« La Chine est une bombe à retardement »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

« Je veux être utile à mon pays. » Subtil, Chen Guangcheng est digne d’un héros de roman. Dans sa Chine natale, un petit villageois aveugle ne pouvait qu’avoir un avenir limité. C’était sans compter sa volonté permanente de se surpasser. Le soutien inconditionnel de sa famille lui permet d’accéder à l’école puis à l’université de médecine.

Cet homme, droit comme un i, ne peut cependant pas s’accommoder d’une société brimant les démunis et les femmes désireuses d’avoir plusieurs enfants. Son combat en faveur de la justice, des handicapés ou des droits de l’homme le conduit à devenir L’avocat aux pieds nus. Mais la Chine du Parti communiste ne transige pas avec les révoltés. Emprisonné et torturé, il parvient à s’évader de sa résidence surveillée. Portant lunettes noires, costard et fine moustache, le dissident chinois exilé aux Etats-Unis veut éclairer l’Occident sur les mensonges de Pékin. L’extension continue ces dernières années des mouvements sociaux l’incline à penser que le régime chinois ne sera pas éternel. Une leçon de vie qui nous invite à l’action.

Le Vif/L’Express : Votre nom signifie « lumière sincère ». En quoi le portez-vous bien et qu’aimeriez-vous éclairer à travers ce livre ?

Chen Guangcheng : Vous avez raison, il peut se traduire par « éclatant ». Quant au prénom, il désigne l’idée que chacun soit honnête et puisse se parler avec sincérité. Mon récit vise à éclairer plusieurs points. La propagande chinoise s’avère terriblement efficace. Elle fait croire que le niveau de vie en Chine a augmenté. C’est peut-être vrai dans les grandes villes, mais plus de 50 % de la population vit dans les campagnes, où règne une grande pauvreté. En tant qu’ « avocat aux pieds nus » (NDLR : dans les campagnes, vu la rareté des avocats de profession, des paysans apprirent le droit pour se défendre et constituèrent des groupes d’avocats dits aux pieds nus), je dénonce le Parti communiste chinois (PCC) qui est odieux, pervers et sadique, tant il perpétue des horreurs envers son peuple. Ainsi, le gouvernement s’appuie sur des violences et des mensonges illimités pour asseoir son pouvoir. Que les Occidentaux soient vigilants : il ne vise qu’à détruire les valeurs universelles. On en subira des séquelles désastreuses si on n’y résiste pas ! Mon témoignage encourage les médias qui jouissent de la liberté à dénoncer et contre-attaquer cela. Il se veut aussi la preuve que nous possédons tous un potentiel illimité. Vous, les voyants, vous en avez nettement plus que moi. Si vous persistez dans vos efforts, vous atteindrez tous vos buts.

Dans la mythologie, les aveugles incarnent les clairvoyants. Comment décririez-vous votre façon « d’appréhender le monde » ?

Notre perception est totalement différente des voyants, puisque nous devons constamment tâtonner. Je ne discerne pas le monde avec l’organe de la vue mais avec « l’organe du coeur ». Du coup, je ressens l’hypocrisie ou la sincérité d’une voix, tant je capte les nuances ou les sentiments. Il existe en Chine un véritable mépris à l’égard des aveugles. Contrairement aux Etats-Unis, rien n’y est prévu pour nous aider. Le handicap exige un effort phénoménal à tout instant, et il m’apporte aussi des richesses.

Vous soutenez que « l’école avait pour responsabilité de vous aider à vous insérer dans la société. » Comment évolue le droit à l’éducation, pour les aveugles et les handicapés, dans la Chine actuelle ?

On estime qu’auparavant, seuls 4 à 5% des enfants non-voyants étaient scolarisés. Ils ne seraient que 10 % aujourd’hui, pas plus. Au fond, le PCC s’en fout. Pourtant, il enrage lorsque nous créons des écoles spécialisées : « Comment osez-vous faire mieux que nous, alors que nous nous dévouons pour le peuple ? », assène-t-il. Un peu comme si on lui piquait le boulot. Délirant ! Le gouvernement va même jusqu’à détruire ces écoles ou des orphelinats pour les orphelins du sida. En tant qu’avocat, je tente d’améliorer les droits, mais je me heurte à un problème majeur. Les Occidentaux doivent changer leur vision des choses s’ils veulent y contribuer. Ils montent des organisations non gouvernementales alors qu’elles sont réprimées. L’argent envoyé est volé par le Parti. C’est bien beau d’exiger des factures ou des reçus, mais la transparence ne s’accommode pas avec la Chine. On a plutôt besoin de canaux discrets. C’est compliqué, alors il faut être inventif…

Pensez-vous qu’il soit possible de réformer la Chine de l’intérieur ou cela vous paraît-il plus aisé aujourd’hui depuis l’étranger ?

