Winston Churchill © Wikicommons

« Churchill ne se serait jamais prononcé pour le Brexit »

Dans L’Europe en enfer (Seuil), premier volume d’une histoire du Vieux Continent au XXe siècle, le Britannique Ian Kershaw raconte les deux guerres et leur cortège de violences. Il y décrit aussi la naissance difficile de l’idée d’union européenne, ainsi que les rivalités qui rendent ce projet encore si fragile.

Dans ce premier volume, consacré à la période allant de 1914 à 1949, vous insistez sur l’explosion de violence en Europe, née dans la guerre des tranchées. N’est-ce pas finalement le fil conducteur de la première moitié du siècle ?

Le 19 septembre 1946, Winston Churchill, Premier ministre britannique, plaide à Zurich pour la création d'Etats-Unis d'Europe... sans le Royaume-Uni !
Le 19 septembre 1946, Winston Churchill, Premier ministre britannique, plaide à Zurich pour la création d’Etats-Unis d’Europe… sans le Royaume-Uni ! © RUE DES ARCHIVES

Des événements très violents ont précédé la Première Guerre mondiale. Je peux citer l’exemple des guerres des Balkans (1912-1913), ou celui du comportement des puissances coloniales européennes dans les territoires qu’elles avaient soumis. Mais l’un des points centraux du livre, c’est bien cette explosion qui semble avoir été programmée dans la guerre de 14-18, et a laissé sa trace après la fin des hostilités. Pour bien comprendre le catastrophique enchaînement des deux conflits mondiaux, il faut avoir en tête cette histoire de la violence, car c’est le chemin qui mène de l’un à l’autre. Au début de la Grande Guerre, toutes les puissances pensaient pouvoir l’emporter rapidement. Elles prônaient des stratégies offensives et n’étaient pas disposées à supporter une guerre d’usure. Mais, dès la Noël 1914, il était clair que cela durerait longtemps, jusqu’à l’épuisement de l’un des deux camps. J’ai été surpris de voir à quel point les premiers mois ont été meurtriers. Et le 1er juillet 1916, premier jour de la bataille de la Somme, les pertes britanniques se sont élevées à 60 000 soldats mis hors combat, dont 20 000 morts, soit l’équivalent du public que peut accueillir un stade de football aujourd’hui !

On a aussi vanté le courage des combattants…

Si les Français défendaient leur sol, ce n’était pas le cas des Britanniques, dont les raisons de combattre n’étaient pas aussi évidentes. Dans l’est du continent, c’était beaucoup plus une guerre de mouvement, bien loin de l’impasse terrible des tranchées dans l’ouest. Il faut mesurer combien ces souffrances ont marqué une génération. Elles expliquent la vague de pacifisme que l’on a connue dans l’entre-deux-guerres.

Dans les années 1920 et 1930, à aucun moment l’Europe ne semble être une solution. Chaque pays poursuit ses propres buts diplomatiques, à mille lieues d’une quelconque unité…

Il n’y a aucun espoir de ce type, même si certaines figures politiques, comme Aristide Briand, le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères français, évoquent le projet d’une construction européenne. L’idée était là, mais à l’état embryonnaire. Lorsque vous observez l’Europe de cette époque, vous comprenez à quel point elle était traversée par un nationalisme extrêmement nocif, interdisant la mise en oeuvre d’un intérêt commun.

Votre réflexion montre que, dès les lendemains de la Grande Guerre, l’est et l’ouest du continent sont très opposés. Pourquoi ?

Dans l’Est résident les plus pauvres. On y trouve, après 1918, les sources de conflit, sur les frontières, entre les ethnies, avec des pays qui n’ont pas de population homogène, à la différence de l’Europe de l’Ouest. Ils sont aussi largement dominés par l’agriculture, les modes de vie ruraux et traversés par des luttes autour de la possession de la terre. La proximité de l’Union soviétique génère une autre source de tension. On parle toujours de l’hyperinflation en Allemagne à l’issue de la Première Guerre, mais c’était pareil en Pologne. La monnaie ne s’est stabilisée qu’en 1924 avec la réintroduction du zloty. Dans l’ensemble de ces pays, la démocratie est une invention récente qui doit pousser sur un sol très infertile. La Tchécoslovaquie forme une exception. Elle parvient à rester une démocratie jusqu’aux invasions allemandes, en 1938 et 1939.

Vous décrivez la Seconde Guerre mondiale comme un sommet de l’horreur dans l’histoire humaine. Doit-on la considérer comme une sorte d’effondrement de la civilisation européenne ?

