Kalachnikov en bandoulière, les femmes de la brigade Al-Khansa, chargée de la police des moeurs, veillent à l'application de la charia. © Capture d'écran Youtube

Des niqabs dans le djihad

Le Vif

Daech n’est pas seulement une affaire d’hommes. Enseignantes, soignantes ou policières parfois, recruteuses zélées souvent, les épouses et les mères y jouent un rôle clé. Certaines se voient déjà en combattantes ou en martyres.

L’une est britannique ; l’autre, française. Ces deux femmes partagent un sinistre privilège : celui de figurer sur la liste noire des terroristes dressée par les Etats-Unis. La première s’appelle Sally Jones, alias « Oum Hussain al-Britani ». Cette jeune grand-mère de 46 ans originaire du Kent, ancienne guitariste dans un groupe de rock, a rejoint l’Etat islamique (EI) en 2013. L’été dernier, elle s’illustre en expliquant, sur Internet, comment fabriquer des bombes dans sa cuisine. La seconde, Emilie König, 31 ans, fille de gendarme et benjamine d’une fratrie de quatre enfants, a grandi en Bretagne avant de se radicaliser au contact du groupuscule français Forsane Alizza. Après l’interdiction de ce dernier au printemps 2012, Emilie, devenue Samra, quitte la France et ses deux fils pour rallier la Syrie. Cette pasionaria du djihad, stakhanoviste du recrutement via Internet, alarme les services de renseignement en incitant ses contacts à fomenter des attaques contre des institutions françaises ou des femmes de soldats français déployés au Sahel. Elle aurait également exprimé sa volonté de commettre un attentat-suicide.

Hasna Ait Boulahcen, 26 ans, voulait, elle aussi, se mettre au service de Daech. « Jver biento aller en syrie inchallah biento depart pour la turkie (sic) », écrivait cette native de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine, à l’ouest de Paris) sur les réseaux sociaux, en juin 2015. Elle n’en a pas eu le temps : le 18 novembre, elle est morte lors de l’assaut donné par le Raid contre l’appartement de Saint-Denis où elle était retranchée avec son cousin Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats qui ont ensanglanté Paris cinq jours plus tôt. Celle qui avait récemment troqué son tee-shirt moulant contre un sombre niqab est la première Française tuée dans une opération policière contre le terrorisme islamiste. Quel rôle a-t-elle joué ? Etait-elle armée ? L’enquête précisera son degré d’implication dans la préparation des attaques.

Le « califat » n’interdit pas le combat aux épouses et aux mères. Le manifeste intitulé « Les femmes au sein de l’Etat islamique », diffusé au début de l’année par la brigade 100 % féminine Al-Khansa, chargée depuis 2014 de la police des moeurs, indique qu' »elles peuvent sortir (de leur maison) pour servir la communauté dans un certain nombre de situations », dont le djihad, « si l’ennemi attaque le pays, si les hommes ne sont pas assez nombreux pour le défendre et si les imams émettent une directive dans ce sens ».

« Mettre au monde la prochaine génération de djihadistes »

Selon l’islamologue Mathieu Guidère, professeur à l’université de Toulouse II, la récente irruption des Russes sur le champ de bataille syrien aurait justement suscité l’édiction d’une fatwa autorisant Daech à se doter d’une brigade de guerrières et d’une autre, réservée aux futures kamikazes. « En intégrant des « soeurs » dans des opérations martyres, l’EI franchit une nouvelle étape stratégique, comme l’ont fait auparavant le Hamas palestinien ou les islamistes tchétchènes », analyse la sociologue Carole André-Dessornes, auteur du livre Les Femmes martyres dans le monde arabe. Liban, Palestine et Irak (L’Harmattan).

Pour autant, la guerre sainte n’est pas la première tâche assignée aux filles. Ainsi que le souligne le document cité plus haut, « le but de leur existence est le devoir divin de la maternité ». « Une mission essentielle leur incombe : mettre au monde et élever la prochaine génération de djihadistes, appelée à être encore plus radicale que la précédente », explique Géraldine Casutt, doctorante en science des religions à l’université de Fribourg (Suisse), qui consacre sa thèse au rôle des femmes dans le djihad. Celles qui souhaitent exercer une activité peuvent être médecins, infirmières ou enseignantes. Pas plus de trois jours par semaine et à la condition d’être en mesure de se libérer « en cas de maladie d’un enfant ou de voyage du mari (sic) ». Le congé maternité doit être de deux ans « au moins ». Les plus fanatiques ont la possibilité de s’enrôler dans la fameuse milice Al-Khansa, créée après que des soldats des Forces syriennes libres déguisés en femmes se sont introduits à Raqqa. « La mise sur pied d’une brigade entièrement féminine a permis la fouille des femmes aux checkpoints ou dans la rue – impossible avant, les hommes n’étant pas autorisés à y procéder, raconte la journaliste Coralie Muller, auteur de l’essai Enquête sur l’Etat islamique (éd. du Moment), à paraître le 10 décembre. La deuxième fonction de la brigade, de loin celle que ses membres prennent le plus à coeur, est de veiller à l’application de la charia. Recouvertes de leur niqab et armes à la main, elles patrouillent pour vérifier la tenue vestimentaire des habitantes, notamment s’assurer que leur niqab est parfaitement ajusté. » Depuis peu, elles contrôlent également la couleur des chaussures que portent les « soeurs » : elles doivent être noires, car « la couleur excite le désir ».

Les rigueurs du quotidien sous la férule du « califat » ne découragent pas les volontaires. Près de 50 Belges et de 200 Françaises y sont aujourd’hui installées. Parmi elles, beaucoup de converties issues des classes moyennes et au moins une cinquantaine de mineures. Léa avait 16 ans quand elle est partie avec son mari, un musulman radical dont elle a fait la connaissance sur un site de rencontres. C’était en novembre 2013. « L’inconcevable est arrivé », soupire sa mère, Valérie de Boisrolin, qui livre un récit poignant de la métamorphose de Léa dans Embrigadée (Presses de la Cité). « Trois profils de jeunes femmes coexistent, observe la sociologue Carole André-Dessornes. Les romantiques, attirées par l’idéal du combattant viril ; les idéalistes, en quête d’action humanitaire ; les radicalisées, souvent un peu plus âgées. » Telle Hayat Boumeddiene, 27 ans, la veuve du tueur de l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly, réfugiée en Syrie depuis janvier 2015.

Côté fanatisme, les « soeurs » n’ont rien à envier à leurs compagnons, comme le montre une enquête sur les recrues occidentales de l’EI (1) publiée en janvier 2015 par le laboratoire d’idées britannique Institute for Strategic Dialogue. D’après les auteurs, qui ont passé au crible les échanges sur les réseaux sociaux, ces volontaires risquent fort d' »inciter d’autres personnes, hommes ou femmes, à aller en Syrie ou en Irak ou à commettre des attentats en Occident ». « Non seulement, elles célèbrent les actes de violence, mais elles expriment le désir de les infliger elles-mêmes », pointent-ils. Ainsi, une certaine Oum Oubayda, interrogée sur l’exécution du journaliste américano-israélien Steven Sotloff à l’automne 2014 : « J’aurais aimé le faire moi-même », répond-elle. Et de s’interroger : « Peut-être le temps viendra-t-il bientôt pour les femmes de participer (à la guerre). »

(1) « Becoming Mulan ? Female western migrants to Isis ».

Par Anne Vidalie, avec Vincent Hugeux

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