C'est principalement dans les chantiers navals du nord de la Pologne que sont recrutés les ouviers nord-coréens. © REUTERS

Des travailleurs nord-coréens exploités sur les chantiers navals polonais

Stagiaire Le Vif

La main-d’oeuvre nord-coréenne s’exporte jusqu’à l’intérieur de l’Europe. Dans un reportage d’investigation, le média Vice News révèle les rouages d’un mécanisme qui rapporte gros à la dictature la plus fermée au monde. Sur le dos de l’Europe, mais surtout sur celui de quelques milliers de travailleurs, exploités dans des conditions proches de l’esclavagisme moderne.

On connaissait déjà l’existence de camps de travail nord-coréens en Russie. On savait aussi vaguement que quelques milliers d’entre eux se tuaient au travail sur les chantiers de la future Coupe du Monde de football au Qatar. Vice News révèle maintenant que des ouvriers nord-coréens travaillent dans des conditions misérables sur des chantiers polonais, en plein coeur de l’Union Européenne.

Au départ de l’enquête, il y a la mort d’un ouvrier nord-coréen sur un chantier naval polonais. Celui-ci était mort de ses blessures, après que son corps a été brûlé à 95%, faute de protections adéquates. En remontant sa trace, Vice News a pu faire la lumière sur un système qui semble bien huilé.

L’envoi de travailleurs nord-coréens à l’étranger n’est pas nouveau. Cette pratique fait partie de la politique du pays. Pour le Dr. Remco Breuker, spécialiste en études coréennes interviewé par Vice News, cette méthode est un résidu de pratiques datant de la Guerre Froide. Mais depuis le début du règne de Kim Jong-Un, elles ont connu un certain regain. A cause des sanctions internationales, la Corée du Nord a dû trouver des moyens plus subtils afin de faire rentrer des devises étrangères dans son pays. « Je pense que la Corée du Nord est la plus grande agence de travail illégale à l’échelle mondiale« , explique Remco Breuker.

Il y aurait aujourd’hui près de 50.000 Nord-Coréens envoyés à travers le monde pour servir de main-d’oeuvre bon marché. Et d’après un commentaire sur Reuters par Christine Chung, membre du Comité des droits de l’homme pour la Corée du Nord, la méthode rapporterait entre 1,2 et 2,3 milliards de dollars à l’économie de la dictature la plus fermée au monde. A l’échelle du PIB du pays, estimé à environ 14 milliards, cela représente donc une manne importante pour l’Etat.

1972 permis de travail

Mais concrètement, comment ces travailleurs sont-ils acheminés vers l’Europe? L’investigation révèle qu’il s’agit en fait une société d’état nord-coréenne, Rungrado Trading, qui envoie des ouvriers à Armex, une société polonaise détenue par une businesswoman nommée Cecylia Kowalska. Armex se charge ensuite de les rediriger vers sur des chantiers navals, notamment celui de Nauta, basé à Gdansk dans le nord du pays. Ce chantier répare notamment des navires de guerre de certains pays-membres de l’OTAN, dont des bâtiments français, norvégiens ou encore danois. D’autres sont envoyés pour travailler dans des exploitations agricoles, ou sur des projets immobiliers de luxe.

Le ministère du Travail polonais, interrogé par les journalistes, dit ne pas être en mesure d’expliquer pourquoi rien n’a été fait pour empêcher cet afflux illégal de travailleurs nord-coréens. Mais il révèle toutefois qu’entre 2010 et 2015, 1972 permis de travail ont été octroyésà des ouvriers nord-coréens par les autorités régionales polonaises.

Jacqueline Sánchez-Pyrc, sous-directrice de l’agence gouvernementale polonaise en charge des travailleurs étrangers pour la région de Varsovie, ne le cache pas : elle reconnaît bien la présence sur le territoire polonais de travailleurs nord-coréens. Mais cela ne pose, d’après elle, aucun problème tant que ceux-ci disposent d’un permis valide et d’un VISA en ordre.

Dans quelles conditions ?

Les images et témoignages recueillis par Vice News montrent des conditions de travail que l’on n’imagine pas si éloignées de celles de leur pays d’origine. Les quelques ouvriers ayant accepté de témoigner parlent de journées allant de 11 à 13 heures de travail, et cela six jours par semaine. Les conditions de sécurité sont rarement respectées, comme l’illustre l’exemple de l’ouvrier mort de ses brûlures.

La liberté de mouvement des ouvriers est, par ailleurs, extrêmement limitée. Souvent acheminés sur leur lieu de travail par bus, les travailleurs sont logés dans des baraquements clos, rendant les contacts avec l’extérieur quasi-impossibles. De plus, leur passeport est confisqué par des accompagnateurs à leur arrivée dans le pays. Vice News a néanmoins pu récolter les témoignages d’un petit nombre d’ouvriers ayant la permission de se rendre au travail à vélo. L’un d’entre eux explique notamment qu’il lui est interdit de posséder un téléphone portable.

Selon Remco Breuker, le départ des travailleurs nord-coréens pour l’étranger se fait pourtant sur base volontaire. Pour Christine Chung, certains seraient même prêts à payer des pots-de-vin afin d’obtenir ce privilège. Mais les critères de sélection sont stricts. Les travailleurs doivent par exemple être mariés. Cela permettrait à l’Etat nord-coréen de maintenir une pression sur eux une fois partis à l’étranger.

Le malaise, au coeur de l’Europe

Outre les conditions de travail inhumaines, la question des salaires est extrêmement sensible. Car les ouvriers nord-coréens ne sont pas payés directement en cash, mais leur salaire transite directement vers leur pays natal. Ils acceptent donc de travailler avec la promesse qu’ils toucheront cet argent une fois rentrés chez eux après plusieurs années de labeur. « Il y a eu des recherches à ce sujet« , explique Remco Breuker, « et les estimations disent qu’un ouvrier nord-coréen gagne entre 80 et 160 dollars par mois en Europe. C’est ce qu’il perçoit pour lui-même. Mais ces travailleurs sont en vérité payés bien plus que cela, et cela va droit dans les poches de l’Etat. Pour près de 720 dollars, par personne et par mois« .

Au-delà donc de la question du droit des travailleurs, cela pose un autre problème majeur à l’Europe. Car cette révélation signifie que l’argent de certaines entreprises situées dans un des pays-membres de l’Union servirait à alimenter financièrement la dictature coréenne, et à fortiori ses programmes militaires et nucléaires.

En septembre dernier, des députés européens ont ainsi posé deux questions à la Commission européenne : « est-ce que la commission a des traces de quelles compagnies dans quels états membre emploient des travailleurs nord-coréens ? » et « quelles sont les actions qui ont été prises par la commission pour stopper cette forme d’esclavage moderne au sein des frontières de l’Europe ? » Quatre mois plus tard, la Commission a répondu qu’elle n’avait en sa possession aucune liste des compagnies européennes ayant recours à des ouvriers nord-coréens.

Paradoxalement, les chantiers navals polonais de Crist et Nauta, qui emploient de la main-d’oeuvre nord-coréenne, ont bénéficié de près de 70 millions d’euros d’aides européennes ces dernières années.

Pour aller plus loin : l’enquête de Vice News, disponible en allemand avec sous-titres en anglais

Par A. Se.

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