L'auteure turque Asli Erdogan. © Capture d'écran Youtube

Asli Erdogan : « Mon procès est absurde »

Le Vif

L’auteure turque Asli Erdoan a passé 132 jours en prison l’an dernier pour sa participation au quotidien pro-kurde Özgur Gündem, interdit depuis. A un mois d’un référendum crucial, l’écrivaine dénonce un pouvoir quasiment omnipotent, proche du nazisme.

Asli Erdogan a passé 132 jours en prison l’an dernier. La romancière traduite en sept langues a rejoint les quelques 150 journalistes et chroniqueurs incarcérés en Turquie depuis le coup d’état manqué du 15 juillet 2016. Libérée sous conditions fin décembre, Asli Erdogan (sans lien de parenté avec le président turc Recep Tayyip Erdogan) sera à nouveau face aux juges ce mardi 14 mars au tribunal d’Istanbul. A un mois d’un référendum crucial, l’écrivaine dénonce un pouvoir quasiment omnipotent, proche du nazisme.

Vous êtes jugée pour « appartenance à un groupe terroriste » et « atteinte à l’unité de l’Etat ». Que pensez-vous de ces accusations ?

Ce procès est absurde. Je risque la prison à vie simplement pour avoir tenu un rôle de conseiller auprès d’un quotidien alors qu’il était publié légalement en Turquie. C’est une première de toute l’histoire : jamais un rôle de conseiller n’a été passible de la perpétuité. Il est tellement évident que les autorités ont choisi ce prétexte pour m’arrêter. Le procureur a décrété que le fait que je sois conseillère d’Özgur Gündem faisait de moi un membre du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation terroriste selon la Turquie, les Etats-Unis et l’UE). Comme preuve, il a mis quatre de mes chroniques écrites pour ce journal dans le dossier. Mais est-ce que quelqu’un qui écrit sur la mafia par exemple est forcément un membre de l’organisation? D’ailleurs, ni dans mes romans ni dans mes chroniques je n’utilise l’acronyme PKK ou le nom du groupe. Ce procès est politique. C’est une guerre psychologique et une chasse aux sorcières. Je pouvoir teste pour savoir jusqu’où il peut aller.

Pourquoi les autorités voudraient-elles vous faire taire ?

Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai été arrêtée. Dans un sens, mon cas est totalement ridicule, car je suis avant tout une auteure de prose poétique. Mon audience est limitée. Je ne suis pas une auteure très populaire et ne l’ai jamais été. Mon style est difficile pour beaucoup de gens. Dans un autre sens, c’est peut-être ce qui a mis en colère le pouvoir. Je suis une écrivaine traduite en sept langues, une femme et non kurde. Les autorités se sont demandées ce que je faisais à Özgur Gündem. Je pense qu’ils ont voulu me punir et faire de moi un exemple.

Etes-vous toujours en mesure d’écrire librement en Turquie ?

Une des raisons pour lesquelles j’ai été arrêtée était de m’empêcher de travailler. Quand de telles forces essaient de vous réduire au silence, votre première réaction est de résister, mais en même temps, quelque chose s’est cassé en moi. Soudain, je me retrouve à porter une croix. L’ironie est que je ne suis pas la grande figure politique que le monde s’imagine. Je ne suis qu’une écrivaine qui écrit dans les marges de la littérature. Je suis une existentialiste. Je m’intéresse à la mortalité et à la condition humaine. Je suis devenue un symbole de la pression contre les médias et les intellectuels en Turquie. Je suis libre, mais plus de cent journalistes et écrivains sont encore en prison. Je sais que si je dis un mot de travers, je peux retourner en prison.

Vous êtes toujours privée de passeport ?

Oui, mon passeport a été confisqué. C’est d’autant plus frustrant qu’au cours des derniers mois j’ai reçu quatre prix littéraires en Europe et que je ne peux pas m’y rendre. Dans le passé, j’ai été écrivaine en résidence en Belgique, en France, en Allemagne et dans d’autres pays. Ces programmes me permettaient de me concentrer sur l’écriture. Je ne peux plus en profiter. Ma source de revenus est coupée. Je ne peux pas écrire chez moi le soir à Istanbul dans la crainte que la police revienne me chercher. Si cette situation se prolonge, ce sera un autre coup fatal pour moi.

Dans le recueil « Le silence même n’est plus à toi* » vous décrivez des scènes très douloureuses de l’histoire récente de votre pays…

Les tragédies humaines sont ma principale obsession. Dans mon premier ouvrage, « Le Mandarin miraculeux* », mon personnage est une femme qui ne voit que d’un seul oeil. Par cette image, je confessais déjà que je ne vois qu’un côté des choses, la face noire du monde. Dans ce cas, en Turquie, vous ne pouvez éviter la question kurde ou arménienne. Cette terre a tellement de tragédies. « Le Bâtiment de pierre »* est un ouvrage sur la torture et la trahison, mais j’utilise aussi des thèmes comme les anges ou la folie. Donc clairement, ce n’est pas un ouvrage politique au premier regard. Mais sous la surface, je traite d’un système qui oppresse l’individu.

Est-ce que vous avez les moyens de résister ?

Ma seule forme de résistance pour le moment c’est de parler et d’écrire. Je dis la vérité, la réalité telle que je la perçois. Mon procès échappe à toute logique. Je vais continuer à le dire non seulement pour ma défense, mais aussi pour donner une image claire de ce qui se passe en Turquie.

Que pensez-vous du référendum constitutionnel du 16 avril en vue d’établir une « superprésidence » en Turquie ?

J’essaie d’avoir le recul et l’analyse d’une intellectuelle. Ce n’est pas une question d’être pour ou contre l’AKP (Parti islamo-conservateur de la Justice et du Développement, majoritaire, fondé par le président Erdogan en 2001). Pour moi, les signaux sont terrifiants. Le régime est en passe de devenir omnipotent. Ma crainte n’est pas liée à la personnalité ou à l’idéologie politique de telle ou telle personne. Je serais très inquiète même si un parti de gauche accumulait autant de pouvoirs. Le pouvoir est trop dangereux, il doit être contrôlé. Je suis la preuve parfaite que si le système judicaire est sous le contrôle total du parti au pouvoir, c’est la fin. On est proche du nazisme. Pendant le nazisme, si vous étiez contre le pouvoir, on vous mettait dans un camp de concentration, sans procès. Nous sommes plus ou moins dans la même situation.

Croyez-vous que le oui va l’emporter ?

Je suis plus pessimiste que mes amis. En effet, je crois que le oui va l’emporter. Les autorités turques ont un mobile : elles veulent montrer au monde qu’elles ont le peuple derrière elles. Elles sont en quête de légitimation.

Propos recueillis par Stéphanie Fontenoy

* publiés chez Actes Sud

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