Bruno Colmant et Paul Jorion © Debby Termonia

L’esclavage pour dettes: « C’est le retour du servage ! »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’un est proche du libéral Milton Friedman. L’autre est un keynésien pur jus. Bruno Colmant a été formé à la business school de Solvay. Paul Jorion est venu à l’économie via l’anthropologie et une étude sur une île de pêcheurs bretons. Ils ont accepté d’écrire ensemble un livre de dialogue, à l’initiative réjouissante de notre confrère de L’Echo, Marc Lambrechts. Ils sont d’accord sur une chose : il faut « penser l’économie autrement ». C’est justement le titre de leur ouvrage.

Le Vif/L’Express : Comment un économiste de gauche et un économiste libéral en arrivent-ils à nouer des liens amicaux et à écrire un livre ensemble ?

Paul Jorion : Nous avons participé à une émission sur les ondes de la Première où nous confrontions nos points de vue. Nous sommes restés en contact par après. Dans les débats, je suis toujours le gars de gauche de service qu’on met en face d’un gars de droite et on attend qu’on se tape dessus. Avec Bruno, ce qui a permis le dialogue est que nous sommes d’accord sur le constat de base. Ensuite, sur les solutions, nous avons évidemment des divergences.

Bruno Colmant : Le constat est celui d’une mutation sociopolitique importante. Je dois tout de même reconnaître que notre capacité à dialoguer n’aurait pas été possible sans mon évolution personnelle ces dernières années. Il a fallu que je cesse de voir l’économie comme une réalité mathématique absolue qui est sans arrière-fond politique et social.

N’est-ce pas justement à cause de cette vision étroite que les économistes ont été malmenés depuis le début de la crise ?

B.C. : En effet. Les Trente Glorieuses d’après-guerre ont donné l’impression d’une économie linéaire. Dans les années 1980, celles du thatchérisme et du reaganisme, cette linéarité s’est transformée en modélisation mathématique. Toute ma génération en a été imprégnée. Sans doute n’y avait-il même pas d’économistes, juste des répétiteurs d’équations. Aujourd’hui, dans les universités, l’économie doit être enseignée comme une science humaine.

P.J. : Précisons qu’il s’agissait d’une pseudo-scientificité de l’économie. L’exemple de Myron Scholes, prix Nobel d’économie, est édifiant. Il avait conçu, avec Fischer Black, un nouveau modèle mathématique d’évaluation d’une option. Il a reconnu bien plus tard que sa formule était erronée et qu’il le savait. Mais l’avouer aurait remis en cause l’hypothèse de marché efficient d’Eugène Fama, un autre prix Nobel. Bref, il a préféré préserver la théorie existante…

En Belgique, comme ailleurs, on a le sentiment que la marmite sociale bouillonne. Y a-t-il un risque d’explosion ?

P.J. : J’en doute. L’appareil policier et militaire l’interdira. La donne est très différente dans une société numérique, mieux outillée pour l’hyper-surveillance dont la NSA, aux Etats-Unis, est devenue le symbole. Récemment, à Ferguson, dans le Missouri, ce sont des armes de guerre qu’on a déployées pour mater les émeutiers. A Kiev, les gens recevaient des SMS les dissuadant de ne pas rejoindre les lieux de manifestation. La révolution n’est plus possible aujourd’hui. Environ 1,5 million de personnes sont impliquées dans la NSA. C’est la Stasi aux Etats-Unis ! La seule résistance est celle des hackers, tels Anonymous. Les jeunes se sont adaptés et mènent une guerre civile numérique en attaquant des cibles officielles. Mais ils ne descendent pas dans la rue.

B.C. : On évoque la révolution parce qu’on cherche des leçons dans l’Histoire, mais je crois qu’on va vers une résignation sociale plutôt qu’une explosion sociale. Et c’est sans doute pire. La raison est simple : l’âge moyen de la population a augmenté. En Europe, la pyramide des âges s’est transformée en poire renversée. Or on sait que les éruptions sociales se déclenchent lorsque la proportion des moins de 25 ans est importante par rapport aux autres tranches d’âge.