Cela me coûte moins cher de téléphoner de Washington en Chine qu’auparavant quand j’y vivais, de téléphoner de la campagne chinoise à Pékin. Avec Internet, Skype, etc., je peux être en lien avec pratiquement toutes les personnes que je veux. Je ressens une totale liberté et une grande facilité. Le monde est devenu beaucoup plus petit. D’une certaine façon, on peut semer quelque chose aujourd’hui, ici, et en récolter les fruits, là-bas, au prochain automne. La question n’est plus ni la localisation, ni la distance mais plutôt la stratégie et le contenu de notre action. Je pense que je peux être utile à mon pays et à mes amis paysans de façon plus concrète maintenant en faisant connaître leur sort aux Occidentaux.

La lecture de votre livre révèle l’ampleur, peut-être sous-estimée en Occident, des mouvements sociaux à l’intérieur de la Chine. Sont-ils susceptibles de menacer le pouvoir ?

Il est difficile d’évaluer leur ampleur parce que le PCC fait tout pour les étouffer, en premier lieu en censurant l’information. Dans le temps cependant, le pouvoir a fait des annonces officielles sur le nombre d’ « incidents » recensés par an. Un « incident » est une action de plus de 100 personnes qui amène des troubles d’ordre social sur une durée de plus de trois heures (une rue occupée, un train bloqué…). Il y a dix ans, les chiffres officiels comptabilisaient 200 000 manifestations de ce type par an. En 2008, ils en dénombraient 800 000. Aujourd’hui, le régime n’ose plus publier de chiffres. Je pense qu’on est au-delà du million par an. La Chine est une espèce de cocotte-minute, une bombe à retardement qui pourrait exploser n’importe quand. Désormais, le budget annuel pour contrôler la stabilité sociale a dépassé celui de l’Armée populaire de libération.

Certaines pages parmi les plus terribles de votre livre ont trait à la répression des infractions à la loi sur l’enfant unique. La législation s’est quelque peu assouplie. Est-ce le signe d’un changement d’attitude du pouvoir chinois ?

En Chine, la propagande est toujours très belle et agréable à entendre. Mais la vérité, c’est que la violence continue. Il faut contacter les femmes à la campagne et leur demander si les contrôles trimestriels continuent. Tous les trois mois, l’administration vérifie si une femme est enceinte ou non. Et si elle a une grossesse « hors plan », que ce soit après deux ou cinq mois, on la fait avorter. C’est toujours la même violence.

La récente catastrophe industrielle de Tianjin révèle-t-elle, à vos yeux, un dysfonctionnement autre que local ?

La leçon la plus évidente de cette catastrophe pour moi est l’impossibilité du pouvoir à gérer les choses. Ni au moment du drame, ni pour le prévenir. Le PCC affirme qu’il a réussi à développer l’économie, etc. Mais dans quel but ? Si cela conduit à toutes ces catastrophes, à quoi cela sert-il ? Citez-moi un endroit en Chine qui n’a pas connu de catastrophe ? Au cours des dix à quinze dernières années, il y a eu des explosions au Xinjiang, un incendie avec plusieurs centaines de morts dans une discothèque en 2000 dans la province du Henan, la catastrophe du lait à la mélamine qui a provoqué nombre de handicapés à vie, la mauvaise gestion du tremblement de terre au Sichuan en 2008, un nombre phénoménal d’accidents dans les mines, avec des milliers de morts chaque année, la pollution des rivières au Guangdong… Dans le moindre pays occidental, un gouvernement avec un tel bilan ne survivrait pas deux minutes. Chez nous, non seulement il se maintient mais il n’a pas une seule fois demandé pardon.

Le pouvoir chinois ne développe-t-il pas tout de même l’économie avec l’objectif de faire reculer la pauvreté, ne fût-ce que pour prévenir une révolte sociale ?

