Combattants de Daech à Raqqa, en juin 2014, en plein triomphe. Depuis, la réalité est bien différente. © Reuters

« Détruire Daech ? On n’y arrivera pas complètement »

« L’action de la coalition est une réponse militaire à un phénomène, Daech, qui n’est pas que militaire », constate Didier Leroy, expert du monde arabe à l’Ecole royale militaire et à l’ULB.

Le Vif/L’Express : Vous rentrez d’un périple en Cisjordanie. Comment réagissent les Palestiniens aux attentats terroristes qui ont frappé Paris ?

Didier Leroy : La condamnation des attentats est totale, y compris parmi les jeunes qui ont des liens de près ou de loin avec des mouvements comme le Hamas. Les étudiants palestiniens rencontrés ne sont pas attirés par le modèle idéologique et structurel incarné par Daech. En Cisjordanie et à Gaza, le modèle, c’est le Hezbollah libanais, seule force armée arabe de la région qui a fait ses preuves contre l’armée israélienne. Les représentants politiques de l’OLP, d’ONG palestiniennes et d’autres secteurs de la société civile nous ont tous dit leur indignation à propos du terrorisme de l’Etat islamique. Les acteurs de tous âges avec lesquels nous avons eu des échanges à Jéricho, Bethléem ou Ramallah ont, en général, une opinion politique nuancée. Ils ne sont pas tombés dans le repli communautaire sunnite, très antioccidental.

La tension est extrême dans la région, secouée par l' »intifada des couteaux ». Qu’avez-vous pu constater sur le terrain ?

Le déploiement sécuritaire israélien prend d’énormes proportions, surtout à Jérusalem-Est. Outre l’armée et la police, on remarque la présence de miliciens civils équipés de gilets pare-balles et de talkie-walkie. Ils escortent des Juifs israéliens qui traversent la vieille ville. J’ai vu ainsi un groupe de femmes de colons juifs se rendre sur l’esplanade des mosquées. Ce genre de démarche met le feu aux poudres. Sur leur passage, des Palestiniens manifestaient leur mécontentement en scandant « Allahou akbar ». Un cri d’impuissance. Les provocations sur l’esplanade des mosquées sont le plus souvent le fait de colons idéologiques, pas de Juifs ultraorthodoxes, pour qui fouler le lieu supposé du « saint des saints » du Temple antique est un tabou absolu.

Une sortie de crise est-elle possible ?

Je n’en vois pas. Le système d’apartheid ultrasophistiqué imposé par Israël ne peut engendrer que de la frustration et de la violence. Le paysage politique israélien est complètement verrouillé : la droite et l’extrême droite sont au gouvernement, et la gauche, si on peut encore l’appeler ainsi, est réduite à une peau de chagrin. Même quand elle était au pouvoir, les colonies se multipliaient. Il n’y a aucun changement à attendre. Des deux côtés, de nombreux citoyens aspirent à une paix durable et acceptent le principe de deux Etats. Mais une petite minorité, les colons idéologiques, a acquis un poids décisif au Parlement. Dès lors, la réponse à la crise est exclusivement sécuritaire : on renforce les check-point, la présence militaire et policière, y compris au coeur de la ville arabe d’Hébron, où des colons se sont installés. Cela coûte cher à Israël et cela nourrit la grogne de la population palestinienne, de plus en plus asphyxiée.

Les attaques au couteau se multiplient depuis le 1er octobre…

Ces attaques sont des initiatives individuelles, sans lien avec les groupes armés palestiniens. Il semble, d’après des témoignages que, dans certains cas, le pouvoir israélien amplifie ce phénomène pour justifier l’adoption de nouvelles mesures sécuritaires. Les jeunes recourent à la violence car ils se disent que n’importe quel changement est préférable au statu quo actuel. Ils ne savent plus quoi faire pour attirer l’attention internationale sur la cause palestinienne et leurs propres forces politiques n’ont, à leurs yeux, plus aucune crédibilité.

