SIMON DE CYRÈNE porte la croix. Il est l'un des comparses qui se substituent aux disciples, tous en fuite dès la Passion. © Belgaimage

Jésus: 15 idées reçues balayées par les historiens

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Quand et comment notre monde est-il devenu chrétien ? Pierre a-t-il été le premier pape de l’histoire ? Paul a-t-il été le seul héros du christianisme naissant ? Que sait-on des divisions qui ont secoué le mouvement fondé par Jésus ?… Voici les réponses des spécialistes.

1. Jésus, fondateur du christianisme ?

Qui a fondé le christianisme ? Réponse traditionnelle : Jésus. En fait, c’est un abus de langage de présenter le Nazaréen comme un fondateur de religion. Le fils de Marie est né juif, a vécu en juif, est mort juif et il n’a pas fondé le christianisme. De même, le groupe de disciples qui s’est réclamé de lui après sa mort en proclamant sa résurrection pratique l’ensemble des rites du judaïsme de son époque. Trente ans après la crucifixion, nul ne songe encore à faire du mouvement né de la foi en Jésus une nouvelle forme religieuse. « Il est vécu et perçu comme un courant juif parmi d’autres. Il n’est même pas encore une dissidence », notait feu Pierre Geoltrain, dans l’ouvrage collectif Aux origines du christianisme.

Pour Paul Veyne, auteur de Quand notre monde est devenu chrétien (Albin Michel, 2007), l’empereur Constantin (IVe siècle) est à l’origine de tout. Il joue un rôle déterminant dans l’affirmation du christianisme comme religion dominante, puis unique, de l’empire romain. Mais selon Marie-Françoise Baslez, auteur de Comment notre monde est devenu chrétien (CLD Editions, 2008), il convient plutôt de remonter aux Ier et IIe siècles. Si l’on vise la religion chrétienne en tant que telle, Veyne a sûrement raison. Si l’on envisage le mouvement chrétien, c’est Baslez qu’il faut suivre : Constantin n’a pas transformé en religion d’Etat une secte parmi d’autres. Il y a eu une évolution de longue durée, menée par des chrétiens qui surent mettre à profit réseaux et moyens de communication pour médiatiser le message évangélique.

Par beaucoup d’aspects, le christianisme s’écarte des enseignements de Jésus. Comme l’admet la critique historique, c’est une religion qui s’inspire de Jésus, pas la religion de Jésus. Pour Daniel Marguerat et Eric Junod, auteurs de Qui a fondé le christianisme ? (Labor et Fides, 2010), Jésus n’a pas institué une religion nouvelle au sein du judaïsme, et encore moins à côté de lui. « En revanche, il est bien à l’origine d’un mouvement religieux qui se développera au sein du judaïsme et s’en séparera peu à peu pour devenir une religion distincte qui porte son nom. » Le christianisme apparaît ainsi comme une religion sans fondateur au singulier. Ses « bâtisseurs » sont des hommes et des femmes anonymes qui, au fil des décennies et même des siècles qui ont suivi la mort du prophète galiléen, ont forgé une religion nouvelle.

2. Jésus, mort en l’an 30 ?

« L’histoire, n’en déplaise à certains, est d’abord une chronologie », remarque Jean- Christian Petitfils, auteur du Dictionnaire amoureux de Jésus. « Les dates sont les indispensables petits cailloux qui permettent de baliser le grand désert du temps. » L’auteur reconnaît qu’une naissance de Jésus en 7 avant notre ère est vraisemblable. Pour la date de la mort, le calcul est plus complexe. Seule donnée sûre : Jésus de Nazareth est exécuté sur ordre de Ponce Pilate, préfet romain de Judée et de Samarie, seul détenteur de l’autorité publique. Nommé en 26, Pilate a été révoqué en 36. La crucifixion se situe donc entre ces deux dates, au moment de la grande fête juive de la Pâque. Selon les évangiles synoptiques, Jésus est mort le vendredi 15 du mois de nissan, après le repas pascal du jeudi 14. Mais il est impensable que le procès et l’exécution de Jésus aient eu lieu le jour de la Pâque. Jamais Pilate, qui s’est plus d’une fois mis les juifs à dos par ses initiatives jugées provocatrices, n’aurait osé transgresser un tel interdit. Et, surtout, jamais les grands prêtres Caïphe et Hanne n’auraient livré Jésus à cette date.

