/ © AFP

Charlie Hebdo : « Nous nous sommes tant aimés »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Des années De Gaulle aux années Hollande, de Mai 68 au 11-Septembre, l’histoire de Charlie Hebdo a toujours fait corps avec les convulsions de l’époque. Jusqu’à ce que les larmes étouffent le rire.

Charlie Hebdo est un journal. Mais c’est plus qu’un journal, ça a toujours été plus qu’un journal. C’est un genre de phare, de symbole. C’est pour cette raison que tant de lecteurs l’ont tant aimé. Et c’est pour cette raison aussi, hélas, que des fanatiques viennent de diriger leur haine mortelle contre lui.

L’histoire de Charlie Hebdo ? « Elle peut se résumer comme ça : « Nous nous sommes tant aimés ! » » Voilà ce qu’écrivait en 2004 François Cavanna, le fondateur du titre, en préface d’un ouvrage intitulé Les années Charlie. Trente-cinq plus tôt, avec une poignée d’autres allumés, cet écrivain français d’origine italienne avait fait jaillir de terre un hebdomadaire semblable à nul autre, qui allait chambouler pour longtemps, pour toujours, le monde de la presse francophone.

« Nous ne nous en rendions pas compte, sur le moment, confessait Cavanna en 2004. Nous vivions bien à plein notre aventure, plongés corps et tripes dans ce défi, dans ce pari d’ivrognes : faire un journal, un vrai, pas un fanzine de collégiens, sans un rond, et le sortir à l’heure précise, nous qui étions une demi-douzaine d’arsouilles sans la moindre formation de journalistes mais tous mordus au ventre par l’ambition de faire quelque chose de très beau, de très intelligent, de très dur, pour leur faire voir, à tous ces cons. (…) Et voilà : nous l’avons fait. Nous leur avons fait voir. A tous ces cons. »

L’aventure Charlie Hebdo, donc, débute en 1969. Année érotique. Année volcanique. On sort de Mai 68 et l’air du temps est à la fronde. Mais pour comprendre, il faut remonter à 1960, quand une bande de jeunes dessinateurs lancent un journal pour y publier leurs bandes dessinées. Ce sera Hara-Kiri. L’affaire est placée sous la tutelle de François Cavanna, ancien trieur de lettres au PTT, et de Georges Bernier, connu sous le pseudonyme de « Professeur Choron ». Reiser, Fred, Gébé, Topor, Cabu et Wolinski, entre autres, constituent le reste de l’équipe. Hara-Kiri n’est qu’un mensuel de bandes dessinées humoristiques, auxquelles viennent s’ajouter quelques textes sans grande prétention, mais son approche du genre est nouvelle. Anticonformiste sans être politique, il est à la fois influencé par les comics américains – singulièrement la revue Mad – et par la tradition française du dessin contestataire, de Caran d’Ache aux pamphlets anarchistes, en passant par La Bande des Pieds Nickelés. S’y ajoute une remise en cause au vitriol de tous les tabous. « Rien n’est sacré, professe Cavanna. Rien ! Pas même ta propre mère, pas même les martyrs juifs, pas même ceux qui crèvent de faim… Rire de tout, de tout, férocement, amèrement, pour exorciser les vieux monstres. C’est leur faire trop d’honneur que de ne les aborder qu’avec la mine compassée. C’est justement du pire qu’il faut rire le plus fort, c’est là où ça fait justement le plus mal que tu dois gratter au sang. » Le slogan du journal en résume parfaitement l’esprit : « Si vous avez deux francs à foutre en l’air, achetez Hara-Kiri, journal bête et méchant, sinon, volez-le ! »

.
.© DR

Alors que le numéro 10 vient d’être mis sous presse, la Commission de surveillance des publications dangereuses rend un rapport impitoyable : le journal est interdit d’exposition en kiosque et de diffusion par les messageries de presse. La parution se poursuit malgré tout, essentiellement pour les abonnés, mais les ventes dégringolent. En juillet 1967, les comptes sont au plus bas quand le mensuel tombe sous le coup d’une nouvelle interdiction, qui émane directement du ministère de l’Intérieur. Une fois de plus, Hara-Kiri va reparaître. Grâce à la montée de la contestation étudiante et ouvrière, il trouvera même un second souffle.

Juste après Mai 68, le mensuel s’enrichit de deux petits frères : Hara-Kiri Hebdo et Charlie, dont le titre est un clin d’oeil au dessinateur américain Charles Schulz, auteur de la série Peanuts et créateur du personnage Snoopy. Charlie, dont Wolinski sera le rédacteur en chef, publie les meilleurs représentants de la BD post-68 (Buzzeli, Pichard, Copi, Crépax, Reiser…), mais aussi des séries plus classiques qui ont cependant contribué à l’avènement de l’underground (Popeye, Dick Tracy, Li’l Abner…).

