Jaap de Hoop Scheffer © Saskia Vanderstichele/Knack

Jaap de Hoop Scheffer: « Viktor Orban fait ce que l’Europe devrait faire »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Interviewé par nos confrères de Knack, le Néerlandais Jaap de Hoop Scheffer, ancien secrétaire général de l’OTAN, se sert d’un parler-vrai pour raconter des vérités qui dérangent. « Grâce à Poutine, les gens comme moi peuvent plaider pour des dépenses en Défense plus élevées ».

Le Néerlandais Jaap de Hoop Scheffer a été ministre des Affaires étrangères et secrétaire général de l’OTAN. C’est un homme qui voit surtout la cohérence des choses : l’afflux de réfugiés ne tarira pas tant que la guerre en Syrie ne cessera pas. La situation exige un effort diplomatique, mais aussi une approche militaire. « L’Europe ne sait tout simplement pas comment gérer cette crise de réfugiés. Et pour la Syrie, nous n’avons pas de stratégie du tout. »

Jaap de Hoop Scheffer: Nous devons appréhender la crise des réfugiés dans une perspective strictement morale. Il s’agit de protéger les gens qui viennent d’une région en guerre. Cela implique que nous n’accueillons pas de réfugiés de pays des Balkan comme la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine ou la Serbie.

Aux Pays-Bas on dit: « On a besoin d’aide pour les lits. » Dans les hôpitaux donc, ou les maisons de retraite. On pourrait engager les réfugiés, car « ces gens sont bien formés ». Cette dernière allégation n’est pas tout à fait exacte, mais en fait cet argument n’a aucune importance. Cette crise ne peut donner lieu à un débat sur le marché du travail. Dans ce cas, l’UE n’a qu’à mener une politique migratoire comme l’Australie, le Canada ou les États-Unis et mettre en place des greens cards pour les infirmiers ou médecins qualifiés, mais peut-être pas pour les menuisiers. Une politique de migration applique des principes totalement différents à l’accueil humanitaire de réfugiés.

Généralement, on ne fait pas cette distinction dans le débat public.

Jaap de Hoop Scheffer: J’aime citer mon compatriote Paul Scheffer, une voix qui fait autorité dans le débat migratoire. Scheffer dit : « Cela semble désagréable, mais il faut surveiller ses frontières extérieures. Mais en même temps la porte de l’Europe doit être aussi large que possible. Et on ne peut faire ça qu’à condition de continuer à contrôler l’accès à cette porte. »

Ma position est donc la suivante, si l’Europe ne peut maîtriser ses frontières extérieures et ne détermine déjà pas là quel réfugié a droit à notre protection, il faut des frontières intérieures. À l’heure actuelle, ce sont les traités de Schengen (les conventions à propos de la libre circulation de personnes) et le règlement Dublin II (qui détermine quel état membre est responsable d’une demande d’asile et comment éviter les abus dans les procédures d’asile) qui sont en jeu.

Viktor Orban, Premier ministre hongrois.
Viktor Orban, Premier ministre hongrois.© AFP/Dieter Nagl

Je ne suis pas fan du président hongrois Viktor Orban. Viktor Orban est au mieux un semi-démocrate, il mène trop une « démocratie guidée » à la Poutine. Cependant, la Hongrie a l’obligation de surveiller ses frontières extérieures. Aujourd’hui, 30 à 40% des demandeurs d’asile viennent des Balkans. Ce sont donc des migrants économiques. Je comprends ces gens : à leur place, j’essaierais aussi d’atteindre l’UE. Mais ils ne peuvent pas venir et rester ici.

Vous voulez dire qu’Orban a fait ce qu’il fallait?

Jaap de Hoop Scheffer: Non, parce qu’en fait ce n’est pas à la Hongrie à s’en occuper. Orban fait ce que l’Europe aurait dû faire. Cette barrière hongroise le long de la frontière avec la Serbie, la Slovénie et la Croatie n’aurait pas été nécessaire si l’UE avait mieux surveillé les frontières extérieures avec Frontex (l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne) et ses propres gardes de côte et de frontière. La surveillance des frontières extérieures est en fait une tâche de l’UE.

Alors il est possible que la Belgique envoie des forces frontalières en Hongrie, en Slovénie ou en Grèce ?

Jaap de Hoop Scheffer: Les états membres européens devront en effet fournir des efforts communs pour maîtriser les frontières extérieures – « surveiller » semble très désobligeant. Le personnel européen, donc les Néerlandais et les Belges aussi, devra déterminer aux frontières extérieures quels réfugiés peuvent passer la porte et lesquels non. C’est la seule façon de maintenir la Convention de Genève. Sinon, on se tient aux barrières d’Orban, avec tous les risques que cela représente.

Avant qu’on le sache , il y aura des coups de feu

Jaap de Hoop Scheffer: Avant qu’on le sache, les sociétés européennes ne pourront plus gérer la problématique des réfugiés. Ce sont surtout les populistes qui en font leur beurre. Aux Pays-Bas, Geert Wilders parle des réfugiés en les pires termes, mais dans les sondages son parti, le PVV progresse. Ce sont donc les partis mainstream qui doivent continuer à expliquer à leur population ce qu’il en est.

Le président de la N-VA Bart De Wever plaide en faveur d’une adaptation de la Convention de Genève. Votre parti, l’EVP, fait pareil.