La chronologie de Jean est jugée plus fiable par les biblistes : Jésus est mort le 14 nissan, jour de la préparation de la fête et du sabbat. Dès lors, seules deux dates sont possibles au regard de l’astronomie : le vendredi 7 avril 30 ou le vendredi 3 avril 33. « La plupart des historiens ont adopté la première, en se fondant sur des indications de Luc, constate Petitfils. Mais les données puisées chez Jean plaident en faveur de la seconde ». Au début de son ministère, Jésus assure que si le Temple est détruit, il peut le relever en trois jours. Il est alors interpellé par les scribes : « Il a fallu quarante-six ans pour le bâtir… ». Les travaux de construction ayant commencé en 17-16 avant notre ère, la scène se déroule très précisément en 30. « Ajoutons les années d’enseignement public de Jésus, trois selon Jean, et l’on arrive à l’an 33, calcule l’historien. Lors de sa crucifixion, Jésus avait donc aux alentours de la quarantaine. Les pharisiens reprochent d’ailleurs à Jésus de ne pas avoir cinquante ans. Dit-on cela d’un homme de trente ans ? Il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’indication de Luc selon laquelle Jésus avait environ trente ans à sa mort : trente ans est, pour les juifs, l’âge idéal, celui de la maturité. »

Une découverte de 1983, confirmée en 1992, ferait, d’après Petitfils, définitivement pencher la balance du côté de l’année 33 : juste après la mort de Jésus, à la tombée de la nuit du vendredi 14 nissan, qui marquait le début de la Pâque juive, s’est produite une éclipse partielle de la lune visible à Jérusalem, ont signalé deux professeurs d’Oxford, Colin J. Humphreys et W. G. Waddington. « C’est le phénomène de la « lune rousse » ou « rouge », auquel l’apôtre Pierre fait allusion à la Pentecôte, dans son premier discours aux habitants de la ville », assure l’historien.

3. Les disciples, à la hauteur ?

Jésus meurt abandonné de tous. Ses plus proches disciples n’ont rien tenté pour le sauver, si ce n’est le geste dérisoire d’un d’entre eux, qui tranche l’oreille de l’un des serviteurs du grand prêtre venus arrêter le Nazaréen. Judas s’est pendu. Simon-Pierre a renié son maître. Les autres sont en fuite, au point que, dans la débandade, les évangélistes oublient leurs noms. Leur place laissée vacante, des comparses se sont substitués à eux dès la Passion : Simon de Cyrène, qui porte la croix de Jésus ; les deux larrons, qui meurent en même temps que le Galiléen ; Joseph d’Arimathie et Nicodème, qui se chargent de son ensevelissement. Même Barabbas, l’émeutier ou brigand, fait figure de disciple suppléant. Surtout, il y a ces quelques femmes fortunées qui, selon Luc, assistaient le groupe de Jésus de leurs biens : Marie de Magdala, Jeanne, épouse de l’intendant d’Hérode Antipas, et une certaine Suzanne. La première est présente, parmi d’autres femmes, à distance de la croix, puis au tombeau. Quant au disciple auquel, selon l’évangile de Jean, Jésus s’adresse du haut de la croix, c’est un anonyme. Les peintres voudront y reconnaître l’évangéliste lui-même. Mais ce « disciple que Jésus aimait » n’est peut-être qu’une figure symbolique. Elle représenterait l’une des communautés chrétiennes qui, à la fin du Ier siècle ou au début du IIe, reconnaît l’évangile de Jean comme son texte de référence, postulent Gérard Mordillat et Jérôme Prieur dans leur essai Jésus après Jésus (Seuil, 2004).

Les sources restent discrètes sur les défaillances des disciples après la mort de leur maître. Pour les exégètes, cela donne à penser que ce comportement est historique. Ils estiment que la plupart des proches de Jésus se sont sans doute dispersés hors de Jérusalem avant même l’issue du procès. Ils ont pu regagner la Galilée, leur région d’origine, afin d’échapper aux poursuites des autorités romaines. Car la ville sainte et la Galilée ne relèvent pas de la même juridiction : la Judée, comme la Samarie et l’Idumée, est une province romaine, administrée par un préfet, tandis que la Galilée est dirigée par Hérode Antipas, le tétrarque qui aurait fait décapiter Jean-Baptiste.

