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L’obscénité géopolitique et le mutisme du selfie

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Eric Chauvier est anthropologue et chargé de cours à l’Université de Bordeaux. Dans un brillant essai, « Les Mots sans les choses », il dénonçait l’importation de termes d’apparence scientifique vers le langage courant, importation qui, en plus de brouiller la réalité, camoufle un processus de domination. A l’heure où, dans le discours politique, pleuvent des expressions confuses comme  » radicalisation « ,  » guerre  » ou  » état d’urgence « , Le Vif/L’Express a pensé pertinent de l’interroger. Eric Chauvier a d’abord refusé de répondre à nos questions.  » Je me sens piégé « , nous avait-il répondu. Puis il nous a envoyé cette fausse interview. Salutaire.

Comment ça va ?

Eric Chauvier : Un peu mieux. Vous m’aviez initialement demandé d’analyser des expressions que vous jugiez à juste titre simplistes et porteuses d’une propagande : « guerre de civilisation », « radicalisme islamiste », « la guerre », « barbare »… Suite à mon dernier livre, je suis devenu un peu spécialiste en analyse de ce type de langage de domination. Ma méthodologie est éprouvée désormais. Il me suffit de montrer que ces mots se réfèrent à un modèle théorique et non à la réalité en confondant ces deux dimensions.

Pourtant vous m’avez répondu que vous ne souhaitiez pas répondre, parce que vous vous sentiez piégé. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Ce jour-là, j’avais commencé par rédiger ma réponse en admettant au préalable l’indubitable atrocité des attentats. J’avais ajouté que je me sentais comme un téléspectateur sous perfusion d’une réalité sur laquelle je n’avais pas de prise. Mon périmètre d’action était nul, c’est ce que je ressentais. J’avais le pressentiment que cette façon de m’informer n’était pas pertinente, mais je ne pouvais pas dépasser ce constat. J’avais aussi l’impression que plus les choses évoluaient, et plus cette situation devenait inéluctable. Ce type de connexion avec une réalité télévisuelle nous empêche de comprendre ce que nous étions en contexte : des personnes dotées de libre arbitre, mais réduites à la passivité face à un objet diffusant des images. Si seulement nous avions pu nous voir une seule seconde tels que nous étions devant notre télévision, c’aurait été le début d’une prise de conscience. C’est le voeu que j’avais formé. Mais rien ne s’était produit et, au final, cette situation participait d’un schéma assez peu démocratique : l’information était devenue centralisée, univoque et inconditionnelle au motif qu’elle était la réalité et que cette réalité était urgente. Voilà ce que j’avais écrit.

J’avais continué mes réponses sur ce ton. Lorsque vous m’aviez interrogé sur l’utilité du mot  »guerre », je vous avais répondu que ce mot, importé, désormais, à l’intérieur de nos frontières, accomplissait la performance de faire exister un état de conflit mondial sans le consentement des personnes concernées (nous). En cela, il s’inscrivait dans une longue tradition d’interventions guerrières s’exonérant de consulter le peuple. Encore une fois, le langage n’y était pas pour rien. Si le président avait plutôt parlé  »d’attentats terroristes d’une extrême gravité », il n’aurait pas pu aussi facilement intervenir en Syrie et nous exposer à de nouveaux attentats en France. Comme les mots  »crise économique », le mot  »guerre » s’impose par la violence de sa nature même. Il empêche mécaniquement les personnes de ce pays de faire entendre leur voix et de penser par elles-mêmes pour se poser les questions suivantes. Premièrement : pourquoi la gravité de la situation induirait-elle forcément notre mutisme en guise de respect, illustré par ces petits exutoires que sont les selfies derrière le drapeau français ou ces  »yeux qui pleurent »? Deuxièmement : comment des élus du peuple ont-ils pu devenir des chefs de guerre sans consulter les personnes devenues des  »yeux qui pleurent » plutôt que des  »bouches qui parlent » ? Voilà les questions que j’avais posées et que, à mon sens, il était devenu très difficile de formuler.

J’avais ajouté que cette tétanisation générale du peuple n’aurait pas été possible sans une définition simpliste du problème. « La guerre de civilisation » en offrait une, proposant un zonage binaire et global dénué de tout contexte. Et pour cause : ce concept se référait encore une fois à un modèle (une carte du monde) et non au réel. L’effet avait été immédiat : le premier ministre avait pu confondre à loisir fermeté et simplification, comme si la première impliquait nécessairement la seconde. Il lui avait suffi de commenter le modèle pour que, peu à peu, celui-ci s’imprimât sur nos consciences. Comme la réalité était simplifiée, un autre effet était de liquéfier toute tentative de poser des questions concernant une idéologie économique catastrophique, qui produisait relégation sociale et déprise, soient les raisons principales de la radicalisation religieuse. D’ailleurs, j’avais noté que dans les réseaux sociaux, au nom du respect ou de la dignité, certains demandaient de ne pas poster de propos  »politiques », sans trop savoir ce que recouvrait ce mot. On mettait ce phénomène sur le compte de l’émotion, mais ce n’était pas le cas. C’était en réalité une chape de morale instituée par un langage autoritaire et simplificateur qui agissait sur nous comme un dressage. On se prenait ainsi à confondre « analyse » et « excuses aux assassins », « tentative de compréhension » et « victimisation », « autonomie de pensée » et « justification de l’inacceptable ». D’ailleurs en écrivant cela, avais-je ajouté, je m’exposais à mon tour à ce type d’amalgame. Désamorcer le processus ne suffisait plus à l’endiguer. Telle était mon analyse sur ce point.