La résignation est aussi le fait des jeunes. Pourtant, le ciel est sombre pour eux : chômage massif, héritage de la dette publique, vieillissement de la population…

B.C. : Une révolution comme celle de 1968 correspondait aux moyens de communication de l’époque. Actuellement, Internet peut être le moyen d’enflammer des consciences mais pas d’entretenir des consciences politiques. On ne parvient qu’à rassembler fugacement via le Web. Par ailleurs, dans nos sociétés européennes, il n’y a plus vraiment de classes sociales. L’Etat providence a créé un immense agrégat de moins en moins stratifié. Certes, une stratification existe entre jeunes et vieux, mais est-ce un motif d’insurrection ? On assiste plutôt à des revendications de gens qui ont peu d’argent vis-à-vis de ceux qui en ont trop, les rentiers. Le seul moyen de s’en sortir sera, je ne cesse de le répéter, un ajustement monétaire. Faire fonctionner la planche à billet va dévaloriser la monnaie et appauvrir les rentiers.

P.J. : On est plus proche de la chute de l’Empire romain que de 1789. Ce qui se concrétise par un système généralisé d’esclavage pour dettes, soit un système néo-féodal où les rentiers sont les nouveaux aristocrates et où le reste de la population doit rembourser une dette qui se renouvelle de génération en génération. A la fin de l’Antiquité, le servage a débuté au sein de l’institution romaine du colonat qui consistait en un esclavage pour dettes. Avec la dette qui augmente et les emprunts hypothécaires sur plusieurs générations, c’est un peu la même chose. On réinvente le servage.

Quelles sont les sources d’espoir pour les jeunes ?

B.C. : Je crois que leur avenir, c’est la société de la connaissance. Aujourd’hui, ils n’ont pas de boulot parce qu’ils ont été configurés par un monde ancien. Il faut qu’on accepte que les jeunes s’inscrivent dans une économie qui est composée à 70 % de services. Le problème est que notre analyse du chômage des jeunes s’inscrit encore et toujours dans le schéma d’une économie industrielle. Notre société n’investit pas assez pour les jeunes. La moitié des jeunes chômeurs wallons n’ont pas terminé leurs humanités. Qu’on ne me dise pas qu’ils en sont incapables ! Cette situation est le résultat de décrochages, de l’opposition qui persiste entre métiers manuels et intellectuels, de la mauvaise gestion de l’enseignement technique et professionnel… C’est le propre d’une société vieillissante qui a préservé sa rente au détriment des jeunes. Il s’agit d’un phénomène de capture générationnelle.

P.J. : On ne peut plus laisser les entreprises et les travailleurs livrés à eux-mêmes pour régler le problème de l’emploi. Je propose que l’Etat opère des créations massives d’emplois pour sauver la planète, reconstituer les forêts, nettoyer les villes, les rivières…, comme les grands projets des années 1930. Ce serait motivant pour les jeunes de se lever le matin avec cet objectif-là.

B.C. : Mais ce genre de boulot ne requiert pas de formation importante. On risque de conforter une société duale avec des travailleurs très peu formés et d’autres hyper-formés aux nouvelles technologies. Cela dit, je crois que l’envergure des problèmes qu’on connaît maintenant va conduire, qu’on le veuille ou non, à une plus grand étatisation temporaire de l’économie. C’est inévitable. Il faut répartir la charge de remboursement de la dette selon de nouvelles modalités entre les travailleurs, les rentiers, les jeunes et les vieux. Les Etats ne peuvent pas non plus tolérer que les entreprises multinationales les survolent sans aucun contrôle de leur part.

Pour régler le problème de la zone euro, vous prônez tous les deux d’annuler la dette des Etats, mais pas de la même façon.