Quant à Hara-Kiri Hebdo, il se situe dans la lignée des revues-brûlots, comme L’Enragé, parues lors des événements du printemps 68. Si l’équipe est en grande partie identique à celle du mensuel, les sujets traités sont nettement plus politiques et touchent directement à l’actualité, tandis que le ton se veut plus mordant encore. Comme l’écrira Gébé, un de ses fondateurs, Hara-Kiri Hebdo était « le journal de la classe, qu’on se passait en cachette, qui vous valait des heures de colle, qui vous rangeait d’office dans le camp des rebelles. Avec les feutres, les pots de goudron et les bombes à peinture aux mains de ses lecteurs, il débordait sur le paysage. Murs, trottoirs, affiches, palissades, porches se transformaient en suppléments de l’Hebdo. » Le 9 novembre 1969, ce dernier annonce la mort du général De Gaulle en titrant : « Bal tragique à Colombey, un mort ». Quelques jours plus tôt, 146 jeunes ont trouvé la mort dans l’incendie d’un dancing à Saint-Laurent-du-Pont. La réponse du ministère de l’Intérieur ne tarde pas : Hara-Kiri Hebdo est interdit, officiellement pour pornographie.

La rédaction contourne la sanction en faisant paraître dès la semaine suivante un nouvel hebdomadaire : Charlie Hebdo. Brouillon, iconoclaste, assoiffé de liberté, hostile à tous les pouvoirs : le journal se veut représentatif de la jeunesse d’alors, dont une part important souhaite « vivre autrement ». Il ne cesse de gagner des lecteurs, porté par la notoriété de ses dessinateurs (Reiser, Gébé, Cabu…) autant que par les luttes pacifistes et écologistes dont il s’est fait le porte-voix. Le 10 juillet 1971, à l’appel de Charlie Hebdo, plus de 15 000 personnes manifestent aux abords de la centrale du Bugey, dans l’Ain. La grande journaliste François Giroud, fondatrice de L’Express, écrit alors que le journal « marque un renouvellement, traduit une nouvelle sensibilité, répond au besoin d’une nouvelle couche de lecteurs ».

En 1974, le journal prend pour la première fois une position politique explicite et appelle à voter pour le candidat socialiste à la présidentielle, François Mitterrand. Aux côtés des dessins, les articles acquièrent une place de choix, renforcée par l’arrivée de nouvelles plumes (Coluche, Jean-Patrick Manchette, Jackie Berroyer, Pierre Desproges…).

L’époque change. La présidence de Giscard d’Estaing fait souffler sur la France un vent de libéralisme. La crise pétrolière douche les utopies des sixties. Charlie Hebdo correspond moins à l’air du temps. Ses lecteurs le quittent. Cavanna, par ailleurs, peine à éteindre les divisions qui se multiplient au sein même de la rédaction. Quand Wolinski annonce qu’il va travailler en parallèle pour L’Humanité, le quotidien du Parti communiste, l’une des cibles préférées de Charlie Hebdo, c’est la consternation. Dans un texte publié par les deux journaux concernés, le dessinateur est sommé de justifier son choix.

Le déclin de Charlie Hebdo semble irrémédiable. La vraie-fausse candidature de Coluche à l’élection présidentielle, sur le thème « un pour tous, tous pourris », ressemble à un dernier baroud d’honneur. Mais les ventes continuent de baisser… L’arrivée de Siné, ancien dessinateur vedette de L’Express et fondateur de L’Enragé, ne suffit pas à renverser la vapeur. Le 11 janvier 1982, Charlie Hebdo dépose son bilan.

.
.© DR

La plupart de ses dessinateurs se recasent tant bien que mal dans la presse quotidienne. D’autres appuient des initiatives éparses pour recréer un journal satirique. Toutes les tentatives échouent au bout de quelques numéros. Un frémissement accompagne cependant la naissance de La Grosse Bertha, en 1991. Mais bien vite, la rédaction est secouée par des désaccords internes. Le rédacteur en chef, Philippe Val, veut ancrer le journal à gauche et laisser une place importante aux articles politiques. La direction n’est pas du même avis. Val est licencié. Une partie de l’équipe le suit.