4. Jésus, fils unique ?

Les sources canoniques sont unanimes pour affirmer que Jésus a eu quatre frères – ils sont nommés dans les Evangiles – et des soeurs. Au sens biologique ? C’est très probable, estime John P. Meier. L’exégète et prêtre catholique américain laisse toutefois la porte entrouverte à l’interprétation qui s’est généralisée dans l’Eglise depuis le IVe siècle : la virginité de Marie après la naissance de Jésus. Cette question, toujours très discutée, a été abordée dans le dossier Jésus, 50 clichés crucifiés par les historiens, publié dans Le Vif/L’Express du 19 décembre 2014, et dans l’interview de Jean-Christian Petitfils (page 40), auteur du Dictionnaire amoureux de Jésus.

D’après les Actes des apôtres (Ac 1,14), la mère et les frères de Jésus comptent, juste après l’Ascension, parmi les premiers disciples. Paul, dans son Epitre aux Galates (Ga 1,19), confirme que Jacques, « frère du Seigneur », joue, dans les premières années du mouvement chrétien, le rôle de figure de proue de la communauté de Jérusalem : il est à la tête du conseil des Anciens. Paul le nomme en premier, avant Kephas (Pierre) et Jean. Vers 43-44, Pierre insiste pour que sa sortie de prison soit annoncée « à Jacques et aux frères ». Les Actes indiquent aussi que Jacques préside, au milieu du Ier siècle, l’assemblée de Jérusalem et prend la décision finale.

5. Jacques le Juste, converti tardivement ?

La plupart des exégètes sont convaincus de l’incroyance de Jacques « frère du Seigneur » du vivant de Jésus. Car l’évangile selon Jean (Jn 7,5) assure que les frères de Jésus ne croient pas en lui. L’adhésion de Jacques le Juste au mouvement chrétien serait donc, selon ces spécialistes, le produit d’une apparition de Jésus dont Jacques aurait été le bénéficiaire, scène mentionnée par Paul (1 Co, 15,7).

« Rien ne permet pourtant de relier cette apparition à une conversion de Jacques, d’autant que le concept même de  »conversion » est anachronique pour l’époque », réplique l’historien Simon Claude Mimouni. Un fragment de l’Evangile selon les Hébreux suggère que Jacques a bien été un disciple de Jésus avant sa mort. Dans son ouvrage Jacques, frère de Jésus (Albin Michel, 1996), feu Pierre-Antoine Bernheim remettait déjà en cause la conception traditionnelle et se ralliait à l’hypothèse qui fait de Jacques le Juste un disciple dès le temps de Jésus.

6. La famille de Jésus, opposée à lui ?

La famille de Jésus est réputée lui avoir été hostile durant son ministère. Les biblistes tirent cette conclusion des Evangiles. Ainsi, la version de Marc a conservé l’affirmation selon laquelle, à la suite des premiers succès du Nazaréen comme exorciste, « ceux de chez lui sortirent pour aller se saisir de lui, car ils disaient qu’il était hors de sens » (Mc 3,21). Lorsqu’on annonce à Jésus que sa mère, ses frères et ses soeurs sont dehors et le cherchent, il répond aux gens assis autour de lui que « quiconque accomplit la volonté de Dieu » (Mc 3, 32-35) est sa véritable famille.

Comment expliquer cette tradition d’opposition, cette insistance des évangélistes à mettre un « écart » entre Jésus et sa famille ? Le texte de Marc, comme les autres évangiles synoptiques, se réclame de l’autorité des Douze, disciples qui ont adopté un style de vie analogue à celui du prophète itinérant : détachement de la famille et du lieu d’origine, vie d’errance fondée sur la confiance totale en la divinité (même si certains disciples mariés, tel Simon-Pierre, n’ont pas quitté leur épouse et ont conservé leur habitation comme point d’ancrage). Il n’est donc pas surprenant que, chez l’évangéliste Marc, les rapports avec la famille d’origine apparaissent conflictuels. « Il est évident que les intérêts de la famille de Jésus et ceux de ses disciples ont été divergents, ce qui a entraîné des oppositions doctrinales », estime l’historien Simon Claude Mimouni.

