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La formidable histoire du thé

Barbara Witkowska Journaliste

En ces temps de canicule, il est bon de revenir sur l’histoire de l’une des boissons les plus désaltérantes qui soient : le thé. Surtout quand on sait que l’histoire commence par une belle légende.

Le thé est né en Chine, il y a 3000 ans. Utilisé d’abord comme médicament, il ne devient boisson qu’en 2737 avant Jésus-Christ. Mais c’est au Japon qu’il a été sublimé jusqu’à devenir une pratique artistique et spirituelle. L’histoire du thé commence par une belle légende. En 2737 avant notre ère, l’empereur Chen Nung (orthographié aussi Shennong) portait un grand intérêt à la médecine naturelle et aux plantes. Il parcourait la Chine de long en large, ramassant des plantes pour découvrir leurs vertus curatives. Il les goûtait et, très souvent, s’empoisonnait. Un jour, se sentant particulièrement mal après avoir mâchonné quelque herbe méconnue, il s’est couché sous un arbre pour prendre un peu de repos. Il a fait bouillir de l’eau, lorsqu’une brise a déposé à la surface de son bol des feuilles tombées de l’arbre sous lequel il se reposait. Il s’agissait en réalité d’un théier sauvage. La boisson s’est révélée un peu amère, mais curieusement, l’empereur s’est très vite senti stimulé, revigoré et purifié.

A ce point du récit, les opinions varient et on ne sait pas bien quand le thé est devenu une boisson courante et à part entière. Une chose est sûre. Très tôt, il a été utilisé dans la pharmacopée chinoise pour « chasser la fatigue, réjouir l’âme, renforcer la volonté et améliorer la vue ». Préparé sous forme de pâte, il était censé soulager les rhumatismes. Pour les taoïstes, il était synonyme d’immortalité. Les premiers adeptes du bouddhisme l’ont adopté pour ses vertus toniques. Le thé apportait de l’énergie pendant les longues heures de méditation. Certains l’ajoutaient dans des soupes ou concoctaient des plats étranges : on ramollissait les feuilles à la vapeur, on les écrasait au mortier et on les rassemblait en briques que l’on faisait bouillir avec du riz, du gingembre, du sel, des écorces d’oranges, des épices, du lait et même des oignons !

LE THÉ SOUS LES TANG, SONG ET MING

Comme la peinture, la sculpture et la musique, l’art du thé a connu ses écoles et ses périodes. On les doit à trois dynasties d’empereurs, aux noms faciles à mémoriser : les Tang, les Song et les Ming. Les périodes : le thé bouilli, le thé fouetté et le thé infusé. Les Tang, tout d’abord. Sous cette dynastie flamboyante (618-907), le thé, certes apprécié toujours pour ses vertus médicinales, devient une boisson très prisée à la cour et l’objet d’un véritable culte. La façon de le préparer était un peu étrange. On compressait le thé sous forme de briques, puis on en réduisait un morceau en poudre et on le faisait bouillir, avec… du sel ! Le nectar était prêt à la consommation ! A la même époque, le célèbre poète Lu Yu (ou Lou Yu) écrit son fameux traité en trois volumes, le Tch’a-king, « la » Bible du thé. Lu Yu a codifié le rituel du thé et l’a inscrit dans le symbolisme panthéiste qui régnait à l’époque. Les bouddhistes et les taoïstes invitaient l’homme à saisir dans le particulier le reflet de l’universel. Le service à thé était donc perçu par le poète comme l’ordre et l’harmonie qui résident en toutes choses. Dûment codifié et idéalisé, le thé est devenu le compagnon indispensable des esprits raffinés. En toute logique, il a stimulé l’art de la céramique chinoise qui évolua vers des formes précieuses et sophistiquées. Selon le poète Lu Yu, le bleu était la couleur idéale pour le bol à thé, car il rehaussait le vert de la boisson.

Sous la dynastie Song (960-1127) est née la deuxième école : le thé fouetté. On réduisait les feuilles en poudre dans un petit moulin de pierre, on versait la poudre dans un bol rempli d’eau chaude puis on fouettait le tout à l’aide d’une petite baguette de bambou fendue. Le sel fut définitivement abandonné. L’art du thé a atteint son apogée et commencé à se démocratiser. Pour satisfaire la demande populaire, le thé de qualité « courante » se vendait en vrac. De nouvelles qualités, très raffinées, étaient développées pour la cour. L’empereur Hui Tsung (1100-1126), artiste, épicurien et grand amateur du thé (il a même commis un Traité du thé, où il écrivait, notamment, que « cette boisson céleste faisait oublier le monde un instant et permettait de parvenir à une parfaite sérénité ») passait son temps à dénicher des espèces rares. Il aimait particulièrement le « thé blanc », l’une des variétés les plus rares et les plus chères. Pour son usage personnel, il a inventé et codifié la cueillette « impériale » : de jeunes vierges gantées et équipées de ciseaux en or étaient chargées de couper, à l’extrémité des branches des théiers, uniquement le bourgeon et la plus jeune feuille. Puis, elles les laissaient sécher sur un plateau en or et préparaient le breuvage de l’empereur !