La suite, Philippe Val la racontera dans son premier édito pour Charlie Hebdo. « Accusés de vouloir faire un « torchon écolo rosâtre », un « journal favorable à l’establishment », une « feuille tiers-mondiste », un « brûlot lycéen », nous voilà donc à la rue. Entre mous politiques, tels que Siné, Willem, Cabu, pour ne citer que les plus mous, nous nous sommes retrouvés dans un café. Au moment où les plus courageux d’entre nous entrevoyaient sournoisement la perspective de quelques jours de répit, Cabu s’écria : « Il faut sortir un nouveau journal mercredi prochain. » Aussitôt, on s’est mis à chercher un titre. Le lendemain midi, comme on cassait la croute avec quelques grands anciens, Wolinski s’est écrié : « Et pourquoi vous ne reprendriez pas Charlie Hebdo ? » « C’est libre, allez-y ! », dit Cavanna. »

Le 1er juillet 1992, Charlie Hebdo reparaît après dix ans d’absence. Presque tous les membres de l’ancienne équipe intègrent la rédaction, à commencer par Cavanna. En revanche, le rédacteur en chef, Philippe Val, est un nouveau venu. Les dessinateurs Cabu, Willem, Plantu et Tignous, le chanteur Renaud, l’économiste Bernard Maris (sous le pseudonyme Oncle Bernard) et quelques autres complètent la rédaction.

Rapidement, Charlie Hebdo reconquiert une partie de son ancien lectorat. A la faveur des grandes manifestations de 1995, son audience s’élargit. Le mouvement social met en lumière une nouvelle génération de dessinateurs (Charb, Luz, Riss…), proche des mouvements associatifs, de la gauche radicale ou de l’écologie politique. Le journal se signale aussi par son combat contre l’extrême droite. Il lance une pétition en faveur de l’interdiction du Front national et mène des actions anti-FN à Toulon et Strasbourg.

En renforçant le secteur de l’information grâce à des journalistes venus de la presse traditionnelle, et en s’assurant les services de signatures de renom (l’écrivain Michel Polac, le dessinateur Tardi, l’auteur de polars Frédéric Fajardie…), Charlie Hebdo décroche quelques scoops et sort définitivement de la marginalité. « Charlie Hebdo n’est pas Hara-Kiri. C’est un journal politique, de gauche et responsable », précise alors Cabu. Wolinski complète le propos : « Le provoc de l’ancien Charlie était nécessaire pour revendiquer des réformes comme l’avortement ou la pilule. Aujourd’hui, on se bat pour que les acquis de l’époque soient conservés. La provoc pour la provoc n’a aucun sens. Charlie n’a pas une vocation de pornographe ».

L’éclatement de la guerre au Kosovo en 1999 va cependant porter un coup dur à l’essor du journal. Dans ses éditoriaux, Philippe Val prend parti pour l’intervention militaire de l’Otan. Aux yeux de nombreux lecteurs proches de la gauche radicale, le rédacteur en chef passe désormais pour un va-t-en-guerre, un suppôt de l’atlantisme. Dans les pages même de Charlie Hebdo, certains contestent les positions du rédacteur en chef. Une ligne de fracture se dessine. Schématiquement, elle oppose « radicaux », parmi lesquels Charb et Siné, et « modérés », enclins à une ligne plus conciliante vis-à-vis du gouvernement de gauche plurielle alors au pouvoir.

Les élections européennes de juin 1999 aggravent les tensions. En reportage aux Etats-Unis, Philippe Val envoie à la rédaction une carte postale dans laquelle il appelle à voter pour la liste de Daniel Cohn-Bendit, héros de Mai 68 devenu porte-drapeau des Verts. Dans la même édition du 9 juin, sont également publiés un courrier de la ministre Dominique Voynet et une interview d’Alain Lipietz, deux autres dirigeants du parti écologiste. En réaction, un sondage interne est mené auprès des vingt-cinq salariés et collaborateurs de Charle Hebdo. Il place en première position la liste trotskyste d’Arlette Laguiller et Alain Krivine, juste devant les Verts. Les résultats sont publiés dans un bas de page, à l’insu de Philippe Val. A son retour, le rédacteur en chef est furieux. Cavanna, le père fondateur, se dit « bouleversé de voir l’esprit de clan s’insinuer à Charlie« .

En janvier 2000, une nouvelle formule est lancée pour permettre au journal de rebondir. La maquette est dépoussiérée. L’espace dédié à la culture et aux médias augmente. Les ventes remontent, lentement. Selon les numéros, la diffusion payante oscille entre 70 000 et 100 000 exemplaires. Bernard Maris puis Gérard Biard sont nommés rédacteurs en chef adjoints. L’un comme l’autre incarnent le nouveau visage de Charlie Hebdo, impertinent mais pas irréfléchi, davantage politique que satirique.

