Le temple de la justice à Istanbul est aussi un temple de la modernité © DR

Injuste, la justice turque ?

Le Vif

Le quart des magistrats renvoyé, 36 000 cas supplémentaires à juger, des milliers de recours en appel : avec la purge, la justice turque est en crise. Les avocats dénoncent l’asphyxie du système.

Le temple de la justice à Istanbul est aussi un temple de la modernité. Çaglayan, le palais de justice de la rive européenne en impose d’emblée, avec ses airs de parlement européen, sa forme en arc de cercle, son impressionnant hall d’entrée vitré flanqué de deux déesses de la justice. D’une surface de 300 000 mètres carrés, avec 326 salles d’audience, c’est le plus grand palais de justice d’Europe. On se perd dans ses couloirs de marbre, rutilants à l’extrême, reliés entre eux par de vertigineux escalators. Les milliers d’avocats qui y plaident quotidiennement portent leur blouse noire négligemment ouverte sur des jupes et talons hauts pour certaines jeunes femmes, sur des jeans et chemises décontractées chez les hommes. Rien ne laisse penser que nous sommes dans un bastion conservateur. Et pourtant.

Sous le régime d’état d’urgence décrété après le putsch manqué du 15 juillet dernier en Turquie, le système judiciaire a été purgé d’un quart de ses magistrats. Près de 3600 juges et procureurs sur 14 000 ont été démis de leurs fonctions, des centaines d’entre eux ont été arrêtés et mis sous les verrous. Ils sont soupçonnés d’appartenir au mouvement de Fetullah Gülen, l’imam turc en exil aux Etats-Unis, accusé par les autorités turques d’être le cerveau du coup d’état manqué de juillet.

Depuis le 15 juillet, plus de 70 000 enquêtes ont été ouvertes en lien avec la tentative de putsch et les interpellations se poursuivent. Autant de plaintes ont été déposées pour contester des arrestations et mesures arbitraires. En l’absence d’un quart des magistrats, des milliers de dossiers non traités s’entassent dans les palais de justice du pays, causant des retards de procédure. Quand les dossiers sont transférés vers d’autres juges, c’est au prix d’une grande confusion. « Ce matin j’avais une audience à la 77e chambre du tribunal correctionnel. Comme ils n’ont plus de juges, les affaires pendantes ont été dispatchées aux autres tribunaux. Il m’a fallu une demi-heure pour trouver la nouvelle salle d’audience », expliquait la semaine dernière Maitre Ahmet Kiraz, avocat franco-turc inscrit au barreau d’Istanbul.

Des juges-stagiaires qui ne connaissent ni les dossiers, ni la procédure

Pour remplacer les magistrats révoqués, le ministère public a engagé quelque 4000 juges-stagiaires avant la fin de leur formation. Des jeunes sans expérience du terrain qui ne connaissent bien souvent ni les dossiers, ni la procédure. Le niveau de la justice rendue s’en ressent. « Le taux d’erreur de jugement de décision est de 70%, poursuit Maitre Kiraz. « Ils sont cassés par la suite en appel. C’est une maladie chronique en Turquie, mais qui a empiré depuis 2010 et qui devrait continuer à empirer. Nous sommes ici dans un tribunal pénal équivalent à une cour d’assises. Le président doit avoir une quarantaine d’années et les assesseurs 25 ou 26 ans. Ce sont eux qui sont censés condamner des gens à des peines de prison à vie incompressibles. C’est une justice dont on ne peut rien attendre. On joue notre rôle parce qu’on a des clients qui attendent un travail de notre part, parce qu’on est là et qu’il faut bien vivre et garder l’espoir », déplore l’avocat.

La justice turque avait pourtant fait un pas de géant au cours des années 2000 dans le cadre de l’ouverture des pourparlers pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Pays membre du Conseil de l’Europe, elle avait aboli la peine de mort en 2004, ratifié le Pacte des Nations unies pour les droits civils et politiques et adopté un nouveau code de procédure pénale pour se conformer aux critères européens. Mais suite à la tentative de renversement du pouvoir, Ankara a suspendu provisoirement (à l’instar de la France) l’application de la Convention européenne des droits de l’Homme sur son territoire.