C’est à ce moment que le cours des choses a notablement évolué.

Ah ?

– Oui. Ma femme est entrée dans la pièce et, l’air grave, m’a dit :

« Pendant deux heures ils ont achevé les blessés. »

Elle faisait référence à l’intrusion des assassins dans la salle de spectacle, avant que la police ne donne l’assaut.

Je suis resté quelques instants en proie à une très vive émotion matinée d’horreur et de révolte, comme tout le monde, ai-je pensé, ce qui m’a fait me sentir à la fois solidaire et creux, normal et lessivé, à la fois en vie et sous perfusion.

Avec beaucoup moins d’ardeur, j’ai repris ma critique du langage présidentiel, me focalisant cette fois sur l’usage du mot « barbare ». J’ai rappelé qu’il renvoyait initialement à la perception que les Grecs antiques avaient des peuples vivants hors de leurs frontières. Dans son usage moderne, le mot servait désormais à désigner un degré particulièrement élevé d’ignominie. Si cet usage était légitime concernant les assassins concernés, il conservait implicitement son sens premier, si bien qu’il cumulait « ignominie » et « inconnaissabilité ». Le barbare était ignoble et vivait dans les limbes, dans un angle mort de nos modes de perceptions personnels, scientifiques ou médiatiques. En somme, le mot « barbare » ne faisait qu’exprimer la mesure d’une ignorance programmatique.

J’ai relu mon texte, mais sans parvenir à me concentrer. Quelque chose manquait.

Durant deux heures, ils ont achevé les blessés. Cette pensée ne me quittait pas. La première chose à laquelle j’ai songé est que les films d’épouvantes n’étaient plus nécessaires pour se représenter la transgression en occident. La seconde est que tout ce que je venais d’écrire était dans une certaine mesure dérisoire. La troisième était liée à la précédente : cette dérision ne devait pas me faire renoncer à penser par moi-même et à dire ce que je pensais. En même temps, je ne voyais pas comment.

C’est à ce stade que je vous ai renvoyé un courrier, vous expliquant mon impossibilité d’écrire et dans quel piège je me trouvais. Vous m’avez répondu que vous compreniez, mais que vous sauriez attendre que j’éprouve de nouveau la possibilité d’écrire sur les récents évènements. Cette dernière phrase me fut d’un grand secours, car elle m’a amené à revenir sur cette paralysie littéraire.

Ah ? Très bien.

Dire qu’il n’y a pas de mot (ce qui fleurit sur les réseaux sociaux) est une allégeance faite à la passivité. Mais en dire trop – je pense notamment à ces analyses géopolitiques incessantes dans les médias de masse – est une marque patente d’obscénité. Sur ce point, je repense à Théodor W.Adorno et à l’argument qu’il développe quant à la possibilité d’une pensée « après Auschwitz », une pensée qui, justement, ne serait pas « obscène ». La pure souffrance et la pure figure meurtrière, innommable et irreprésentable, ne peuvent pas être données par les concepts, écrit-il. Ceux que déploient les analystes en géopolitique outrepassent cette limite en réduisant la souffrance humaine à un monde clos, circonscrit par les seuls concepts. Pour autant qu’il y ait encore une place pour une théorie dans ce monde, celle-ci devrait au contraire faire en sorte que l’objet des concepts ne soit jamais identique aux concepts. L’enjeu devrait nous apparaître clairement : que la souffrance du vivant ne puisse jamais être réifiée.

C’est ainsi que j’ai trouvé le moyen de faire résonner dans ma réponse cette phrase – pendant deux heures, ils ont achevé les blessés. J’ai repris mon texte en m’attachant à décrire précisément cette expérience où ma voix s’épuise pour mieux renaître. Comme si la charge critique de mon propos ne pouvait être validée que par son insertion dans le récit de mon expérience traumatique. Des mots précis sont à inventer dans le but de décrire ce qui nous arrive. Seule cette description affinée de ce que nous sommes en contexte peut nous permettre d’éviter ces deux écueils que sont l’obscénité géopolitique et le mutisme du selfie. C’est ce que j’ai essayé de faire en vous renvoyant ce texte. Les dérèglements psycho-affectifs que nous avons vécus sont tout ce qu’il nous reste – rien de plus et rien de moins. Mais ils sont bons à penser. Il faut essayer de désigner la terreur qui nous envahit avec nos mots, le faire complètement, jusqu’au bout de ce qu’on estime possible. Jusqu’à l’épreuve du silence inéluctable, où se niche la part toujours manquante de la condition humaine. Voilà ce que je pourrais vous dire à présent.

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