L’avènement de la dynastie des Ming (1368-1644) bouleverse totalement la conception de la vie et l’art du thé. Ce dernier entame ainsi sa troisième période, « infusée ». Le premier empereur Ming était un roturier. Grand amateur de thé, homme pratique et plein de bon sens, ne s’embarrassant pas des raffinements superflus, il s’est posé cette question essentielle : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Et faire simple, c’est quoi ? Il suffit de jeter une pincée de thé dans un bol rempli d’eau chaude et de le laisser infuser ! Le thé infusé était né et la théière est devenue l’ustensile le plus important de la préparation. Voici donc pourquoi l’Occident boit du thé infusé, car, rappelons-le, l’Europe n’a découvert le thé qu’à la fin de la dynastie des Ming, au début du XVIIe siècle, lorsque les Hollandais de la Compagnie des Indes orientales ont acheté le thé à Macao, directement aux Chinois, et l’ont fait connaître dans nos contrées.

Au fil des siècles, le thé est devenu en Chine un produit de première nécessité. Tout le monde en buvait, en famille, sur les lieux de travail, dans les maisons de thé dont certaines, très raffinées, ont renoué avec des rituels anciens. La « révolution culturelle » a mis un terme à la consommation en public et aux célébrations traditionnelles. Pour les dirigeants communistes, il s’agissait d’un « loisir improductif ». Le thé était quasiment interdit. Les Chinois d’aujourd’hui continuent certes à en boire. Devenus « modernes », autrement dit « vieux et désenchantés » (selon la jolie définition de l’esthète japonais Kakuzô Okakura), ils le considèrent comme une boisson banale et se moquent pas mal de ses qualités d’ « élixir d’immortalité » et de « l’écume de jade liquide », chantées jadis par les poètes, les sages et les philosophes.

LE THÉ AU JAPON

Le Japon n’a jamais perdu une miette de l’évolution de la civilisation chinoise. L’art du thé n’a donc pas échappé à la vigilance des Japonais. Les premières feuilles de thé ont été importées par des moines et des ambassadeurs à la cour impériale dès le VIIIe siècle. Depuis lors, le thé s’est solidement établi au Japon, surtout le rituel, pratiqué sous la dynastie des Song. Les spécialistes n’ont cessé de l’améliorer et de le peaufiner à « la sauce japonaise » ce qui a abouti, au XVIe siècle, à la codification de l’actuelle cérémonie du thé, le chanoyou (littéralement « eau chaude du thé »).

Kakuzô Okakura l’a magnifiquement raconté dans son Livre du thé, paru en 1906 et toujours d’actualité. En voici les points forts. La cérémonie chanoyou est pratiquée dans une maison privée qu’on appelle « la maison du Vide ». Avant d’y pénétrer, les invités traversent un jardin par un sentier dallé, le koji, « terre humide de rosée ». Silence complet ! Loin des bruits du monde, on se concentre en contemplant les arbres et les buissons de mousse. On écoute les oiseaux. L’harmonie avec la nature est une partie indispensable de la cérémonie. Avant de quitter le jardin, les invités se rincent la bouche et les mains dans un geste de purification. Puis, ils s’installent dans la pièce centrale qui évoque « une pauvreté raffinée ».

La maison du Vide est conçue selon une profonde et intense méditation artistique. D’apparence modeste, elle coûte pourtant plus cher qu’une maison ordinaire ! Les convives s’assoient en tailleur. L’hôte leur sert un repas léger, le kaiseki, qui est la quintessence de la cuisine japonaise. Ils le dégustent avec des baguettes en bambou vert fraîchement coupé. Après le repas, tout le monde sort au jardin pour se rafraîchir, avant de regagner la pièce pour déguster un thé fort. Le thé servi est un matcha ou « mousse de jade », un thé vert en poudre, battu dans le bol avec un petit fouet de bambou (le thé cher à la dynastie des Song). Tout le monde boit dans le même bol, chacun à son tour. On le tient avec les deux mains, le motif de la porcelaine tourné vers l’hôte. Le thé sera bu en trois fois par tous les invités, mais l’hôte n’a pas le droit d’y toucher. La cérémonie s’achève en silence, on contemple le feu et le décor puis on s’en va, raccompagné par l’hôte jusqu’au pas de la porte. Fin de la cérémonie. Pour un observateur occidental lambda, il ne s’est évidemment rien passé. En tout cas, rien d’ « extraordinaire ». Mais pour les invités, cette expérience symbolise le microcosme de la vie elle-même et reflète la conception zen : la grandeur réside dans les plus menus faits de la vie !

La cérémonie du thé continue à être enseignée (à l’instar de la musique ou de la danse et exige de très longues années d’apprentissage). On la pratique toujours, mais à l’échelle plus modeste. Les véritables maisons de thé, construites dans les règles de l’art, se font rares, mais quand on dispose d’une grande maison, on peut destiner une pièce à la cérémonie chanoyou, pratiquée lors de grandes occasions : pour admirer les cerisiers en fleurs ou encore contempler la lune. La plupart des Japonais se sont « américanisés » : dans les années 1970, ils sont passés au café (en devenant quatrième consommateur dans le monde). La dernière mode, semble-t-il, est aux thés aromatisés et aux mélanges parfumés, mondialisation oblige…

Par Barbara Witkowska

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