La question est complexe. De 1949 à 1979, le gouvernement chinois a tout fait pour freiner le développement économique alors que vous connaissiez les Trente Glorieuses. Tandis que les technologies se développaient partout, nous, on menait la lutte des classes. On a perdu trente ans. A partir de 1979, on a laissé les Chinois à nouveau travailler. Nous avons réintégré une sorte de norme, celle qui implique que l’humanité veut progresser. Si on avait commencé en 1949, on n’aurait pas eu besoin d’aller « piquer » les découvertes technologiques des autres pour les adapter. Certes, l’économie s’est développée. Mais ce mouvement n’a profité qu’à une très mince couche supérieure de la société. Elle est d’ailleurs particulièrement consciente de sa fragilité. Pour preuves, une évasion fiscale phénoménale et le fait que les privilégiés envoient tous leurs enfants faire leurs études à l’étranger, y compris le président Xi Jinping avec sa fille.

Vous écrivez que « le plus grand des médecins est celui qui guérit la Nation. » En quoi aimeriez-vous « améliorer la vie des gens et faire naître une étincelle de changement » ?

Ah, j’aimerais tant être ce médecin qui sauve la Nation (rires). Il existe hélas des maux qui ne peuvent pas être résolus en un jour. Vais-je réussir à changer un peu les choses, nul ne le sait…

Votre famille a été confrontée à des conditions difficiles. « Survivre était tout ce qu’ils pouvaient espérer. » Quelle leçon de vie et de survie vous a-t-elle appris ?

Ce que j’ai retiré de mon éducation et de mon expérience d’enfant, c’est de savoir apprécier ce qui est précieux. Il ne faut rien gaspiller, mais surtout encourager les gens à échanger leurs sentiments, à aider les amis et les inconnus. En Chine, on cultive une valeur morale : « On doit se contenter de ce qu’on a. » Cela n’induit pas forcément un aspect négatif, mais d’un autre côté, on n’est pas encouragé à se battre pour avoir plus de choses. Cette frugalité passive, au sein d’une dictature, explique que tout le monde ne prenne pas le chemin de la révolte.

« L’espoir me permet de tenir. Je refuse de baisser les bras. » Où puisez-vous cette force ?

Je suis persuadé que si on a un but clair et qu’on ne le lâche pas, on peut y arriver. En tant qu’enfant handicapé, j’ai été souvent méprisé. On ne me laissait pas aller à l’école, alors imaginez l’exploit de faire des études universitaires, dans un pays où tout le monde n’y a pas accès. A force de patience et de persévérance, j’y suis parvenu. Ma lutte pour venir en aide aux femmes, subissant la violence de la loi de l’enfant unique, m’a valu la prison. Mais grâce à moi, 90 000 enfants sont nés. N’est-ce pas incroyable de contribuer à l’existence de ces petites vies ? J’ai été persécuté, mais je n’ai jamais cédé. En me battant contre le PCC, j’ai réussi à gagner ma liberté. Mon but peut paraître inaccessible, mais de par mon investissement, je parviendrai à l’atteindre. Il y a un message que je souhaite envoyer à « vous autres, les voyants » : pour vous les choses sont trop faciles. Je ne possède qu’un pourcent de vos capacités, alors soyez conscients de votre puissance ! Vous avez le privilège de faire de ce monde quelque chose de meilleur.

L’avocat aux pieds nus, par Chen Guangcheng, éd. Globe, 375 p.

CHEN GUANGCHENG EN 5 DATES

12 novembre 1971 Naissance « dans le village perdu » de Dongshigu, « en pleine Révolution culturelle ». Il n’a que quelques mois lorsqu’il devient aveugle.

1988 Grâce à la témérité de sa famille, il débute sa scolarité, malgré la faim et la pauvreté.

2001 Diplômé de l’université de médecine, de Nankin, il désire « aider ses semblables » en tant qu’avocat aux pieds nus. Il rencontre aussi sa femme.

2006 Sa lutte contre la politique de l’enfant unique lui vaut plusieurs années de prison, de torture et de résidence surveillée. Son évasion lui permet de s’exiler aux Etats-Unis.

2015 Publication de son autobiographie, L’avocat aux pieds nus (Globe).

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