d’Anvers a partagé sur sa page Facebook des articles d’Anadolu accusant Fedactio et ses membres de faire partie d’un groupe terroriste, ce qui a ouvert la vanne aux commentaires haineux.

La palme de l’activisme revient à un député de l’AKP, Metin Külünk, surnommé  » le grand frère « . Il sillonne l’Europe et, en particulier, la Belgique pour répandre la bonne parole du maître d’Ankara. En février dernier, il était à l’affiche de la foire musulmane de Charleroi, organisée par la mouvance des Frères musulmans, dans un esprit néo-ottoman. L’ancien bourgmestre verviétois, Marc Elsen (CDH), a fait sa connaissance après un incident dramatique, le 7 janvier 2015 : un déséquilibré turc, armé d’un couteau, abattu par des policiers locaux s’estimant en état de légitime défense. Le député turc s’est invité derechef à Verviers, s’indignant que, deux jours après les faits, les policiers impliqués aient repris du service.  » Cet homme se permettait beaucoup de choses, se souvient Marc Elsen. Je n’avais pas l’impression qu’il savait ce qu’était la séparation des pouvoirs dans une démocratie. Je le lui ai rappelé et, après la séance de recueillement à la mosquée, un responsable de celle-ci m’a apporté son soutien.  » Metin Külünk avait bombé le torse.  » Est-ce que je peux vous demander avec quel pourcentage de voix vous avez été élu ?  » avait-il demandé au bourgmestre.  » Moi, c’est avec plus de 80 % des voix !  » Une anecdote qui en dit long sur l’assertivité du missi dominici de l’AKP mais aussi sur la résistance à son emprise. Y compris dans la communauté turque.

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