Israël craint aussi les groupes armés palestiniens ?

En réalité, ces groupes sont très affaiblis. Le Hamas lui-même ne constitue plus une véritable menace. Israël est surtout préoccupé par son front nord. L’Etat hébreu est résolu à empêcher le Hezbollah de s’implanter dans le Golan. Même s’il s’est déployé en Syrie, en Irak, voire au Yémen, le groupe armé chiite libanais reste opérationnel au nord d’Israël. L’Iran et le Hezbollah sont considérés par le pouvoir et l’armée israélienne comme des dangers beaucoup plus grands que les islamistes radicaux sunnites. Du coup, Tsahal a aidé les combattants affiliés à Al-Qaeda en Syrie, présents dans la zone frontalière. Blessés en Syrie, ces djihadistes du Front al-Nosra ont été soignés dans des cliniques israéliennes. De même, Israël ne voit pas le « califat » de Daech, implanté entre Bagdad et Damas, comme une menace aussi sérieuse que le Hezbollah libanais, appuyé politiquement par le régime de Damas et logistiquement par celui de Téhéran.

La « grande coalition » anti-Daech prônée par la France depuis les attentats de Paris est-elle torpillée par la Turquie, comme on l’affirme dans l’Hexagone depuis qu’un avion de chasse russe a été abattu par les Turcs ?

Pour Ankara, la question kurde restera longtemps encore la priorité par rapport à Daech, quelles que soient les pressions internationales. De même, pour l’Arabie saoudite, l’Iran restera toujours l’adversaire principal, malgré ces mêmes pressions. L’intervention de la coalition en Syrie et en Irak devra donc se poursuivre avec la collaboration de pays qui ne s’engageront jamais à 100 % dans la lutte. La Russie et les Etats-Unis ont d’ailleurs eux aussi leur propre agenda dans cette coalition. Moscou, qui tient à développer sa présence militaire sur la côte syrienne, à l’est de la Méditerranée, ne lâchera pas le régime de Damas. Washington, qui a pour priorité l’alignement sur Israël, tentera encore d’affaiblir l’axe constitué par le Hezbollah, l’Iran et le régime de Damas.

Détruire Daech, comme le martèle le président français, serait donc un voeu pieux ?

Pour l’heure, Daech subit une foudre verticale sur ses fiefs syriens et irakiens. En réplique symbolique aux attentats qui ont ciblé sa capitale, la France pilonne surtout la « capitale » du « califat », Raqqa. Il fallait produire cette image d’un Etat islamique frappé au coeur. Mais cela ne change pas la nature de la lutte. On ne gagne pas une guerre, il faut le rappeler, à coups de campagnes de bombardements, même renforcés. Le seul résultat de ces frappes aériennes sera de défigurer les zones de Syrie et d’Irak visées. Daech n’en sera que partiellement affaibli sur le plan militaire et y gagnera plus de soutien populaire sunnite, comme nous le montre l’issue des précédents conflits asymétriques. Ainsi, depuis trois décennies, Israël tente d’annihiler le Hezbollah. Chaque campagne aérienne contre ses zones d’influence au Liban se solde par un affaiblissement militaire tout provisoire et par un renforcement de son aura et de sa légitimité sur l’échiquier libanais. L’action de la coalition est une réponse militaire à un phénomène, l’Etat islamique, qui n’est pas que militaire.

Que faudrait-il faire, dès lors, pour affaiblir Daech ?

