Vincent Cespedes © Lionel Samain

« L’école est une usine à normaliser, à légitimer les différences sociales »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Il a été professeur dans des quartiers sensibles, adepte des arts martiaux et se mue à l’occasion en pianiste et compositeur. Vincent Cespedes aime l’éclectisme et plus encore peut-être la proximité. Ce philosophe français qui tranche avec ses pairs s’intéresse dans son dernier ouvrage, Oser la jeunesse, aux « nouveaux jeunes » dans une société qui, assure-t-il, ne rate jamais une occasion de les déconsidérer. Pour les sauver du suivisme consumériste ou du manichéisme des islamistes, Vincent Cespedes exhorte à leur réinsuffler l’élan de la passion alors que l’école, « usine à normaliser », n’est plus, selon lui, en mesure de remplir cette mission.

Le Vif/L’Express : Vous écrivez que « la résignation est un plat qui se mange tôt ». Comment expliquez-vous cette résignation d’une partie de la jeunesse ?

Vincent Cespedes : On la résigne. On ne lui laisse aucun débouché qui pourrait conjuguer l’avenir et la passion. On lui dessine un avenir gris, triste, dépassionné, normalisé. Au lieu d’être emplie de désir, de passion, d’envie, d’héroïsme et d’ambition, la jeunesse est en attente de normalisation, désactivée, dévitalisée, complexée qu’elle est de tout ce qu’elle a appris à l’école.

L’école aurait donc une grande responsabilité dans ce constat ?

Les jeunes entrent à l’école passionnés et gourmands de connaissances et ils en sortent complètement dévitalisés, sans plus aucune envie de lire ni d’écrire. Personne ne peut supporter de rester sur une chaise huit heures par jour. Même en milieu carcéral, on ne fait pas subir cela aux détenus. Il est hallucinant que cette jeunesse-là, reflet de la massification de l’enseignement qui n’est plus réservé à une petite élite, subisse encore les méthodes archaïques d’enseignement des années 1950 – 1960.

Vous parlez de « l’insuffisance de l’éducation quand elle se prive d’insuffler aux jeunes le plaisir d’être curieux, libres et solidaires, afin qu’ils puissent donner une forme généreuse à leur révolte ». L’école forme-t-elle ou des suiveurs ou des réactionnaires ?

Elle forme des consommateurs. Il n’y a aucune ouverture concrète et passionnée sur le débat. Les jeunes au sortir de l’école ne savent pas prendre la parole en public ou lire un livre en anglais. L’école crée une jeunesse peureuse et pleutre qui préfère la haine à des passions plus nobles. Elle ne pratique aucun exercice démocratique alors qu’elle devrait être une matrice démocratique. Il faudrait un budget par classe dont les élèves décident l’affectation et des créations collectives. Les seuls professeurs que l’on garde en mémoire une fois adulte sont des professeurs passionnés qui étaient, du coup, passionnants. L’école est une usine à normaliser, à légitimer les différences sociales. Elle permet de dire au fils d’ouvrier que s’il en est réduit à faire le boulot de son père, ce n’est pas de la faute du système injuste mais de la sienne parce qu’il n’a pas assez travaillé. L’école n’a que des codes bourgeois. Seuls les fils de bourgeois peuvent s’en sortir, au besoin avec des heures de cours particuliers. Regardez la crispation en France autour de la suppression du cours de latin. A quoi le latin peut-il encore servir ? Si on veut l’étymologie d’un mot, il y a Wikipédia. Si on veut l’apprendre, on peut commencer à 18 ans et être très bon en l’espace de deux ans. Les maths ? Sinus et cosinus ne m’ont jamais servi dans la vie. On nous dit que cela sert à former le jugement. Que dalle ! C’est une école de papa pour faire de bons fils à papa. Cela ne marche pas en banlieue. En France, 150 000 élèves sortent tous les ans du système sans aucun diplôme.

Comment expliquer ce conservatisme ?

Parce que la France est un pays où les vieux gouvernent et font l’opinion. On ne peut plus aller à la télé dire ce que l’on pense si on n’a pas plus de 40 ans. C’est un hold-up démocratique d’une classe âgée sur les jeunes. On veut les jeunes sous contrôle.