L’évangile selon Jean, rédigé à la fin du Ier siècle, présente, lui aussi, les relations entre le rabbi galiléen et sa famille sous un jour défavorable. Il insiste, on l’a vu plus haut, sur l’incroyance des frères de Jésus : « Pas même ses frères ne croyaient en lui ». Le texte va plus loin, laissant entendre que les frères de Jésus sont parfaitement à l’aise dans un monde de haine dominé par Satan (Jn 7, 1-10). Le récit donne même l’impression que les frères, en incitant Jésus à se rendre à Jérusalem, veulent le jeter dans la gueule du loup. Les exégètes Raymond E. Brown et J. Louis Martyn décryptent le quatrième évangile à la lumière des conflits entre la communauté johannique du rédacteur et les chrétiens d’origine judéenne, disciples de Jacques et ses frères. Ces divergences de vues portent sur la manière de percevoir l’identité de Jésus et la signification de sa mission.

7. Jean l’évangéliste, pêcheur galiléen ?

Jean l’évangéliste, que son entourage appelait le « disciple bien aimé », est un personnage essentiel des débuts du christianisme. C’est à lui que Jésus, sur la croix, aurait confié sa mère. C’est lui qui a sans doute hébergé Marie dans sa maison de Jérusalem jusqu’à sa mort (sa « dormition » disent les Eglises orientales). Exilé vers 94 à Patmos, il y écrit l’Apocalypse, puis se rend à Ephèse, où il s’éteint « soixante-huit ans après la mort de Notre-Seigneur », précise saint Jérôme, ce qui nous conduit en l’an 98, voire en 101. Mais qui est ce Yohanan (Jean), qui se présente, dans sa première Epître, comme un témoin oculaire (« Ce que nous avons vu de nos yeux… ») ?

La tradition chrétienne le confond avec l’un des Douze, Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques le Majeur. Difficile pourtant d’imaginer que ce pauvre pêcheur galiléen, décrit comme « illettré et simple » dans les Actes des apôtres (Ac 4,13), est le même homme que l’éblouissant théologien qui a rédigé le quatrième évangile, intellectuel hautement pénétré des subtilités de la religion juive. « Si Jean fils de Zébédée était l’auteur de cet évangile, pourquoi n’a-t-il pas relaté des événements vécus par lui, comme la résurrection de la fille de Jaïre ou la Transfiguration ? se demande l’historien Jean-Christian Petitfils. Pourquoi a-t-il centré l’essentiel de son texte sur Jérusalem, plutôt que sur la Galilée dont il était originaire ? Comment se fait-il qu’il soit  »connu du grand prêtre » et de sa garde, au point de citer le nom de celui à qui Pierre a tranché le lobe de l’oreille à Gethsémani, un certain Malchus ? Bien plus encore, Jean n’a eu qu’un mot à dire à la porte de la résidence du grand prêtre honoraire Hanne pour y faire pénétrer Simon-Pierre ! Tout cela nous confirme que l’auteur de l’évangile n’est pas Jean de Zébédée, mort plusieurs décennies avant l’évangéliste. Des sources chrétiennes du IIe siècle donnent à penser que le futur auteur du quatrième évangile était, au temps de Jésus, un membre de l’aristocratie sacerdotale de Jérusalem. » De fait, Polycrate, évêque d’Ephèse à la fin du IIe siècle, qualifie le Jean « qui a reposé sur la poitrine du Seigneur » de hierus (prêtre), ayant porté le pétalon, la lame d’or, insigne porté sur la poitrine des grands prêtres. Et Papias, évêque en Phrygie au début du IIe siècle, distingue deux Jean : celui qui fut l’un des Douze et « le Presbytre », à l’origine de la communauté johannique d’Ephèse.

8. Pierre, premier pape de l’histoire ?

Appelé initialement Simon Bar-Jona dans les Evangiles, Pierre est considéré par l’Eglise comme le premier évêque de Rome, donc comme le premier pape de l’Histoire. On connaît le célèbre passage de l’évangile selon Matthieu dans lequel Jésus lui dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ». Ce jeu de mots instituant à la fois l’Eglise et son « leader » est, conviennent les spécialistes, une création littéraire. Matthieu, seul contre tous, a intronisé Pierre pour la postérité. Non sans succès : Rome, capitale de l’empire, l’a choisi comme figure tutélaire. Aujourd’hui encore, le pape François, considéré comme le 266e successeur de l’apôtre, est assis « sur le trône de Pierre ». Mais le pêcheur galiléen a-t-il jamais eu un trône ?

