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« Israël ne gagne plus une guerre »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Auteur de Israël entre quatre murs, Sébastien Boussois décrypte l’opération Bordure protectrice de l’été 2014 à Gaza. Le conflit israélo-palestinien « est dans une impasse historique ».

Sébastien Boussois est senior advisor à l’Institut Medea de Bruxelles et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient. Il vient de publier Israël entre quatre murs, la politique sécuritaire dans l’impasse (Grip éditions, 125 p.). Il évoque pour Le Vif/L’Express l’évolution des relations israélo-palestiniennes en 2014.

Levif.be : Dans votre livre, vous évoquez dans le chef d’Israël un principe de surenchère militaire pour dissuader l’ennemi. Comment ce principe est-il né et l’opération Bordure protectrice de l’été 2014 en est-elle une nouvelle illustration ?

Sébastien Boussois : Il faut réinscrire ce long processus de surenchère militaire dans l’histoire contemporaine. Une surréaction peut être un réflexe à une peur, une crainte et un fort moyen de continuer à se faire respecter. Je pense que l’option militaire en Israël qui vise aujourd’hui à réagir de manière totalement disproportionnée à un acte politique ou militaire, se fait non pas en fonction du degré d’importance du dit acte, mais surtout en fonction de la menace qu’il génère, de la peur qu’il suscite, et de l’émotion qui peut rapidement embraser toute l’opinion. Plus historiquement parlant, je crois surtout qu’Israël ne gagne plus une guerre et que c’est aussi un acte de défense instinctif ; la peur de disparaître n’a jamais été éliminée des mentalités et il est souvent facile, au-delà des menaces réelles, de se servir de cet argument pour tout détruire « avant d’être détruit ». Nous ne sommes même plus dans la loi du talion, oeil pour oeil, mais dans la démesure pure.

Après, je comprends tout à fait les craintes d’Israël dans un tel contexte géopolitique régional, mais je crois surtout que l’État hébreu est inquiet de ne plus gagner franchement aucune guerre, et ce depuis 1973. Le traumatisme qu’a provoqué l’attaque surprise égypto-syrienne, que personne au gouvernement n’osait envisager, a déstabilisé le pays pour des décennies. Certains Israéliens disent qu’Israël a perdu à cette époque son innocence : « On peut désormais être vaincu. » Du coup, à la moindre menace, on montre férocement les dents et l’on a renforcé le corpus de doctrines militaires pour légitimer toutes ces actions de riposte : la doctrine Dahiya en fait partie. Théorisée par le général Gadi Eizenkot, elle prône la réaction disproportionnée à la moindre menace et même la possibilité de viser des civils pour parvenir à ses fins et éradiquer le danger. On l’a bien constaté une fois encore cet été lors de l’opération Bordure protectrice : 2 500 morts, dont 800 enfants.

Vous écrivez qu’Israël opte pour la stratégie d’enfermement. Comment s’est-elle développée et quelles en sont les conséquences ? N’a-t-elle pas des vertus, par exemple l’arrêt des attentats-suicides en Israël depuis la construction du « Mur de sécurité » ?

C’est un processus historique qui remonte aux fondements mêmes du sionisme. Si la sécurité militaire en tant que telle n’était pas une priorité pour le fondateur du mouvement sioniste Theodor Herzl plus soucieux de la sécurité hydraulique et alimentaire par exemple pour le futur Etat juif, la droite israélienne a toujours accordé une grande importance à la première. Zeev Jabotinsky, le père du courant nationaliste et de droite en Israël, publiait en 1923 la Muraille d’acier, et théorisait déjà la nécessité d’une certaine conception d’un Etat forteresse et citadelle. Ça ne surprend personne lorsqu’on connaît le contexte régional d’une part, et historique post-Seconde Guerre mondiale d’autre part. Mais cette obsession, définie par la bitakhon en hébreu (sécurité) vire à l’extrême, et à ce que certains craignent : le risque d’une ghettoïsation du pays. Et au-delà de l’image catastrophique du pays dans le monde, au-delà de la colonisation et des guerres préventives qui ont vu l’État hébreu largement s’étendre depuis 1948, on assiste dans le même temps à un phénomène d’isolement géographique total. Au-delà du Mur en Cisjordanie défiant toute les lois du droit international, Israël se retrouve entre quatre murs : un mur côté égyptien (250 km officiellement pour bloquer l’immigration clandestine mais surtout pour éloigner la menace terroriste du Sinaï), un mur côté libanais de 1 km, et une double clôture du côté du plateau du Golan pour empêcher les intrusions d’éléments syriens comme ce fut le cas il y a deux ans. Ajoutons le dôme de fer comme un gros couvercle sur le pays pour en protéger l’espace aérien et l’on se retrouve face à un Etat sur-sécurisé, mais qui pour moi paradoxalement, conjugué à la politique hasardeuse des gouvernements successifs qui n’ont une vision qu’à court terme, n’a jamais autant fragilisé la sécurité des Israéliens.