Vous affirmez que le succès de la téléréalité a éloigné un peu plus encore les jeunes des espaces de débat…

Lors de la première émission de téléréalité, le présentateur a fini dans la piscine ; un jeune parlait de la relation qu’il avait eue en cachette la nuit précédente avec une concurrente et un autre s’adressait directement au public à travers la caméra. C’est normal. Cela s’appelle la jeunesse. Révolte, sexe, connivence et utilisation du système. Tous ces « problèmes » ont été gommés dès la deuxième émission de téléréalité. Les contrats ont prévu des clauses pour que cela ne se répète pas. C’est l’image que cette société antijeunes veut avoir de la jeunesse : passive, obéissante et surtout « qui ferme sa gueule ». La moindre occasion de se moquer de la jeunesse est exploitée. Tout est cadré pour que cela soit un spectacle acceptable pour la catégorie de téléspectateurs, plus âgés, qui regardent ce genre d’émissions. Les jeunes, eux, sont sur Internet.

L’Europe est confrontée à des départs de jeunes vers le conflit en Syrie. Vous écrivez que « l’islamisme prend en charge la totalité de l’existence, c’est ce qui le rend sécurisant et hypnotisant ». On est loin, là, de la soif de liberté de la jeunesse ?

La soif des jeunes n’est pas celle de la liberté. La soif de liberté, elle s’exprime à 40 ans quand on a une nana et des marmots, qu’on en a ras-le-bol et qu’on a envie de se casser. Le jeune veut de la passion. C’est pour cela qu’il s’engage à l’armée, dans le trotskysme, auprès des extrêmes. On veut jouir d’être un héros. Mais le héros n’est pas libre. Il a une mission et des médailles. L’islamisme radical propose cela. Les jeunes veulent être reconnus par la communauté, être applaudis par leurs pairs et être des héros. Ceux qui proclament « jeune, j’ai besoin de toi » sont soit des vendeurs, soit des islamistes, soit le Front national. Ce ne sont ni l’Etat, ni les politiques, ni les citoyens.

Cela explique-t-il aussi que le Front national attire un tiers du vote jeune ?

Quand tout nous interdit la passion, on la cherche à tout prix et on la trouve dans la haine. Il ne faut pas sous-estimer la jouissance de haïr. Le Front national propose des ennemis clairs, identifiés, donne de la valeur à tout militant et dit : « Tu as le droit de haïr. Nous, on n’est pas l’establishment. » La société refuse de s’adresser aux jeunes par la passion quand il s’agit de vouloir vivre ensemble, de démocratie, d’éducation et de transmission du savoir. C’est une erreur fondamentale. La jeunesse européenne traverse une crise de la passion.

Les réseaux sociaux n’instaurent-ils pas une relation en vase clos chez les jeunes ?

Les réseaux sociaux ne valent que par la passion. C’est problématique parce que seuls les jeunes véritablement passionnés vont utiliser les réseaux sociaux et Internet pour enrichir leur savoir. Les autres réagissent plutôt en consommateurs. Les réseaux sociaux permettent aussi de se moquer de soi et de partager. C’est un réflexe nouveau. Le plus grand « bouton » d’Internet, ce n’est pas le « like », c’est le « partager ». Il y a l’idée d’un bonheur collectif et de quelque chose qui ne vaut que parce que l’on peut le partager. On n’a jamais autant écrit dans l’histoire de l’humanité, à l’exception de la période de guerre avec les lettres du et vers le front, 4 millions par jour.

Est-ce une machine à nombrilisme, les réseaux sociaux ?

Les jeunes font attention à l’image qu’ils donnent aux autres. Il y a une construction de l’identité. C’est anecdotique. Plus intéressante est l’intelligence connective que les réseaux sociaux développent. Elle n’est pas ni l’intelligence individuelle d’érudition ni l’intelligence collective des manifestations et du syndicalisme… Des jeunes deviennent superintelligents parce qu’ils sont connectés et qu’ils échangent. Il y a une augmentation générale de l’intelligence humaine.

Récemment, vous avez été au centre d’une polémique avec le rappeur Médine qui, dans le morceau Don’t Laïk de son nouvel album, a appelé à « (crucifier) les laïcards » après l’attentat de Charlie Hebdo. Est-il important pour vous que le philosophe se confronte à la réalité ?

Je vais même plus loin. Il est important qu’il utilise le même langage et qu’il ne s’abrite pas derrière le paravent des mots et de l’érudition. J’adore le rap. Médine est un peu adepte des coups bas. Et c’est aussi le respecter que de dire : « Je ne suis pas d’accord. Ce que tu fais, c’est de la merde. Et je t’explique pourquoi. ». Médine a des idées proches de l’islamo-gauchisme : c’est du Tariq Ramadan mélangé avec du Edwy Plenel dans sa dérive actuelle. La plupart des philosophes en France sont les premiers de la classe. Ils sont bourgeois et vivent entre bourgeois. Moi, volontairement, j’ai été professeur en zone sensible.

