Damien Ernst et Michel Hermans

La Russie, ce dangereux ami pour lutter contre le djihadisme wahhabiste

Damien Ernst et Michel Hermans Professeurs à l'Université de Liège

Mais, malgré les moyens militaires impressionnants mis en oeuvre par la Russie en Syrie, pour lutter contre tous les mouvements opposés à Bachar el-Assad, les réactions du monde occidental face à cette intervention russe n’ont pas été virulentes.

Vladimir Poutine, le « méchant ».

Vladimir Poutine, ancien colonel du KGB, est depuis plusieurs années un chef d’Etat qui fait peur. Son annexion de la Crimée et son soutien aux rebelles ukrainiens n’ont fait qu’accentuer la crainte que l’Occident a à son égard, et ce d’autant plus que ce conflit ukrainien marque aussi le retour de l’interventionnisme militaire russe dans le monde. Il est rendu possible grâce aux énormes investissements militaires de Russie.

En 2003, au moment où les Etats-Unis de Georges W Bush attaquaient l’Irak, la Russie ne se positionnait qu’à la 11ème place des budgets militaires mondiaux. Depuis deux ans, elle se retrouve à la 3ème place, juste derrière la Chine. La Russie est redevenue une puissance militaire et elle aime le faire savoir. Pour preuve, elle n’a pas hésité à montrer l’efficacité de son nouvel arsenal militaire, dont notamment ses nouveaux missiles de croisière 3M-14T, depuis le début de son intervention en Syrie.

Une politique agressive en Syrie, tolérée par l’Occident.

Mais, malgré les moyens militaires impressionnants mis en oeuvre par la Russie en Syrie, pour lutter contre tous les mouvements opposés à Bachar el-Assad, les réactions du monde occidental face à cette intervention russe n’ont pas été virulentes. Cela peut paraître étonnant, d’autant plus, qu’il y a peu de temps encore, l’Europe et les USA discutaient ouvertement de la possibilité de déposer le maître de Damas. Dès le début de l’intervention russe, les Américains semblent avoir négocié calmement avec les Russes, notamment pour éviter des accrochages entre leurs troupes respectives. Le seul chef d’Etat européen, à s’être publiquement opposé violemment au déploiement de troupes russes en Syrie, est François Hollande. Mais, il était sans doute obligé de montrer aux Français que sa politique étrangère est cohérente, notamment dans un contexte où l’affaire de l’annulation de la vente des deux bâtiments de guerre de classe Mistral est encore bien présente dans les esprits. Il y a néanmoins fort à parier qu’avec ces horribles attentats parisiens, revendiqués par l’EI, François Hollande ne condamne plus avant longtemps l’implication de la Russie dans le conflit syrien. Le vieux proverbe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » prend ici tout son sens.

La Russie : un interventionnisme efficace contre l’Etat islamique ?

Avant l’intervention russe en Syrie, les Occidentaux bombardaient déjà, depuis plus d’un an, les positions de l’Etat islamique, avec peu de succès. Le manque de volonté des Occidentaux, surtout des Américains, d’envoyer une nouvelle fois des troupes au sol au Proche-Orient n’est pas étranger à cela. Mais ce n’est pas la seule raison. Les règles d’engagement de la coalition occidentale contraignent les pilotes à s’assurer que seul des cibles militaires sont touchées. Avec les soldats de l’EI, se mêlant étroitement à la population, cela rend la mise en oeuvre des campagnes de bombardement difficilement efficaces.

L’approche militaire russe en Syrie semble être tout à fait différente. Premièrement, les Russes ne semblent pas être réticents à l’idée d’envoyer des troupes au sol. Deuxièmement, ils semblent moins s’embarrasser des dégâts collatéraux causés par leurs bombardements. On dit l’Etat islamique fort, difficilement destructible. C’est beaucoup moins vrai dès qu’une puissance militaire ne porte guère attention aux pertes civiles. Cette constatation est choquante mais elle l’était sans doute moins lors de la seconde guerre mondiale, même pour les Américains. Dans les mois qui ont précédé la capitulation du Japon, ils ont pratiqué la technique du « carpet bombing » sur une soixantaine de villes, les réduisant en cendre, sans se préoccuper des victimes civiles.

Il y a fort à parier que vu la déshumanisation de l’Etat islamique et le peu de journalistes présents en Syrie, les dégâts collatéraux causés par la Russie ne causeront pas d’émoi en Occident avant bien longtemps. Quant à voir une « consciousness generation » émerger en Russie, comme ce fut le cas aux USA lors de la guerre du Vietnam, cela semble improbable dans un futur proche. Et ce, d’autant plus, que l’Etat islamique est vu comme une menace en Russie, à juste titre, vu qu’il se cache sans doute derrière l’attentat à la bombe qui a causé le crash de l’avion russe dans le Sinaï, le 31 octobre dernier.

Une intervention russe qui sert les intérêts des Occidentaux, bien au-delà de la destruction de l’Etat islamique.

Les dirigeants occidentaux ont toujours eu peur que leurs actions militaires en Syrie ne légitimisent un dictateur comme Bachar-el-Assad et qu’ils doivent par la suite en porter la responsabilité. Le soutien inconditionnel de la Russie au régime de Damas leur permet de se dédouaner de tous les abus perpétrés par ce régime.

Mais, pour les Américains, l’intervention russe en Syrie est aussi en parfaite adéquation avec leur souhait de voir l’influence de l’Arabie saoudite, et donc du wahhabisme, diminuer au Proche-Orient. Le wahhabisme, qui est une secte d’Etat en Arabie saoudite (le terme religion d’Etat est ici inapproprié), est de plus en plus considéré par les Occidentaux comme étant la principale cause de toutes ces dérives de l’Islam que l’on observe de nos jours. L’Etat islamique, les attentats du 11 septembre, ce vendredi 13 parisien de l’horreur, tout cela n’aurait sans doute jamais vu le jour si l’Arabie saoudite prônait un islam tolérant. Une présence accrue de la Russie en Syrie, qui sera sans doute accompagnée de celle de son allié depuis longtemps, l’Iran, fragilisera incontestablement l’Arabie saoudite.

Et le pétrole dans tout cela ?

Lorsque l’on parle de conflits au Proche-Orient, le pétrole n’est jamais très loin. Et ici, la géopolitique du pétrole permet peut être d’anticiper ce qui se passera au Proche-Orient, si l’intervention russe est un succès. L’Arabie saoudite sera alors en contact direct sur sa frontière nord avec deux puissances qui ne lui portent ouvertement aucune sympathie, la Russie et l’Iran. Ce dernier pays exerce aussi au demeurant une influence considérable au Yémen qui jouxte le sud de l’Arabie saoudite. L’Iran et surtout la Russie souffrent d’un prix du baril du pétrole très bas causé par une Arabie saoudite qui produit trop de pétrole et qui refuse de diminuer sa production, avec pour but avoué d’étouffer certains de ses concurrents sur le marché du pétrole, notamment américains. La tentation sera dès lors immense pour ces deux pays d’utiliser leurs « nouvelles frontières communes » avec l’Arabie saoudite pour déstabiliser le régime de Riyad, en espérant que cela cause assez de chaos pour perturber significativement sa production pétrolière et donc, pour faire remonter le cours du baril de pétrole.

L’oncle Sam sourira alors. Des pans entiers de son industrie domestique pétrolière, qui sont en train d’être mis en faillite par l’Arabie saoudite, seront sauvés.

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