Dans l’ouest irakien, l’adhésion à Daech est liée à la perte de privilèges des tribus sunnites. Leur soutien à l’Etat islamique est tactique : elles veulent à nouveau compter sur l’échiquier régional. Il faut donc travailler à leur ré-inclusion politique sur la scène irakienne. Côté syrien, il faut un règlement de la crise afin que la partie orientale du pays se sente prise en compte par Damas. Le régime d’Assad, dans le cadre de sa stratégie de survie, a concentré ses ressources sur l’ouest du pays, le long de l’axe vertical Suwaida-Alep, en lien avec le littoral. Abandonnée par le pouvoir central, la partie orientale est devenue un vide que Daech s’est empressé de remplir, alternant les opérations de terreur et de séduction. Les localités hostiles ou mixtes ont été soumises à la barbarie des djihadistes, tandis que celles où les populations sunnites les ont accueillis en héros ont bénéficié des services qui manquaient à ces régions livrées à elles-mêmes : l’eau, l’électricité, le pain, les médicaments…

Qu’est-ce qui fait la spécificité de Daech par rapport à d’autres mouvements islamistes radicaux ?

Il faut garder à l’esprit le caractère hybride du mouvement. D’un côté, il y a les décapitations et autres violences. C’est la face barbare de l’Etat islamique, avec son verni pseudo-religieux. D’un autre côté, il y a un projet raisonné, voire cartésien, de prise de contrôle d’une région. Le noyau dur de Daech est constitué de djihadistes, mais aussi d’éléments baasistes, les ex-officiers de l’appareil sécuritaire de Saddam Hussein. Ces deux milieux, qui se détestaient sous son régime, se sont mélangés dans le sillage de l’invasion américaine de l’Irak. Ils ont appris à mieux se connaître dans les prisons américaines, en particulier à Abou Ghraib, la prison centrale de Bagdad.

L’émergence de l’Etat islamique résulterait ainsi d’une succession d’erreurs commises par les Etats-Unis depuis une douzaine d’années au moins, comme certains analystes l’affirment en Europe ?

C’est plus compliqué que cela. Depuis des décennies, deux idéologies fédèrent les masses arabes : le panarabisme et l’islamisme. Les régimes panarabes, dont celui de Saddam Hussein, ont fortement réprimé les acteurs politico-religieux, ce qui a engendré une grogne populaire croissante. Dans le même temps, les pays du Golfe ont largement diffusé une doctrine rigoriste, le wahhabisme, notamment dans des pays traditionnellement rattachés à une autre école de jurisprudence de l’islam sunnite, le chaféisme. Dans ce contexte, les Américains et d’autres puissances occidentales ont, en renversant les régimes en place, favorisé l’émergence des islamistes.

Est-il trop tard pour réussir à éradiquer Daech ?

On ne parviendra pas à détruire Daech complètement et il faudra de nombreuses années pour que s’apaisent les tensions locales. Il n’est pas sûr qu’un « Sunnistan » perdure dans les territoires contrôlés aujourd’hui par Daech, mais il risque d’y avoir longtemps encore dans la région des forces politiques en phase avec le radicalisme sunnite.

Les experts, en Europe, réclament un assèchement des sources de financement de l’organisation.

On oublie que les trafics illicites et autres activités mafieuses existaient dans la région bien avant l’arrivée de Daech et qu’ils subsisteront dans dix ans. Ils font partie du mode de vie local. L’examen d’une carte du Moyen-Orient montre que l’Etat islamique est entouré d’ennemis et ne dispose ni d’aéroport, ni de port. Il lui faut des poumons pour faire rentrer de l’argent et des renforts. La frontière turco-syrienne, poreuse, est la voie privilégiée par les djihadistes étrangers qui veulent combattre dans les rangs de Daech. Pour la contrebande de pétrole et autres produits écoulés par l’Etat islamique, l’une des principales routes utilisées est, selon mes sources, la voie du sud-ouest, jusqu’au port d’Aqaba, via le territoire jordanien. Le monarque hachémite n’est pas à accabler : il ne contrôle qu’une partie de son pays. Les trafiquants contournent Amman, la capitale, et trouvent des alliés au sud de la Jordanie, où l’influence saoudienne est à l’oeuvre.

Entretien : Olivier Rogeau

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