Dans votre précédent livre, vous analysiez le phénomène de l’ambition. Et vous rapportiez le constat du philosophe Peter Sloterdijk selon lequel la plupart des humains se satisfont de leur état et n’ont pas d’autre ambition qu’un peu plus de confort. Est-ce inquiétant ?

Il y a 10 % d’ambitieux. Mais beaucoup de gens sont passionnés. Et on peut avoir une très belle vie en étant passionné. Je plaide pour la passion parce que c’est démocratique. L’ambition n’est pas démocratique. Dans l’ambition, il y a un parcours de vie. On hérite de la faille du père ou de la mère.

Comment les failles des parents, ce que vous appelez les « hélas », constituent-elles les étincelles de l’ambition ?

La théorie des « hélas » montre que l’ambition est une résilience par procuration. Quand un de vos modèles vous dit avoir été nul et ne pas avoir réussi, vous vous dites : « Moi, je vais réussir ». J’ai analysé 800 biographies de personnalités célèbres. Dans chacune, on trouve un « hélas » fondateur. Un pacte avec soi-même : moi, je réussirai où mon modèle a échoué. En outre, lorsque le « hélas » est transmis, votre modèle « se démodélise ». Du coup, vous cherchez des modèles alternatifs. Tout ambitieux a été ouvert à des mentors hors du cercle familial.

Plaidez-vous pour que les parents soient sincères et qu’ils reconnaissent leurs « hélas » à leurs enfants ?

Non, parce que je n’ai pas tranché la question de savoir si le but d’une éducation réussie était de rendre l’enfant ambitieux. Il faut le rendre passionné. Je ne suis pas sûr que l’ambition soit une norme à viser pour l’éducation des enfants. Parce qu’il y a beaucoup trop d’ambitieux et parce que l’ambition est une forme de folie pathologique.

Vous qui avez souvent travaillé au service des entreprises, vous dites que le fléau du XXIe siècle, c’est le stress normalisé. Pourquoi ?

Le grand défi de l’entreprise est de motiver des employés dépourvus de passion. On a inventé le stress. Le stress est une motivation extrinsèque à coup de récompenses, de pressions et de punitions pour motiver les gens qui ne sont pas passionnés. Ce n’est plus « j’ai envie » ; c’est « je dois survivre », « je dois avoir un diplôme »… On a fait une translation entre la motivation intrinsèque, la passion, et la motivation extrinsèque, la pression. L’origine de la perte de sens de notre société vient de là. On ne sait même plus pourquoi on bosse et pourquoi on vit, alors on se suicide sur son lieu de travail.

Est-ce un phénomène neuf ?

Il a toujours existé. La nouveauté est que la promesse démocratique a augmenté. Donc il y a une sorte de hiatus scandaleux entre une méritocratie de façade et, fondamentalement, une pression généralisée.

Dans L’ambition ou l’épopée de soi, vous rendez hommage à Jacques Brel. Qu’est-ce qu’il vous a apporté ?

Quand ma professeure de maternelle a annoncé sa mort, j’ai été frappé par son malheur. Jacques Brel a été parmi les trois auteurs qui, petit, ont formé ma pensée. Il m’a apporté l’idée que la passion est vitale. Une poésie très forte, accessible à tout le monde, démocratique et exigeante. Un jonglage d’émotions. Une intransigeance artistique absolue. Une façon philosophique de prendre la parole. Un amour des autres jusqu’à l’empathie extrême. Un maître. C’est vers ce mélange d’émotions et de raisonnements que j’essaie de tendre dans mes livres.

Oser la jeunesse, Flammarion, 138 p. L’ambition ou l’épopée de soi, Flammarion, 310 p.

VINCENT CESPEDES EN 6 DATES

1973 Naissance à Aubervilliers, au nord-est de Paris, d’une mère d’origine hongroise et d’un père d’origine espagnole né en Algérie.

Années 1980-1990 Professeur de philosophie.

2008-2011 Crée et dirige la collection Philosopher aux éditions Larousse.

2010 Donne des conférences dans les milieux de l’entreprise et de l’hôpital.

2013 Publie L’ambition ou l’épopée de soi (Flammarion).

2015Oser la jeunesse (Flammarion).

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