L’idéal pour Israël côté égyptien et syrien était bien sur le maintien de régimes dictatoriaux, les meilleurs ennemis pour une stabilisation des fronts. Avec les printemps arabes, et l’insécurité pour Israël de la bande de Gaza, l’on a fait la démonstration cet été que des roquettes pouvaient même parvenir jusque Jérusalem et Tel-Aviv, avec un dôme d’acier pas aussi efficace qu’on ne veut nous le faire croire. Le Hamas se professionnalise et résiste face à la politique israélienne à l’égard des Palestiniens depuis des décennies.

Les murs peuvent-ils assurer la sécurité ? En partie oui si l’ennemi est à l’extérieur. Mais l’on sait que le mur en Cisjordanie a toujours été perméable et qu’il n’est toujours pas fini. Mais quand le danger est à l’intérieur ? Quand ce ne sont plus des roquettes mais des objets de la vie de tous les jours qui deviennent des armes par destination ? Des bulldozers dans Jérusalem ou des voitures béliers. Les Arabes israéliens mais pas seulement eux, peuvent devenir ce danger tant craint pour l’intérieur par l’intérieur.

La préoccupation sécuritaire est-elle la justification principale, pour Israël, de la colonisation ?

Le sionisme est un mouvement nationaliste dont la priorité a été la conquête de nouveaux territoires. En 1967, après la guerre des Six Jours, Israël avait augmenté de 400 % le sien, ce n’est pas rien. Quant à la colonisation à Gaza avant ou en Cisjordanie, elle permettait ou permet encore de créer des avant-postes, des checkpoints, des routes surveillées, des implantations bunkerisées, et légitime les incursions aussi souvent que nécessaire. La zone A d’autonomie totale pour les Palestiniens est réduite à peau de chagrin, et la zone C devient aujourd’hui l’objet de débat sur une future annexion. Le débat sur l’application des lois civiles israéliennes aux Israéliens des colonies prochainement à la Knesset est un exemple parfait de la manière dont la conquête a amené la sécurité et dont la sécurité a amené de nouvelles conquêtes. Mais l’on voit aujourd’hui que les colons sont potentiellement devenus des cibles pour les Palestiniens ne supportant plus cette politique d’occupation historique. Et des colons, il y en a plus de 400 000 dans ce territoire qu’ils occupent et rêvent de transformer de nouveau en Judée-Samarie. Le bloc de la foi, le Goush Emounim est né en 1977. Aujourd’hui, les partis colons sont au pouvoir. Entre-temps, Israël a rendu Gaza, usé de l’argument du retrait pour légitimer le chaos depuis, et ceinturé davantage la Cisjordanie au nom de sa sécurité. Pourtant, l’État palestinien dégagé des colonies serait sûrement le meilleur outil de sécurité pour Israël il me semble.

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de représailles israéliennes, hors la destruction des habitations des auteurs, à l’attentat contre la synagogue de Jérusalem le 18 novembre ?

La coalition gouvernementale de Benjamin Netanyahou était déjà largement fragilisée après l’opération à Gaza : l’aile d’extrême droite nationaliste de Naftali Benett et Israel Beitenou de Liebermann lui reprochant de ne pas avoir été jusqu’au bout. Les récents débats à la Knesset sur la loi pour un Etat juif, portée par Netanyahou, critiquée même par Shimon Pérès, ont fait freiner Bibi sur toute nouvelle opération politique ou militaire qui pourrait achever de le déstabiliser. Entre-temps, la coalition a tout de même explosé puisque des élections anticipées auront lieu et la question de la tension vive à Jérusalem, second noyau du problème, n’est pas retombée. Je crois que Netanyahou a intérêt à calmer le jeu s’il ne veut pas embraser le pays.