Ian Kershaw.
Ian Kershaw.© E. GARAULT/PASCOANDCO POUR LE VIF/L’EXPRESS

Tout à fait. Dans cette période, on peut parler d’une rupture de civilisation, dans laquelle domine évidemment le génocide des juifs. Les valeurs associées aux Lumières du XVIIIe siècle sont entièrement détruites. La guerre de 1914 a connu son lot d’atrocités, mais le niveau d’inhumanité en 1939-1945 reste sans équivalent. On touche au tréfonds, alors que rien n’était écrit d’avance. L’Allemagne formait une civilisation dotée d’une culture démocratique et libérale vivace à côté du nationalisme. Les nazis l’ont broyée sans laisser aucune perspective de retour. Nombreux sont ceux qui se sont demandé où était Dieu. Beaucoup ont perdu leur foi. Le poète Paul Celan a dit qu’il était impossible d’écrire après Auschwitz. Un propos bien compréhensible, même s’il ne s’est pas accompli !

Hitler voulait mettre l’Europe à sa botte. Churchill et de Gaulle luttaient contre lui. Avaient-ils l’idée d’un avenir partagé pour les nations européennes ?

La construction d’une Europe sur le modèle des Etats-Unis me paraît encore très lointaine »

Winston Churchill a prononcé un fameux discours en 1946, à Zurich, où il proclame la nécessité d’ériger les Etats-Unis d’Europe, auxquels, toutefois, le Royaume-Uni n’appartiendrait pas ! Une parenthèse : vous remarquerez que, dans le débat sur le Brexit, les deux camps se sont réclamés de lui. Je n’imagine pas un instant qu’il aurait pu se prononcer pour le Brexit dur défendu aujourd’hui par la Première ministre, Theresa May. Il y avait chez Churchill une forme de grandeur qui fait totalement défaut aux dirigeants actuels du Parti conservateur. L’union européenne représentait pour lui une solution face aux atrocités commises pendant la guerre. De Gaulle, un peu plus tard, partage ce point de vue favorable à une Europe des nations unies, sous la direction des gouvernements et des chefs d’Etat, et non pas d’une commission installée à Bruxelles. Dans les années 1930, rien de cela n’est possible. Le caractère destructeur du second conflit mondial et la chute du nazisme créent une nouvelle situation dans laquelle la construction européenne devient une idée plus réaliste.

A cette période, n’est-ce pas, plutôt qu’une hypothétique Europe unie, l’Union soviétique qui, malgré les crimes de Staline encore peu connus en Occident, alimente les espoirs ?

La bataille de la Somme, principale offensive de l'armée britannique sur le front ouest menée à partir du 1er juillet 1916, causa la mort de 20 000 soldats dès le premier jour.
La bataille de la Somme, principale offensive de l’armée britannique sur le front ouest menée à partir du 1er juillet 1916, causa la mort de 20 000 soldats dès le premier jour. © THE PICTURE DESK

L’URSS constitue d’abord un modèle alternatif au capitalisme. Il est très attractif pour les plus pauvres, les travailleurs et certaines couches de la paysannerie de l’Est. Mais la conséquence du triomphe du bolchevisme, c’est d’abord la division de la gauche dans tous les pays. Car une majorité proche de cette sensibilité politique refuse le modèle soviétique. En Allemagne comme en France. D’autre part, l’URSS est perçue comme un aiguillon par tous les partis populistes. De larges franges de la population se laissent gagner par la peur, pas seulement les hommes d’affaires, mais aussi les propriétaires, les classes moyennes, et même une partie des ouvriers. Ils sont prêts à se jeter dans les bras de l’extrême droite. La division de la gauche s’accompagne donc d’un renforcement de la droite radicale. L’Europe demeure loin d’un idéal.

Finalement, le long passé de rivalités historiques entre pays européens, qui culmine au xxe siècle, n’explique-t-il pas ce chemin si difficile vers une Europe unie, encore aujourd’hui ?

La construction d’une Europe sur le modèle des Etats-Unis me paraît encore très lointaine, et pas seulement à cause des différences de langue. L’impact de la Seconde Guerre mondiale a été si profond que, après 1945, une idée emporte tout : qu’il n’y ait jamais d’autres conflits. L’Union européenne vaut comme un sauf-conduit contre une autre guerre. Aujourd’hui, nous sommes à mille lieues du rêve des fondateurs. Nos motivations ont changé : nous nous satisferions d’une Union européenne qui fonctionnerait à peu près correctement. Quand nous étions 6 ou 10 pays à un niveau de développement égal, il était plus facile de progresser vers l’unification. Nous sommes désormais 28, bientôt 27, si l’on décompte le Royaume-Uni. Il est très difficile dans ces conditions d’aboutir à une politique commune. Les motivations des uns et des autres diffèrent profondément : certains pays ont adhéré parce que c’était pour eux la promesse d’une prospérité économique, d’autres parce qu’ils souhaitaient se protéger de la Russie, c’est évidemment le cas de tous les anciens membres du bloc soviétique. Résultat : le consensus et, a fortiori, l’unanimité pour décider des politiques tournent à la mission impossible. Dans le même temps, s’adapter à la mondialisation économique demeure un enjeu capital. Il suscite de nouvelles formes de populisme, un éloignement de l’idée d’union et la résurgence des nationalismes dans leur expression la plus brutale. Il y a pour moi une ligne directe entre la crise de 2008 et le Brexit.

Entretien : Pascal Ceaux.

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