Première surprise : les Evangiles eux-mêmes s’ingénient à minimiser sa primauté, à faire du héros un lâche. Tous affirment avec force qu’il a renié Jésus. Luc fait des deux pèlerins d’Emmaüs, et non de Pierre, les premiers destinataires de la révélation du Ressuscité. Matthieu raconte que la femme de Zébédée supplie Jésus d’accorder à ses fils, Jacques et Jean, le privilège de siéger à sa droite et à sa gauche dans le Royaume, ce qui exclut une fois encore Pierre. Toujours selon Matthieu, le Nazaréen, après sa marche sur les eaux, traite Pierre d' »homme de peu de foi ». Chez Marc, Jésus, lors de sa première annonce de la Passion, insulte Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! ». A Gethsémani, Pierre est le premier disciple à s’endormir…

En revanche, les Actes des apôtres mettent Pierre au premier plan : grand orateur, courageux, c’est lui qui parle, administre, incarne la fonction apostolique, tandis que Jean apparaît auprès de lui en témoin muet. Dans un premier temps, Pierre joue le rôle de porte-parole des Douze, sans revendiquer une suprématie sur les disciples. Après la mort de Jésus, il figure aux côtés de Jacques le Juste et de Jean, les deux autres « colonnes » de l’Eglise, mais est cité après Jacques. Puis, son rôle se réduit à celui d’un missionnaire itinérant, même s’il conserve un prestige moral.

Les Pères latins de l’Eglise donnent néanmoins à Pierre le premier rôle. Car Jacques est un personnage embarrassant : sa qualification paulinienne de « frère du Seigneur » n’est pas en phase avec la doctrine de la virginité perpétuelle de Marie. En revanche, les auteurs de textes apocryphes, tels l’Evangile selon Thomas ou l’Epitre apocryphe de Jacques, osent donner à Jacques le Juste la préséance sur Pierre. Pour Pierre-Antoine Bernheim, auteur de Jacques, frère de Jésus, nul doute que Jacques a joui d' »une autorité considérable, supérieure à celle de Pierre ».

9. Jacques le Juste, fils d’Alphée ?

Jacques le Juste, frère de Jésus, ne doit pas être confondu avec deux autres Jacques, apôtres l’un et l’autre : le fils d’Alphée et le fils de Zébédée. Ce dernier, dit « Jacques le Majeur », est le frère aîné de l’apôtre Jean. Il bénéficie d’une situation privilégiée dans l’entourage de Jésus et a été exécuté « par le glaive » en 44, sur ordre du roi Hérode Agrippa (Ac 12, 1-2). C’est lui qui est honoré à Compostelle. Autre juif de Galilée, Jacques d’Alphée, appelé « Jacques le Mineur », a lui aussi été un disciple de Jésus. La tradition occidentale, saint Jérôme en tête, a assimilé Jacques le Juste avec ce Jacques d’Alphée. Voilà pourquoi le frère de Jésus, figure prestigieuse du christianisme primitif, qualifié de premier « évêque de Jérusalem » dans des écrits officiels de l’Eglise aux IIe, IIIe et IVe siècles (Clément d’Alexandrie, Epiphane de Salamine), n’a reçu aucune dimension dans la mémoire chrétienne, du moins dans l’Occident latin.

Dans les épitres pauliniennes et les Actes des apôtres, Jacques est présenté comme le chef des chrétiens d’origine judéenne qui veulent imposer toutes les observances de la Torah aux nouveaux adeptes. Mais il accepte d’atténuer ses positions face à Paul, qui défend l’ouverture du mouvement aux Grecs. Jacques apparaît, avec plus de titres que Pierre, comme l’interlocuteur légitime de Paul, qui lui rend visite à trois reprises à Jérusalem, vers 36, vers 50 et vers la Pentecôte de 57. Dans la littérature « pseudo-clémentine », écrits judéo-chrétiens des premiers siècles, Jacques apparaît comme le gardien de la tradition et l’organisateur du mouvement.