P.J. : Pour moi, un défaut de paiement généralisé de la zone euro est indispensable. Cela pourrait se faire, après une longue préparation, au cours d’un week-end en mutualisant les dettes européennes et en unifiant le système fiscal européen. Nous sommes confrontés à ce que Keynes appelait le miracle de l’intérêt composé : selon l’économiste britannique, une livre sterling placée à 3,5 % dans les années 1560, lorsque Drake captura les navires du trésor espagnol, valait 100 000 livres en 1930. Cela signifie qu’il faut remettre le système à zéro de temps en temps. Dans le passé, cela s’est réglé soit par un défaut de paiement soit par une bonne guerre. Mieux vaut la première solution.

B.C. : Toutes les banques seront en faillite dans ce cas de figure ! Ce sera la ruine complète et immédiate de tout le monde, actionnaires, épargnants… On fera disjoncter le système. Je pense qu’il faut des solutions de défaut de paiement différentes selon les pays, c’est-à-dire un rééchelonnement de la dette d’autant plus important que le pays est faible économiquement. C’est plus acceptable pour les banques. Bien sûr, cela aurait des conséquences dans ces pays pour les gens qui ont accumulé de l’argent. Les pensions seraient diminuées. Les assurances-vie seraient transformées en rentes viagères. Mais il me semble logique que ceux qui payent la note soient ceux qui en ont profité et non pas les jeunes.

Pourquoi ?

B.C. : De manière générale, le problème des jeunes est qu’ils ne se reconnaissent plus dans le contrat générationnel. Lequel prévoit que, pour justifier les engagements du passé, on dise aux jeunes : « On a fabriqué les universités, les usines et les entreprises dont vous profitez, il est donc normal que vous remboursiez ce qui permet de vous enrichir. » Aujourd’hui, les jeunes ne peuvent entendre cet argument. La révolution numérique a fissuré ce contrat, car Bill Gates et Steve Jobs ont fait davantage que les universités pour la transmission du savoir. Idem pour les entreprises dans une économie de services de plus en plus digitale. Les jeunes ne se sentent plus redevables. C’est un problème qui est très sous-estimé par les politiques.

Le travail pour tous, c’est terminé, selon vous ?

P.J. : Sauf à pourvoir des jobs pour remettre la planète en état, comme je le propose. On sait que la date critique est 2050. Si on attend le dernier moment pour réagir, le risque est, comme le prédit Jacques Attali, de voir des régimes autoritaires se mettre en place pour imposer des remèdes draconiens et rapides. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de prendre les bonnes décisions dans un régime démocratique. Pourquoi ne pas le faire ? On sait que la possibilité de disparition du courant océanique du Gulf Stream augmente chaque année. On ne peut plus attendre dix ans pour prendre le taureau par les cornes.

B.C. : On va en tout cas travailler de moins en moins. C’est une tendance séculaire, surtout avec la robotisation et la mécanisation. Il n’est pas certain qu’il y aura moins de créations de richesses s’il y a moins de travail. Le propre de l’homme reste sa capacité d’inventions. On croit toujours qu’on est arrivé au dernier stade du progrès. C’est loin d’être vrai.

P.J. : Même à la Bourse, ce sont des machines qui prennent les décisions d’achat et de vente ! Le problème restera celui de la répartition des gains de productivité. Si les robots bouffent de plus en plus le boulot des humains, il faudra imposer une taxe sur la productivité de ces machines, comme le proposait déjà l’économiste suisse de Sismondi au XIXe.

B.C. : Je pense qu’il faut plutôt accueillir le progrès technologique sans y mettre un frein fiscal.

P.J. : Ce n’est pas un frein. Il s’agit juste de changer le mode de redistribution.

B.C. : Vous voyez, on est loin d’être d’accord sur tout !˜

Penser l’économie autrement, Paul Jorion et Bruno Colmant, conversations avec Marc Lambrechts. Ed Fayard, 251 pages

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