Vue aérienne de la grande mosquée de La Mecque avec, en son centre, la Kaaba. © ALI AL QARNI/REUTERS © ALI AL QARNI/REUTERS

Il était une foi(s) La Mecque: portrait d’une ville sainte

Le Vif

Du désert d’Abraham à la clinquante cité saoudienne, l’écrivain britannique d’origine pakistanaise Ziauddin Sardar raconte les mille vies de la ville sainte et nous plonge au coeur de l’islam. Un périple passionnant et inédit, qui balaie clichés et images pieuses.

Ils sont des millions de musulmans à partir chaque année pour La Mecque, avec l’idéal d’en revenir prêts pour le paradis. De fait, après la lecture du passionnant récit de Ziauddin Sardar (1), il est beaucoup d’idées reçues dont on revient. Car ce pèlerinage a une caractéristique unique : il est interdit aux non-musulmans, ce qui rend tous les témoignages entachés, en quelque sorte, de la foi qui les conditionne. Pour la première fois, Sardar nous emmène sur place, et nous ramène, avec les yeux d’un musulman rationnel et critique, observateur très sagace et narrateur très inspiré. Le portrait de la ville sainte qui en ressort est criant de vérité, d’autant plus qu’il se pare de l’ambition, parfaitement réalisée, de retracer toute l’histoire de ce lieu de la nuit des temps à nos jours.

Le point de départ de l’auteur est des plus honnêtes : « La plupart des musulmans croient, comme je le croyais moi-même, écrit-il, que La Mecque a toujours été un lieu déterminant dans l’histoire de l’islam. Et pourtant, La Mecque n’a jamais été un élément central de l’histoire de la civilisation musulmane. » Une entrée en matière déjà courageuse. Et Sardar de poursuivre : « Au résultat, les événements qui se sont produits à La Mecque, son histoire vécue, tout cela est resté éloigné et largement inconnu du monde musulman. » Voici donc, enfin, La Mecque abordée et décrite comme une cité normale, « périphérique et négligée », ce qui fait moins reluire le clinquant des ors et les légendes dont on l’a parée.

La tâche n’est pas aisée. « La Mecque actuelle, au sein de l’Arabie moderne, est depuis quatre-vingts ans sous la domination d’une famille qui tient en horreur histoire et témoignages historiques – une détestation qui englobe tant les ressources archéologiques que manuscrites. Le gouvernement a effacé toute l’histoire de la ville en juin 1973 lorsqu’il a rasé des quartiers entiers au bulldozer, supprimant de la carte patrimoine culturel et sites historiques… Les Saoudiens ont choisi de faire comme si La Mecque n’avait ni préhistoire, ni histoire avant Mahomet, ni histoire après lui. » Ces rapports tendus avec la notion même d’histoire, tensions propres à l’islam, obligent à s’interroger sur la dérive qu’une telle attitude peut engendrer, dans d’autres circonstances, au sein d’esprits mal intentionnés. On pense évidemment au comportement de Daech, à Palmyre, qui est la dérive la plus délirante d’une croyance qui peut s’exprimer au détriment des pierres. Quelle est cette croyance ? Sardar répond : « Ce déni s’explique très simplement : les Saoudiens refusent que l’on vénère Mahomet. Leur crainte est que les sites historiques, plutôt que Dieu, ne fassent l’objet d’un culte. »

A vrai dire, il y aurait de quoi, pour des esprits faibles, vénérer le moindre gravier de cette zone désertique, traitée par Mère Nature avec une rare ingratitude. Le sanctuaire de la Kaaba, pour commencer, remonte à très longtemps ; dans les récits et les poèmes de l’Arabie préislamique, La Mecque était la ville d’Abraham. Paradoxalement, pour reconstituer les débuts, ce n’est pas dans le Coran qu’il faut se plonger, mais dans la Bible. Celle-ci nous apprend toute l’histoire des origines. Abraham ne pouvant avoir d’enfant avec sa femme Sarah, trop âgée, obtient de Dieu de prendre son esclave, Agar, comme concubine. Agar donne ainsi naissance à Ismaël, avant que Sarah, soudain jalouse, n’exige d’Abraham qu’il la chasse et l’éloigne. Agar et Ismaël sont abandonnés dans le désert, sur le territoire de l’Arabie saoudite actuelle, ils y souffrent de la soif, menacent de mourir desséchés, mais Dieu les secourt en leur indiquant une source, passée à la postérité sous le nom de Zemzem, eau minérale aujourd’hui servie dans tous les cinq étoiles de Riyad. Ainsi est né ce lieu où caravanes et voyageurs sont venus faire halte.