10. Jésus et son frère Jacques, simples charpentiers ?

On sait que Jésus, son père Joseph et probablement aussi ses frères étaient artisans charpentiers (tekton), ce qui ne les situe pas dans un lignage élevé, mais seulement moyen. Or, la règle de la succession dynastique qui aurait été appliquée pour la direction de la communauté de Jérusalem (lire en page 38) ne peut se comprendre que pour une famille sacerdotale ou pour un lignage élevé dans la société judéenne de l’époque, estime l’historien Simon Claude Mimouni. Selon lui, Jacques le Juste, mais aussi son frère Jésus, ont appartenu à la classe sacerdotale. « Une famille sacerdotale peut très bien exercer un métier manuel, qui nécessite cependant des connaissances, notamment la lecture, l’écriture et le calcul, sans être pour autant de lignage élevé », explique-t-il. Un indice : la mère de Jésus, Marie, est de descendance lévitique, donc issue de la tribu dont les membres sont chargés du service du Temple. Dans l’évangile selon Luc, elle est présentée comme une parente d’Elisabeth, qualifiée de « fille d’Aaron », en référence au frère aîné de Moïse, considéré par la tradition comme le premier grand prêtre d’Israël.

Autre pièce à verser au dossier : l’attention accordée à Jésus dans les milieux sacerdotaux de Jérusalem. Il est pris au sérieux, contrairement à d’autres personnages qui, à la même époque, viennent régulièrement dans la ville sainte pour proclamer la Fin des temps. « Un chef de bande ordinaire, sans ascendance prestigieuse, aurait-il bénéficié d’une telle attention des autorités du Temple ? », se demande Mimouni. D’après le témoignage de l’historien judéen du Ier siècle Flavius Josèphe, Jacques le Juste a été condamné à cause de son activité comme prêtre au sanctuaire et de son engagement dans un conflit entre le haut et le bas clergé, ce qui confirmerait, selon l’auteur de Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth, son appartenance au milieu sacerdotal.

11. La communauté de Jérusalem, opposée au Temple ?

De nombreux biblistes soulignent l’opposition de la première communauté chrétienne aux autorités sacerdotales. Cette opposition n’a pourtant pas été systématique, loin de là. Les témoignages montrent que la communauté de Jérusalem est divisée entre ceux pour qui le Temple est condamné – Jésus n’a-t-il pas annoncé sa destruction ? – et ceux qui restent attachés au sanctuaire, qu’ils fréquentent assidûment : « Ils étaient constamment dans le Temple à bénir Dieu », indique la fin de l’évangile selon Luc (Lc 24,53). Les seconds sont les apôtres et autres disciples « hébreux », qui attendent passivement l’arrivée de la Fin des temps. Les premiers sont les hellénistes, « qui vont dynamiter cet attentisme, cette réclusion volontaire », commentent Gérard Mordillat et Jérôme Prieur dans leur essai Jésus après Jésus.

Le camp des opposants au Temple et à ses sacrifices a pour représentant le plus fameux le diacre Stephanos (Etienne). Premier nommé des « Sept », les représentants des croyants hellénistes, il aurait donc dirigé le groupe des Judéens chrétiens originaires de la Diaspora, qui s’expriment en grec, alors que les hébreux s’expriment en araméen. Erudit et dialecticien zélé, Etienne est décrit dans les Actes des apôtres comme un mystique au charisme fort : rempli de l’Esprit Saint, il accomplit des miracles et est prédisposé aux expériences extatiques. Ses propos contre le Temple sont jugés scandaleux par certains Judéens d’Afrique du Nord et d’Asie mineure, qui suscitent une émeute. Traduit devant le Sanhédrin, la juridiction politico-religieuse la plus importante des Judéens, il est exécuté vers l’an 34 en présence de Paul, pas encore converti.

Etienne sera considéré comme le premier martyr chrétien. A la suite de son exécution, la répression s’abat sur d’autres hellénistes, qui s’enfuient de Jérusalem. Le groupe des apôtres et autres hébreux est épargné : beaucoup plus conciliants à l’égard du Temple, ils donnent l’image d’une rigueur et d’une vertu exemplaires. L’expulsion des hellénistes n’est peut-être pas pour leur déplaire. Toutefois, en 62, le très pieux Jacques le Juste, depuis plus de vingt ans chef de la communauté judéo-chrétienne, subira un sort analogue à celui d’Etienne : il sera question, une fois encore, d’un blasphème, suivi d’un procès au Sanhédrin et d’une lapidation. Mais le sort d’Etienne résulte de son opposition à la pratique sacrificielle, liée à sa croyance messianique, alors que la croyance messianique de Jacques n’est pas la cause de sa mort. Sa condamnation serait politique : il y avait rivalité d’influence entre le frère de Jésus et le grand prêtre.