L’attentat qui a eu lieu dans une synagogue du quartier de Jérusalem Ouest, à Har Nof, le 18 novembre, est le symbole d’un nouveau virage dans l’accélération de la violence autour de Jérusalem, citadelle convoitée de toutes parts par les Israéliens et les Palestiniens. Au-delà de l’impasse historique dans laquelle se trouvent les négociations de « paix », de l’impuissance américaine, de la colonisation sans fin, de la guerre unilatérale démesurée menée à Gaza par Israël cet été, on sent bien que le conflit ouvert se resserre sur les fondamentaux et sur des éléments de négociation non-négociables pour les deux parties en l’état actuel. C’est comme si le fait que les tensions soient arrivées au coeur de Jérusalem ont poussé tout le monde à lever le pied. L’attaque d’une synagogue, ce n’est pas anodin, à deux pas du Mont Herzl non plus. On peut y voir la volonté de la part des deux terroristes palestiniens isolés de Silwan, de s’en prendre et au sionisme et à l’enracinement du religieux dans la vie politique israélienne, tout aussi condamnable que celui progressant du côté des Palestiniens avec le Hamas.

La radicalisation de la classe politique israélienne que vous analysez dans votre livre pourrait-elle connaître un reflux à court terme, et peut-être dès les élections législatives anticipées du mois de mars ?

La gauche n’existe plus depuis plus de dix ans. Elle n’a jamais ressuscité depuis qu’on l’a accusée d’avoir porté le processus d’Oslo et d’avoir trompé les Israéliens sur la véritable volonté de paix des Palestiniens. L’échec des négociations de Camp David en 1999 a plongé le camp de la paix dans un trou noir sans fond. Le parti centriste Yech Atid a émergé en 2013, mais Netanyahou a congédié son héros, Yair Lapid lors du débat sur la loi d’un Etat juif. Netanyahou et le Likoud engrangeraient, selon les sondages, des résultats aussi décevants qu’en 2013, ce qui ferait le lit des nationalistes et des religieux. Israël se théocratise et s’enracine dans le nationalisme, la ségrégation à l’égard des Arabes, et la fuite en avant dans la colonisation. Il est donc encore possible que le gouvernement se radicalise encore un peu plus, oui : pour Charles Enderlin, le correspondant de France 2 à Jérusalem, les colons ont gagné et il n’y aura pas d’État palestinien.

La reconnaissance de l’Etat palestinien par plusieurs pays européens peut-elle être un moyen de pression pour une relance des négociations de paix ou resterait-elle un geste essentiellement symbolique ?

Il faut toujours remettre le droit international et sa défense au coeur des enjeux de la question israélo-palestinienne. Le fait que près de 140 pays reconnaissent la Palestine est un signe fort pour les chancelleries, pour les Etats-Unis et pour Israël qui « le prend mal ». La reconnaissance récente de la Palestine par la Suède et le Parlement français est un pas de plus qui prouve qu’Israël est plus isolé que jamais sur cette question. Et après ? Pour moi, l’Etat palestinien sur le terrain n’existe pas et il est compromis chaque jour un peu plus. Rony Brauman (NDLR : ancien président de Médecins sans frontières) disait récemment que l’État palestinien aurait dû être reconnu par la France il y a vingt ans. Là, les choses étaient peut-être encore réversibles. Aujourd’hui, je ne crois pas. Je ne vois pas comment l’on pourrait évacuer les 400 000 colons. Souvenez-vous du drame national en 2005 pour Gaza et ils n’étaient que 8 000. Entre-temps, la théocratisation nationale s’est accélérée, les révoltes arabes ont augmenté l’inquiétude, et finalement le front palestinien plongé dans le statu quo depuis dix ans est une meilleure gageure pour Israël que la simple idée d’ouvrir un nouveau front d’instabilité. Statu quo des négociations au point zéro, mais pas statu quo pour la colonisation malheureusement, qui reste aujourd’hui la preuve qu’Israël, en votant pour des gouvernements toujours plus nationalistes et religieux, ne veut pas la paix au prix d’un Etat palestinien viable, continu et contigu.

Côté palestinien, on peine à réunifier les deux parties, Fatah et Hamas, dont la réconciliation de facade ne trompe personne, et qui montre que l’Etat faible palestinien est aux mains d’une Autorité palestinienne faible et affaiblie depuis dix ans, et d’un Hamas qui assure à merveille son pouvoir de nuisance et de résistance contre l’Etat hébreu et est devenu le meilleur ennemi pour Netanyahou : celui qui légitime le rejet de tout compromis face à un régime politique qui chercherait encore sa destruction. Nous sommes dans une impasse historique totale.

Lire dans Le Vif/L’Express de cette semaine l’analyse de la situation au Proche-Orient, un volet de la rétrospective « 2014, l’année de toutes les provocations ».

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