La Mecque, « royaume paranormal »

C’est là que la tradition musulmane prend le relais du texte judaïque, ce qui change tout au cours des choses et donne subitement un autre tournant à l’histoire. Selon les récits musulmans, Ismaël et Abraham se mettent ensuite au travail pour bâtir une maison. « Lorsque l’édifice, de forme cubique, fut presque achevé, un ange apporta une pierre spéciale tombée du paradis sur la colline toute proche d’Abû Qubays. Abraham et Ismaël placèrent cette pierre noire venue du ciel dans l’angle est de la Kaaba.  » C’est autour de cette Kaaba qu’a lieu, des débuts de l’islam à aujourd’hui, la fameuse circumambulation des foules des croyants. Passons sur le rôle providentiellement dévolu aux anges quand un récit se trouve en panne de personnage pour compléter le tableau. Passons également sur le fait que l’errance d’Agar est située par la Bible à Beer-Sheva, en Israël, dans le désert du Néguev, tandis que l’islam la localise à La Mecque, soit à plus de mille kilomètres à vol d’oiseau (près de deux mille par la route). Sardar conclut sur ce point : « Il n’existe pas d’autres sources d’informations sur La Mecque ancienne. » Le lecteur rationaliste devra s’en contenter.

La suite de l’épopée est en revanche, au fil des siècles, de plus en plus documentée. Avec son talent de libre penseur, au confluent de ses origines pakistanaises et de sa culture britannique, le narrateur-voyageur consacre de nombreuses pages à la sacralisation ultime du lieu, oeuvre du prophète Mahomet. On ne peut résumer ici ce passage détaillé et crucial, où le destin de la ville sainte se confond avec l’inspiration, la vie et les combats du fondateur de l’islam. Retenons-en que le Prophète, natif de La Mecque, rejeté par les siens, alors polythéistes (« Période de l’ignorance » – Jâhiliyyah), en raison des exigences de son message monothéiste, se réfugia à Médine, au nord du pays, d’où il entreprit la lente reconquête de sa ville natale. Une fois cet objectif atteint, on sait moins que Mahomet, quinze jours seulement après son entrée pacifique et triomphante dans La Mecque, s’en retourna à Médine, la vraie capitale de la foi qu’il avait fondée. Il choisit même d’y mourir, le 8 juin 632.

La suite des événements survenus à La Mecque ménage de nombreuses surprises. Tel le bombardement de la cité par des catapultes, en mars 692, au cours des guerres entre califes, qui endommage sérieusement la Kaaba. Mais, en deux siècles, La Mecque accède « au rang de royaume paranormal », dans lequel le moindre grain de poussière est béni. Arrivent le cortège incessant des caravanes, les riches expéditions, l’installation des confréries et des docteurs de la Loi, la domination ottomane et ses fastes, la crainte d’une invasion française consécutive à l’expédition de Bonaparte en Egypte… Jusqu’à l’arrivée des wahhabites, accueillis comme une volée de sauterelles par les Mecquois, tendance religieuse extrêmement rigoriste qui régit depuis toute l’Arabie avec la joie que l’on sait.

C’était bien avant la « Las Vegas saoudienne » qu’est devenue aujourd’hui la ville. Le talent de Sardar, fait d’une immense culture et d’un regard étonné, s’achève par cet amer constat qu’il fait en découvrant la publicité d’un programme immobilier. « J’étais en train d’accomplir mon rituel habituel : café et lecture du Guardian. Tandis que je tournais les pages du journal, je tombai sur une réclame en pleine page : « Vivez à quelques pas du coeur sacré de l’univers », pouvait-on y lire. Juste au-dessous figurait une vaste photographie de la Mosquée sacrée… La ligne d’horizon derrière cette dernière n’est plus dominée par le profil découpé des montagnes environnantes, mais par la brutale laideur d’édifices rectangulaires de béton et d’acier, bâtis avec les recettes d’une formidable manne pétrolière… »

(1) Histoire de La Mecque, par Ziauddin Sardar. Payot, 477 p.

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