12. Paul, apôtre de Jésus ?

Bien plus connu de tous les chrétiens d’aujourd’hui que Jacques le Juste, Paul (ou Saul, son nom juif) est un personnage aussi fascinant qu’excessif. Fou de Dieu, prophète de l’ouverture du mouvement chrétien aux païens, ce marginal contesté pendant toute sa vie a été élevé au rang de héros-fondateur du courant qui donnera au christianisme sa pérennité et sa dimension universaliste. Né une dizaine d’années après Jésus, Paul est un juif originaire de Cilicie (Tarsus, au sud de l’actuelle Turquie). L’iconographie le présente sous les traits d’un homme barbu et chauve, conformément à l’image donnée aux philosophes. Il se qualifie d' »avorton », de moins que rien. Dans les Actes, c’est le commis voyageur du christianisme naissant. Dans ses épitres, c’est un orgueilleux qui cherche à avoir la haute main sur les communautés qu’il a fondées.

Dans la ville sainte, le prédicateur peine à se faire coopter par les chrétiens hébreux et n’a pas plus de chance avec les hellénistes, qui, glissent les Actes, « machinaient sa perte » (Ac 9,29). Paul n’a pas connu Jésus vivant, mais dit l’avoir « vu » après sa mort. Sa « vision », estime-t-il, l’élève au rang d’apôtre. Dans ses épitres, il revendique le statut d’apôtre désigné directement par le Christ. L’Eglise, plus tard, lui reconnaîtra ce titre, mais la communauté dirigée par Jacques le Juste refuse de le lui décerner. Il s’en plaint dans une lettre à la communauté de Corinthe.

13. Paul, persécuteur de chrétiens ?

Bien avant sa conversion près de Damas, Paul aurait été, à Jérusalem, l’élève de Gamaliel, le grand rabbin pharisien de l’époque. Puis, le jeune homme serait devenu un agent de la répression anti- chrétienne, « jusque dans les villes étrangères » (Ac 26,11). Il aurait ainsi été envoyé dans les synagogues de Damas pour y arrêter hommes et femmes adeptes de la « Voie » et les ramener « enchaînés » dans la ville sainte (Ac 9,1-2). Paul lui-même insiste, dans ses lettres, sur le zèle qu’il mettait, avant sa conversion, à persécuter les chrétiens. Comment expliquer qu’après sa formation auprès de Gamaliel, réputé pour sa tolérance et la souplesse de ses interprétations de la Loi, Paul ait été chargé par le Sanhédrin d’une telle mission de police religieuse ? L’exégète Alfred Loisy doute que les autorités sacerdotales de Jérusalem aient pu disposer d’un pouvoir d’extradition des juifs de Syrie, province de l’empire sous la domination d’un roi vassal, Arétas. Rien n’atteste, en outre, que des juifs puissent, à l’époque, arrêter et mettre à mort d’autres juifs suspectés de ne pas penser comme les grands prêtres. Jusqu’en 70, année de la destruction du Temple et de la réorganisation des synagogues, le judaïsme est pluriel et il n’y a pas d’acharnement du milieu sadducéen contre les baptistes, la communauté de Qumrân ou d’autres groupes juifs hostiles aux autorités du sanctuaire.

En réalité, le texte des Actes, rédigé un demi-siècle après les faits, est anachronique : il reflète les vives tensions qui opposent alors la religion juive, en voie d’uniformisation, et l’Eglise chrétienne. Si l’auteur des Actes noircit à plaisir le portrait de son héros, c’est aussi, sans doute, afin d’extrapoler les indications de l’épitre aux Galates, où Paul se donne lui-même le mauvais rôle.

