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Irak: « Les Américains ont légué un système politique voué à l’échec »

Les attentats anti-chiites qui ont fait plus de 68 morts ce jeudi, quelques semaines après la retrait des troupes américaines censé mettre fin à neuf années de guerre, mettent en évidence l’instabilité chronique de l’Irak. L’analyse de Pierre-Jean Luizard, spécialiste de l’Irak.

Moins de deux semaines après le retrait des troupes américaines d’Irak, une succession d’attentats anti-chiites, dont les derniers ont fait au moins 68 morts ce jeudi, soulignent la profonde instabilité dans laquelle les Etats-Unis ont laissé le pays, en pleine crise politique. L’analyse de Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS en France et spécialiste de l’Irak.

Les attentats anti-chiites ont-ils un rapport avec la crise politique au sommet de l’Etat?

Oui. Dans le contexte de surenchère entre le président Nouri al-Maliki, et les différentes forces politiques, les tensions sont exacerbées. Derrière ces attentats, on trouve le désir de certains de replonger le pays dans les affres de la guerre confessionnelle qui a sévi entre 2005 et 2008. Les auteurs peuvent être de deux ordres: d’un côté les djihadistes de la mouvance Al Qaïda, et de l’autre, d’anciens membres des forces de sécurité, qui auraient échappé au contrôle de leurs mentors.

Quelle force représente aujourd’hui Al Qaïda en Irak?

Le groupe Al Qaïda est très largement virtuel dans le pays. Il s’agit en fait d’un label derrière lequel s’abritent différents groupes djihadistes, eux-mêmes divisés. Ils n’ont aucune velléité de prendre le pouvoir, mais ils gardent une capacité de nuisance importante, ce qui ne fera qu’augmenter le délitement politique du pays. Le problème est que le système politique actuel produit des exclus. Les ex-insurgés qui auraient du être, après le départ des soldats américains, intégrés dans les forces armées en sont un exemple. Nouri Al-Maliki a annoncé qu’il n’en accepterait que 20%. Les 80% restants peuvent être tentés de rejoindre les rangs des djihadistes.

Y a t-il un risque d’éclatement de l’Irak sur des bases ethniques ou confessionnelles?

Sur le plan ethnique, il y a clairement des risques de tensions à venir entre Arabes et Kurdes, alors que les dirigeants kurdes ont tout fait pour larguer les amarres vis-à-vis de l’Etat irakien. Ils signent par exemple des contrats avec des compagnies pétrolières étrangères sans même en référer à Bagdad. Pourtant, compte tenu du contexte régional, il est hors de question que les Kurdes puissent accéder un jour à l’indépendance; c’est donc une bombe à retardement que les Américains ont laissé dans le pays après leur départ. Sur le plan religieux, il n’y a pas d’ethnicisation basée sur les identités chiites/sunnites comme c’était le cas en Yougoslavie. Il est donc impossible d’imaginer une partition de l’Irak sur des lignes religieuses, alors même que la constitution mise en place en 2005 sous la tutelle des Américains est justement conçue sur des bases confessionnelles et ethniques. Elle flatte donc les tendances centrifuges dans le pays, et elle est responsable du blocage politique actuel.

L’Irak risque-t-il un retour à la guerre civile?

Je ne le crois pas. Les Irakiens ont été vaccinés par la terrifiante guerre civile de 2005-2008, et personne ne souhaite retourner à ces années-là, malgré les provocations que constituent les attentats actuels et ceux de décembre. Mais on peut craindre le maintien du pays dans un conflit permanent de basse intensité.

Les Américains pèsent-ils encore sur le devenir du pays?

Le départ des dernières troupes américaines en décembre est en partie un faux-semblant. Ils ont laissé derrière eux une importante « armée » de sociétés de sécurité privées. Plusieurs dizaines de milliers de mercenaires de toutes nationalités sont intégrés dans la logistique militaire du pays; ce sont eux notamment qui vont assurer la sécurité de l’ambassade des Etats-Unis, une des plus importantes au monde, avec quelque 16000 employés.
Pourtant, les Etats-Unis ne contrôlent pas grand chose en Irak. Ils ont perdu la main dès les années 2005-2006; et la politique mise en oeuvre par le général Petraeus n’a été qu’un tour de passe-passe pour masquer leur échec. Sa principale trouvaille a été de payer les anciens insurgés pour qu’ils rendent les armes, afin de préparer un retrait des forces américaines qui donnerait l’illusion que Washington part en laissant une situation stabilisée. On voit bien qu’il n’en n’est rien.

Le pays est-il passé d’une tutelle américaine à une mise sous influence de l’Iran chiite?

Non. Le régime iranien est tout aussi spectateur de l’éclatement du pays que les Etats-Unis. Il y a bien sûr, en raison de la proximité des deux pays et de la solidarité confessionnelle*, une présence naturelle de l’Iran dans le pays. Mais les fortes divisions qui traversent la communauté chiite irakienne paralysent la capacité de Téhéran d’agir sur leurs relais. D’autant que les acteurs chiites irakiens ont chacun des parrains dans les différents clans, eux-mêmes divisés en Iran. On peut même penser que les rivalités des factions chiites en Irak risquent d’aggraver les divisions en vigueur à Téhéran.

Quel impact peut avoir la crise en Syrie sur Bagdad?

La perspective d’une chute de Bachar el-Assad [par ailleurs allié du régime iranien] en Syrie serait une catastrophe pour Nouri al-Maliki -tout comme pour l’Iran, mais au contraire, une revanche pour les sunnites. La Syrie constitue un point d’appui important pour le clan Maliki, et c’est pourquoi il reproche au vice-président (sunnite) Tarek al-Hachémi de soutenir les opposants au régime syrien.

Vous n’êtes pas très optimiste sur la perspective d’une stabilisation…

Les clientélismes communautaires tiennent lieu de système politique depuis 2005 avec la mise en place d’un régime, voué à l’échec, basé sur des intérêts locaux, régionaux, amis aussi privés. Chacun, dans la « classe politique » irakienne, agit en fonction d’intérêts de type mafieux. Et actuellement, tous les dirigeants défendent le maintien de ce système, pour perpétuer leurs acquis. On ne voit pas, à court terme, d’où pourrait venir une alternative. C’est peut-être le pire des legs des Etats-Unis que d’avoir impliqué tous les acteurs politiques irakiens dans ce jeu malsain et de n’avoir laissé aucun outsider susceptible d’offrir une alternative. Les grands perdants sont les Irakiens.

Propos recueillis par Catherine Gouëset , L’Express.fr

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