L'impressionnant hall d'entrée du temple de la justice à Istanbul.
L’impressionnant hall d’entrée du temple de la justice à Istanbul.© DR

La purge du président turc Recep Tayyip Erdogan qui a ciblé dans un premier temps le réseau de Fetullah Gülen (désigné par l’acronyme FETÖ/PDY pour « association terroriste Fetullah Guülen/organisation de l’état parallèle » selon les autorités) s’est élargie à une partie de l’opposition : personnalités de la gauche socialiste ou révolutionnaire et Kurdes en tête. « Etant donné la menace à l’ordre démocratique et constitutionnel posé par des organisations terroristes comme le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Daesh, le DHKP-C (Front révolutionnaire de libération du people) ainsi que FETÖ/PDY, il est primordial que toutes les institutions prennent les mesures nécessaires pour les combattre », a souligné le ministère de la Justice turque pour justifier la poursuite de l’état d’urgence jusqu’au 17 janvier 2017. « Du fait de la prolifération du terroriste en Turquie, du PKK, de Daesh, du fait également de l’omniprésence, dans les rouages les plus fondamentaux de l’état, du mouvement Gülen, on a une volonté de la part de la justice turque de se protéger, de sauvegarder la République et les institutions démocratiques. Et dans ce cadre-là, malheureusement, personne n’est au-dessus de la loi », renchérit Maitre Selçuk Demir, conseiller juridique du consulat turc à Paris, sur une chaîne française.

De l’administration, la purge s’est étendue aux médias (170 organes de presse fermés, 140 journalistes emprisonnés) et jusqu’au secteur associatif. Trois cent septante organisations non gouvernementales (ONG) ont été suspendues pour trois mois le 11 novembre, dont deux associations d’avocats de gauche et kurde : l’association des avocats progressistes (CHD) et l’association des juristes pour la liberté (OHD).

Le gouvernement et Erdogan écrasent tout

Avocate des droits de l’homme, Ayse Acinkli a passé quatre mois en prison cette année pour avoir défendu des confrères ayant représenté Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK, purgeant une peine de prison à vie depuis 1999. « Notre association OHD a été fermée, car le gouvernement et Erdogan ne veulent pas que nous puissions faire notre travail. Je ne pense pas qu’ils aient une quelconque stratégie. Ils écrasent tout. Ils mettent la pression, essaient de contrôler et de terroriser la société », affirmait Maitre Acinkli ce week-end. L’accès à ses clients s’est encore compliqué depuis l’instauration de l’état d’urgence. Elle est empêchée de leur parler pendant les premiers cinq jours de leur mise en garde à vue, qui a été prolongée de 4 à 30 jours. La confidentialité des entretiens n’est plus garantie puisque l’état s’octroie la possibilité de les enregistrer. « Il n’y a plus de justice en Turquie. L’état édicte les règles, il écrit la loi, mais il ne la respecte pas », fait savoir l’avocate.

C’est dans ces conditions difficiles que vont se tenir les dizaines de milliers de procès des auteurs présumés du coup d’état manqué de l’été 2015. Le ministre de la Justice, Bekir Bozdag, a reconnu que ce vaste chantier allait mettre la justice turque sous pression. Dans certaines villes, de nouveaux bâtiments vont devoir être construits à cet effet. Au mois d’août, le ministère de la Justice a annoncé qu’il allait libérer 38 000 prisonniers de droit commun pour faire de la place dans les prisons turques. Cent septante nouveaux pénitenciers doivent en outre être construits. Avec près de 200 000 places de prison et de dizaines de milliers d’autres à venir, la Turquie est la championne d’Europe de l’emprisonnement.

A la prison pour femmes de Bakirkoy, à Istanbul, la romancière turque Asli Erdogan attend son procès depuis trois mois. Arrêtée chez elle le 17 août, elle est accusée de propagande terroriste pour avoir participé à la publication du journal kurde Özgür Gündem fermé par décret. Elle risque la prison à vie, après avoir écrit « Le Bâtiment de pierre* » (Acte Sud, 2013), un roman sur les conditions de détention en Turquie.

Elodie Perrodil

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