14. Paul, seul héros du christianisme naissant ?

Partout où il passe, Paul sème le trouble. Ce ne sont qu’émeutes, violences verbales et physiques. Il a beaucoup d’ennemis, à Jérusalem, Damas ou Antioche, qu’ils soient hellénistes ou hébreux, adeptes de la foi en Jésus-Christ ou pas. Ses querelles suggèrent qu’il n’a pas été le seul « héros » du mouvement chrétien naissant, comme le prétendent les Actes des apôtres. Le premier prédicateur à succès avec lequel les apôtres venus de Jérusalem ont des relations houleuses est Simon le Mage ou « le Magicien », converti par Philippe. Originaire de Samarie, il tente d’intégrer la première communauté chrétienne. Mais les Actes des apôtres dénoncent le caractère intéressé de sa démarche : il tente de monnayer le don de l’Esprit, ce qui lui vaut une réplique cinglante de Pierre. Prédicateur à succès, il a de nombreux adeptes. Selon les sources chrétiennes, ils usent de la magie, interprètent les songes et adorent des statuettes de Simon et de sa compagne Hélène, ex-prostituée de Tyr. De ce mage « dérivent toutes les hérésies », dénonce Irénée de Lyon, Père de l’Eglise au IIe siècle. Une accusation qui révèle l’envergure du personnage. Irénée et Hippolyte de Rome font de Simon le Magicien le père du gnosticisme, pensée selon laquelle Jésus aurait transmis à ses disciples une connaissance secrète.

Philippe, sur la route de Jérusalem à Gaza, a aussi baptisé un eunuque, haut dignitaire de la cour d’Ethiopie. « Il semble incarner le courant ascétique qui s’est manifesté à l’intérieur du mouvement primitif, en opposition au courant libertin, pour lequel c’est au contraire la sexualité la plus débridée qui participe à la préparation de la Fin des temps », commentent Gérard Mordillat et Jérôme Prieur dans leur ouvrage Jésus après Jésus. Paul fait allusion à cette tendance libertine quand il exhorte ses frères contre ce qu’il appelle l’impudicité, la fornication, la débauche. A Chypre, Paul affronte le magicien Elymas, « faux prophète » surnommé « Bar-Yeshua » (fils de Jésus). A Ephèse puis à Corinthe, il se heurte à un plus grand format : Apollos, un juif d’Alexandrie d’obédience baptiste (« Il n’a connu que le baptême de Jean »), devenu collaborateur de Paul. La culture grecque de cet Egyptien fait de lui un prédicateur chrétien influent, qui a ses propres partisans à Corinthe, ce qui inquiète Paul, soucieux d’empêcher la formation de « cliques ».

15. Pierre et Paul, morts à Rome ?

En l’an 64, soit deux ans après la lapidation de Jacques le Juste à Jérusalem, un incendie gigantesque ravage Rome, la capitale de l’empire. Néron désigne les chrétiens comme les incendiaires et déclenche une répression féroce : des chrétiens revêtus de peaux de bêtes sont livrés aux chiens pour être dévorés et quelques centaines d’autres sont crucifiés. La tradition chrétienne rattache la mort des apôtres Pierre et Paul à cette persécution. Pierre aurait été mis en croix et Paul aurait été décapité. Curieusement, les Actes des apôtres, écrits une vingtaine d’années après le martyre collectif déclenché par Néron, gardent le silence sur la disparition des deux « ténors » du mouvement chrétien. On sait que Paul, assigné à résidence à Rome, où il poursuit sa propagande pour la secte nazaréenne, doit être jugé. Puis, le récit s’arrête, laissant l’oeuvre apparemment inachevée.

Il n’existe aucune preuve que Paul ait figuré parmi les victimes. Certains auteurs s’appuient sur l’épitre de Clément de Rome (fin du Ier siècle) pour estimer qu’il s’est rendu « jusqu’aux bornes du couchant », voyage en Espagne annoncé par Paul dans l’épitre aux Romains. Pour l’historienne Marie-Françoise Baslez, il a continué ses activités missionnaires en Asie Mineure : des sources écrites évoquent une mission de Paul à Ephèse, en 65. « Il est une nouvelle fois arrêté et se retrouve à Rome, où il est décapité », assure l’historien Jean-Christian Petitfils. Selon les plus anciennes indications chronologiques, qui datent du IVe siècle (Eusèbe de Césarée, Jérôme de Stridon), Paul serait mort en 67. De la fin du Ier siècle aux alentours de l’an 130, les Pères de l’Eglise (Clément de Rome, Ignace d’Antioche…) ont une connaissance assez vague de son oeuvre. A tel point qu’on a parlé, pour cette période, de « trou paulinien ». Ensuite, Paul devient, pour de bon, le personnage de référence du christianisme.

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