Jaap de Hoop Scheffer: Pas encore tout à fait. La Convention a été écrite à une autre époque. Mais si l’UE intervient énergiquement, le traité de réfugiés peut se maintenir. L’élément essentiel de Genève, c’est le principe de non-refoulement : l’interdiction de renvoi vers un pays où le réfugié doit craindre des poursuites ou où sa vie est en danger. C’est ce qui est important. Il faut évidemment maintenir ça. Aujourd’hui, on ne peut renvoyer les gens à Alep.

En même temps, soit tous les pays européens ferment leurs frontières, soit ils les renvoient le plus rapidement possible vers un pays voisin. Vers l’Allemagne, la Suède, la Belgique ou les Pays-Bas.

Ce manque de coordination trahit tout de même un mauvais calcul de la part des instances européennes les plus importantes ?

Jaap de Hoop Scheffer: L’Europe ne sait simplement pas comment gérer cette crise de réfugiés. Et pour la Syrie, elle n’a pas de stratégie du tout. Les Américains n’en ont pas davantage. Seul le président russe Vladimir Poutine en a une.

En quelques semaines, il a réussi à édifier un pouvoir militaire assez important, il a été plus rapide que nous tous. À nouveau. Les pays occidentaux n’ont pas de stratégie commune, donc le flux de réfugiés se poursuit et pèse sur notre modèle européen. La société ne peut pas accueillir des gens sans restrictions, et certainement pas ceux qui n’ont droit à notre protection parce qu’ils ne sont pas réfugiés.

Dernièrement, je me suis entretenu avec une arabiste revenue de Syrie. Elle parle plusieurs dialectes arabes et selon elle 40 à 50% des gens qui prétendent venir de Syrie viennent d’ailleurs. Je ne leur en veux pas, mais l’Europe doit décider d’urgence si ces gens méritent notre protection. Et c’est cette question qui nous pose problème.

Les États-Unis et l’UE ne peuvent résoudre cette crise qu’en parlant avec des gens comme Erdogan et Poutine, et bien pire, avec le président syrien Assad?

Le président syrien Bachar al-Assad, interviewé par Khabar TV le 4 octobre 2015
Le président syrien Bachar al-Assad, interviewé par Khabar TV le 4 octobre 2015© Belga Image

De Hoop Schepper: Je suis diplomate, et les diplomates doivent toujours continuer à parler. J’ai déjà serré beaucoup de mains couvertes de sang dans ma vie. J’habite à La Haye, près de la Cour pénale internationale. Évidemment qu’Assad devrait y comparaître. Seulement, ça n’arrive pas. Assad est là où il est et il profite du soutien d’amis puissants comme Poutine et les Mullahs en Iran.

Si nous, Européens, continuons à gémir « Assad doit partir ou on ne parle pas », on témoigne surtout d’un manque de stratégie. Si on ne parle pas à Poutine ou Assad, la lutte en Syrie se poursuivra sans discontinuer. Assad continuera à jeter ses bombes sur Alep et le flux de réfugiés ne se tarira pas. Les politiques qui continuent à hurler qu’ils ne veulent pas parler avant le départ d’Assad, devraient balayer devant leur porte. Car que se passera-t-il après Assad ? La situation peut toujours s’empirer. Il ne fait pas de doute que les minorités chrétiennes soient mieux loties sous Assad que sous un régime sunnite extrémiste.

Est-ce qu’on redécouvrira le dictateur « utile » comme Mobutu au Zaïre et Manuel Noriega au Panama ? C’étaient des personnages terribles, mais ils assuraient une stabilité géopolitique. Bachar el-Assad pourrait faire ça aujourd’hui, tout comme le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

De Hoop Schepper: Des gens comme al-Sissi nous mettent devant un dilemme moral énorme. Chacun se demande comment traiter Sissi. On sait tous qu’il est simplement un nouveau Hosni Moubarak.

Mais comme vous je dois constater que si on ne soutient pas pleinement Sissi, on lui laisse toute la liberté d’agir à sa guise. On choisit la stabilité en Égypte, et donc Sissi. C’est une conclusion cynique, mais c’est la seule conclusion qu’on peut prendre.

Vous dites vraiment qu’il est temps d’un peu oublier les droits de l’homme.

De Hoop Schepper: Il faut se débarrasser de l’idée que le monde entier souhaite devenir comme l’Occident. Moi aussi j’ai cru que tout le monde finirait par comprendre que nos valeurs judéo-chrétiennes et humanistes sont le summum de la civilisation humaine. Mais ce n’est pas le cas.

Mes yeux se sont ouverts lors d’une conversation avec le président afghan Hamid Karzai. Un garçon avait téléchargé un texte, innocent à nos yeux, sur les « droits des femmes dans une société islamique » et risquait une grave sanction.

J’étais secrétaire-général de l’OTAN et j’en ai parlé à Karzai : « Nous sommes 100.000 à vous aider à reconstruire votre pays, à combattre les talibans, on a déjà déploré des morts. Et vous permettez quand même des choses contraires à nos valeurs démocratiques. » Karzai m’a répondu : « Excusez-moi, secrétaire-général, mais ça fait partie de notre culture et de nos traditions. » Je n’en suis pas resté là : « Monsieur le président, nous avons tout de même une Déclaration universelle des droits de l’homme ? » Il faut croire que j’étais un peu naïf : « Votre définition de l’universalité n’est pas la même que la mienne » a-t-il riposté.

Je n’oublierai jamais cette réponse: il ne veut simplement pas devenir comme nous. Des pays comme l’Afghanistan et la Chine posent un regard différent sur les droits de l’homme.

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