Au même moment, l’émergence de la galaxie altermondialiste refait de Charlie Hebdo un symbole. Le journal figure parmi les membres fondateurs de l’association Attac, qui milite pour l’introduction d’une taxe sur les transactions financières spéculatives. En juillet 2000, Charlie Hebdo organise à Millau un grand rassemblement de soutien à la Confédération paysanne, dont le leader, José Bové, est menacé de poursuites judiciaires suite au saccage d’un restaurant McDonald’s. Sur le podium de Millau : les caricaturistes de Charlie, mais aussi Noir Désir, Manu Chao et Zebda.

Dans ses éditoriaux, Philippe Val pourfend la « marchandisation libérale ». Mais il prend aussi ses distances avec la mouvance altermondialiste, qu’il accuse de dérive antiaméricaine et anti-israélienne. La rédaction, toutefois, continue d’abriter des personnalités aux opinions politiques et philosophiques très diverses… Ce qui les rassemble ? Un même penchant pour la subversion. Et l’attachement à un principe qui rend l’expérience Charlie Hebdo très singulière dans le paysage médiatique : le refus de toute publicité dans ses colonnes. Charlie ne vit que grâce à ses lecteurs.

Les journalistes de Charlie Hebdo ne le savent pas encore mais leur destinée va basculer le 8 février 2006. Ce jour-là, l’hebdomadaire ouvre ses pages à une série de caricatures du prophète Mahomet, précédemment publiées dans le quotidien danois Jyllands-Posten. Charlie Hebdo réaffirme par ce geste son ADN : le sens de la provoc, la nique à toutes les religions, le refus de la censure et de l’autocensure. A la Une, le dessin de Cabu est particulièrement éloquent. « Mahomet débordé par les intégristes », annonce-t-il. De la bouche du prophète, s’échappe une lamentation : « C’est dur d’être aimé par des cons. »

Le numéro soulève un tollé. Une multitude de musulmans expriment leur indignation. La Mosquée de Paris, l’Union des organisations islamiques de France et la Ligue islamique mondiale intentent un procès à Charlie Hebdo. « Les caricatures poursuivies comme toutes celles qui figurent dans ce numéro de l’hebdomadaire ont, par leur publication, participé au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression », tranchera le tribunal de Paris, en mars 2008, inscrivant un point final à une saga judiciaire de deux ans.

La même année 2008, le dessinateur Siné quitte le navire, suite à une vive altercation avec Philippe Val, au sujet d’une chronique sous-entendant que Jean Sarkozy, le fils du président, se convertirait au judaïsme par ambition sociale. Philippe Val y a vu une ambiguïté susceptible de faire le lit de l’antisémitisme. Siné a refusé de revenir sur ses propos. Divorce.

Si les intégristes religieux (et en particulier les islamistes ultras) semblent devenus les bêtes noires de Charlie, les auteurs du canard se déchaînent aussi, pêle-mêle, contre le pape Benoît XVI, les chasseurs, les toreros, les fumeurs, les militaires, les dictateurs (de Khadafi à Omar Bongo), les politiques (de Marine Le Pen à Dominique Strauss-Kahn)… Pas en reste d’une vacherie, Luz publie un bouquin intitulé J’aime pas la chanson française, dans lequel il se paye la tronche de Vincent Delerm, Henri Salvador, Bénabar, Carla Bruni et quelques autres monstres sacrés.

En mai 2009, Philippe Val quitte Charlie Hebdo pour devenir le directeur de la chaîne radio France Inter. Charb le remplace aux commandes du journal, qui renoue avec une ligne plus satirique, moins politique.

Dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, un incendie criminel dévaste le siège de la rédaction. Ces attaques surviennent le jour même de la sortie d’un numéro spécial Charia Hebdo, « avec Mahomet pour rédacteur en chef invité ». Il s’agit par ce pastiche de « célébrer » la victoire des islamistes du parti Ennahdha en Tunisie. « 100 coups de fouet si vous n’êtes pas morts de rire ! » prévient le prophète, en couverture du journal. Tous n’ont pas ri. Dès la diffusion de l’image sur les réseaux sociaux, les commentaires indignés pleuvaient. La rédaction a reçu des menaces de mort par mails. Son site a été piraté – la page d’accueil remplacée par une photo de La Mecque et des versets du Coran. Et puis, il y eut cette attaque au cocktail Molotov… « Pas question de laisser le terrain aux islamistes, donc on continuera », prévient alors Charb.

Charb et les siens ont continué. Jusqu’au bout.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire