"Dans un monde technologisé, on n'aime que l'inoxydable" © Franck Ferville pour Le Vif/L'Express

« Aujourd’hui, un médecin généraliste consacre 25 % du temps d’une consultation à regarder ses écrans »

Philosophe spécialiste des sciences, Jean-Michel Besnier porte un regard éclairé et critique sur les transformations technologiques de nos sociétés. Il redoute que  » l’artiste de la médecine  » qu’était le médecin traditionnel disparaisse au profit de  » l’ingénieur  » gestionnaire de signaux.

En quoi la vision de la santé a-t-elle changé dans nos sociétés occidentales ?

Aujourd’hui, la santé, c’est le bien-être. Ce n’est plus la  » non-maladie « , depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en a proposé une nouvelle définition, en 1946, en tant que production d’un bien-être, individuel et collectif, auquel tout le monde doit pouvoir aspirer. A partir de ce jour-là, le médecin a cessé d’être seulement celui qui soigne, mais est aussi devenu celui qui apporte du confort. Dès l’instant où l’on définit la santé de cette façon, on entre dans le domaine de l’illimité : on attend de son médecin le bonheur, la super-forme, la performance…

La technologie permet des avancées médicales prodigieuses, notamment dans le domaine de la génétique. Quel regard portez-vous sur l’horizon qui s’ouvre devant nous ?

La médecine connectée, prédictive et personnalisée, va beaucoup nous apporter, mais je crains fort qu’elle serve la mécanique corporelle, et non l’humain. A l’évidence, nous allons devenir de plus en plus  » animalisés « , puisque ce que promet la technologie, c’est la survie et la longévité ; autrement dit, tout ce qu’il y a d’animal en nous. Le médecin traditionnel avait trois instruments à sa disposition : l’auscultation, la palpation et l’entretien clinique. Il savait circonscrire un symptôme et l’expliquer. Cet artiste de la médecine va disparaître, au profit de  » l’ingénieur  » gestionnaire de signaux, le data scientist – l’analyste des données -, qui relève les mesures prises par les bracelets électroniques, les implants, les biocapteurs. Le diagnostic ne sera bientôt plus établi sur la base d’une explication de votre symptôme, mais en fonction de la corrélation de ce symptôme avec les statistiques livrées par les données.

1950 : Naissance à Caen.

1974 : Agrégation de philosophie.

1987 : Doctorat en sciences politiques.

1994 :Tocqueville et la démocratie. Egalité et liberté, Hatier.

2000 :Peut-on encore croire au progrès ?, PUF.

2012 : L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard.

2015 : Un cerveau très prometteur. Conversation autour des neurosciences, avec Francis Brunelle et Florence Gazeau, Le Pommier.

Le praticien peut toujours ajouter à ces data des éléments de la biographie de son patient, non ?

S’il prend encore le temps de les recueillir, ce qui impose d’échanger avec le malade. Aujourd’hui, un médecin généraliste consacre 25 % du temps d’une consultation à regarder ses écrans. Combien de gens sortent de chez leur docteur en disant :  » Il ne m’a pas regardé !  »

Si l’on associe le contact humain aux statistiques, cela peut pourtant donner une  » supermédecine « …

Aujourd’hui, un médecin généraliste consacre 25 % du temps d’une consultation à regarder ses écrans

Oui, mais le tout est de savoir si, aujourd’hui, ce n’est pas ou l’une ou l’autre. Je suis alarmé lorsque j’entends parler de  » réparation  » de l’organisme humain, et non plus de soin. Les transhumanistes – mais ils ne sont pas les seuls – présentent la maladie comme une  » panne « . Nous sommes là dans la mécanique pure et simple, alors que la maladie modifie la vision de la vie, les réactions de l’entourage, en d’autres termes, notre présence au monde. Ce qui disparaît, c’est tout ce qui relève de l’intériorité et de la dimension symbolique propre à l’être humain : l’esprit, l’imagination, les émotions, la sensation…

Sommes-nous, sur ces questions, prisonniers d’une pensée binaire ?

Je le crois, parce que ce mode de raisonnement est plus simple dans un monde compliqué. Les technologies numériques induisent cette binarité. Si vous transcrivez toute réalité en suites de 0 et de 1, il n’y a pas de place pour le 3. Nous attendons aujourd’hui des réponses univoques, alors que l’humain est le contraire de cela : il est fait de volonté, de sensations, de désirs, d’émotions, de complexité… Mais si vous acceptez d’être réduit à un être de pulsions, dominé par ses gènes, il est incontestable que vous serez bien  » traité  » par les technologies. Exactement comme votre voiture l’est chez le garagiste.

Cette mise en chiffres de l’humain que vous évoquez n’est pourtant pas nouvelle…

Ce mouvement remonte au XIXe siècle, lorsque la science statistique d’Adolphe Quetelet a inventé l' » homme moyen « , qui résulte des calculs, qui est comptabilisé et dénombré dans de grandes bases. Cet homme-là était utile à la science et à la société. Il a correspondu à la montée en puissance des sociétés industrielles manufacturières et à la gestion des flux de population – les exodes ruraux – qui en ont découlé. Les prémices du travail à la chaîne ont fait naître l’humain mécanisé, celui des Temps modernes, décrit en fonction de ses performances et de ses compétences. Dans son livre Le Travailleur, publié en 1932, l’écrivain allemand Ernst Jünger détaille la transformation de l’individu en  » type  » à l’occasion de la guerre de 1914-1918. Lors de ce conflit, les hommes, revêtus d’uniformes, ont perdu leurs signes d’appartenance sociale, ils ont été assujettis à une technologie monstrueuse qui leur a donné un sentiment d’impuissance absolue. Notre société s’est édifiée par la suite sur cette typologie, réduisant les individus à des spécimens de l’espèce. Regardez les Gafa (NDLR : Google, Amazon, Facebook et Apple) : ils nous demandent toujours de nous définir en termes de profil. Nous ne les intéressons qu’en tant que supports d’information.

La vision mécaniste du vivant ne relève-t-elle pas aussi d’une tradition philosophique ?

Ce qui fait de nous des êtres humains, c’est notre capacité à utiliser le langage à des fins de dialogue

Le réductionnisme a commencé avec les Temps modernes, en effet, et la prévalence d’une vision mécaniste du monde : celle de Descartes. Le philosophe français postulait que toute pensée rationnelle s’appuie sur quelque chose de tangible. Au XVIIIe siècle, Julien Offray de La Mettrie a poussé cette logique à son comble en soutenant dans son ouvrage L’Homme machine que corps et esprit ne sont pas deux substances différentes, mais une seule. Selon cette conception, l’homme est une émanation du corps, une sophistication de la matière, en quelque sorte. Le plus terrible est que la déshumanisation provoquée aujourd’hui par l’évolution des techniques suscite une adhésion volontaire et inconsciente. Moins nous aimons l’humain, plus nous aimons les machines.

Que faire pour tempérer l' » euphorie technologique  » que vous dénoncez ?

« Je suis alarmé lorsque j’entends parler de « réparation » de l’organisme humain, et non plus de soin. »© Amélie Benoist/Reporters

Il est urgent de réconcilier les humains avec leur humanité. C’est-à-dire avec leur vulnérabilité fondamentale. Aujourd’hui, on tente par tous les moyens de chasser cette fragilité. Dans un monde technologisé, on n’aime que l’inoxydable. Les gens ont intégré l’idée que la souffrance, le vieillissement, la mort étaient mauvais. Dans les sociétés archaïques, ces répulsions n’existaient pas. Mais le jour où les gens prendront conscience des privilèges qu’il y a à être humain dans un environnement peuplé de robots androïdes et de machines, ils penseront différemment… Pour cela, il faut imaginer un monde dans lequel les humains seraient parfaits, où nous n’aurions plus besoin de désirer, puisque rien ne pourrait nous ébranler. Un monde dans lequel nous n’aurions plus besoin de dialoguer – si je suis parfait, je suis dans l’autosuffisance. Un monde – celui de la technologie – qui transformerait notre univers de langage en système de signaux exploitables et  » intensifiables « .

Que voulez-vous dire plus précisément ?

Un signal est un message adressé à quelqu’un qui doit y répondre par un comportement. La technologie, qui cherche l’univocité, agit afin que le message transmis produise bien la satisfaction de l’attente. Or, ce qui fait de nous des êtres humains, c’est notre capacité à utiliser le langage à des fins de dialogue : un signe appelle un autre signe. La société actuelle fait prévaloir le signal sur le signe et, face à cela, il faut organiser la résistance.

Quelle forme doit prendre cette lutte ?

Je pense que les micropouvoirs auront, dans l’avenir, un impact considérable. Si l’Europe a tordu le bras à Google en l’obligeant à respecter le droit à l’oubli, c’est grâce à une mobilisation venue  » d’en bas « . Autre exemple : les associations de patients. Dans le domaine médical, elles sont le ferment d’une résistance qui oblige les mandarins à adopter d’autres comportements. Ces réactions de terrain, en s’agrégeant, produisent des îlots valorisant l’intériorité et la symbolique.

Est-ce cela, la sagesse d’aujourd’hui ?

J’en suis convaincu ! Les modèles classiques de sagesse reposaient sur l’idée qu’être sage, c’est trouver sa juste place. Mais dans le monde de la liquéfaction, de la  » désubstantialisation  » qui est le nôtre, cette idée de  » trouver sa place  » n’a plus de sens. Alors, que faire ? Soit l’on sombre dans le cynisme, soit l’on conclut que la sagesse consiste désormais à opter pour la résistance, une résistance non pas réactionnaire et rétive au progrès technologique, mais agissante. On peut résister de mille façons, vous savez. Le professeur que je suis a interdit à ses étudiants d’utiliser l’ordinateur pendant le cours sur les technologies numériques. Je leur ai confié :  » Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point je m’embête lors de nos séances ; je ne vois plus vos yeux, et si je ne vois plus vos yeux, je n’ai plus rien !  » Pour moi, il y avait là tout un symbole : le refus que mon enseignement ne soit perçu que sous la forme d’une information à archiver et à faire circuler.

Vos étudiants ont-ils respecté la consigne ?

Absolument ! Ils ont pris des notes manuscrites, ils ont davantage parlé, ce qui nous a permis d’entrer dans une autre dimension. Ils ont retrouvé, avec le plaisir de l’improvisation, le sens de la réflexion collective.

Par Claire Chartier – Photos : Franck Ferville pour Le Vif/L’Express

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