American Vertigo

Avec la tuerie de Virginie, sorte de meurtre du 21e siècle en direct sur Facebook, les Etats-Unis « innovent » une nouvelle fois de la pire manière. A intervalle régulier, le « pays-monde » offre ainsi ses excès en pâture à la presse planétaire et locale. Du coup, les clichés ressurgissent. Mais ce pays tout en contraste mérite mieux que des analyses approximatives. De retour des Etats-Unis, et sans nous prendre pour Alexis de Tocqueville, tentons d’explorer, sans préjugés, la complexité étasunienne.

La question raciale. Cet été, Il n’y avait pas une semaine sans que les télévisions nationales ne couvrent Ferguson d’où sont parties les fameuses manifestations bientôt transformées en émeute. Cette petite ville du Missouri catalyse le mal-être résiduaire du peuple noir, face à ce qui est vécu comme un acharnement policier à caractère raciste. USA Today, quotidien libéral (centre-gauche), a calculé que depuis 30 ans, les poursuites policières ont fait au moins 300 morts par an et un nombre incalculable de blessés. Certains sont d’authentiques bandits de grand chemin cambrioleurs récidivistes voire serial killers mais d’autres, victimes de balles perdues, sont de paisibles passants ou automobilistes qui n’eurent que le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Notons que parmi les victimes de ces « chasses » figurent également des policiers. En conclure, comme on le fait en Europe, que les Etats-Unis n’ont toujours pas dépassé la question raciale, c’est aller un peu vite en besogne. Si noirs et blancs se mélangent peu et si les couples mixtes restent l’exception, les Afro-américains vivent en excellente intelligence avec les « Caucasiens » ainsi d’ailleurs qu’avec les autres groupes ethniques, latino et asiatique. Ces quatre groupes font d’ailleurs l’objet de statistiques – interdites chez nous – mais qui, là-bas, sont bien utiles pour circonscrire les problèmes inhérents à chaque catégorie. Car comment lutter contre l’exclusion scolaire ou l’entrée précoce dans la délinquance si on ne dispose d’aucun chiffre ?

L’insécurité. L’Européen moyen a, des Etats-Unis, l’image d’un pays sécuritaire où chaque citoyen, en vertu du IIe Amendement à la Constitution – qui a oublié cet épargnant scrupuleux qui ressort de sa banque avec une carabine comme cadeau dans Bowling for Columbine de Michael Moore ? – dispose d’un arsenal d’armes en tout genre dans son grenier ou dans sa cave. Le touriste relie d’ailleurs les nombreuses tueries collectives sur les campus à cette liberté stupide venue du fond des âges où l’ancêtre pionnier risquait de tomber sous les coups d’un grizzly ou d’un Peau-Rouge. En réalité, le résident européen se rend vite compte que hormis dans certaines banlieues classées « à éviter » par les guides touristiques, la vie aux USA est résolument paisible. Les « shérifs » sont nombreux, mais discrets, s’inscrivant en somme dans le paysage. Le sentiment d’insécurité très présent en Europe disparaît là-bas dès les premières heures. La pauvre étudiante française embarquée manu militari et emprisonnée pendant 24 heures parce que les autorités n’ont pas cru à son histoire de jeune fille au pair a fait les choux gras de la presse, mais, en général, les flics locaux sont plutôt sympas et souriants avec les étrangers. Comme ils ne comprennent pas votre Globish et que vous ne comprenez pas leurs questions, fournissez-leur un ID (pièce d’identité) et, généralement, ils préfèrent en rester là. En revanche, les « tickets » (amendes de roulage) ne sont pas rares.

L’injustice sociale. Malgré la mise en place de l’ObamaCare, qui oblige les compagnies d’assurance à accepter quiconque souhaite une couverture santé, et ce, pour un prix décent, 35 millions d’Américains n’ont toujours pas accès aux soins de santé courants. L’ObamaCare est obligatoire sous peine d’une amende de 90 dollars par mois et par personne. Une somme apparemment trop modique qui fait que certains « exclus » préfèrent payer l’amende plutôt que s’assurer ! Et tordons le cou à un vieux canard : si, victime d’un accident de voiture, un patient se présente ensanglanté aux Urgences d’un hôpital, mais sans assurance, l’institution ne lui demandera pas sa carte de crédit. Laissez cela aux séries américaines.

Les sans-abris (homelesses) sont légion, il est vrai. Mais, outre qu’ils se multiplient également sur notre continent, vous apprendrez qu’il s’agit pour certains d’une question d’honneur : surtout ne pas émarger d’une aide sociale et dépendre de « ces troufions de politiciens de Washington ». D’autres cumulent la mendicité avec un logement social. L’idée qu’il n’y a pas de sécurité sociale aux Etats-Unis est fausse. Sans vouloir être angélique, mentionnons qu’Etats, cantons et municipalités prévoient des aides de toutes sortes. Les logements qui sont proposés à certains réfugiés feraient pâlir d’envie la classe moyenne belge. Handicapés, personnes âgées et vétérans de guerre disposent d’une couverture sociale alléchante. On n’a jamais vu des boat-peoples quitter la Floride pour se réfugier à Cuba. Il faut croire que l’Américain dans le besoin, sans doute avec le soutien de sa religion, trouve son bonheur malgré l’adversité.

L’éducation. C’est sans doute le gros point noir du pays. L’accès à un enseignement de qualité est hors de prix. Trouver une école, une high-school (lycée) ou un collège (préparation à l’Université) public, gratuit et de qualité relève du parcours d’obstacle. Dans certaines écoles privées aux 25.000 dollars annuels, on trouve des classes de 7 élèves alors que dans l’école publique d’en face, ils sont parfois 40 avec une surreprésentation de latinos et d’Afro-Américains. Véritables institutions de relégation, ces écoles offrent un enseignement basique dont le niveau est environ de deux ans inférieur au nôtre.

L’égalité des chances est encore une idée à creuser aux USA. L’ascenseur social ne concerne qu’une poignée – les premiers de classe -, tandis que les classes fortunées s’autoalimentent en aristocratie d’un nouveau type. Toutefois, les prestigieuses et impayables universités offrent des bourses aux plus talentueux quelle que soit leur origine ethnique ou sociale (à Harvard, 50% des étudiants sont boursiers !). Pour le solde, les étudiants empruntent (Barack Obama a récemment annoncé avoir payé sa dernière traite !). Ces emprunts constituent peut-être une des bulles financières à venir, mais pour ceux qui trouveront un travail à la hauteur de leurs ambitions, leur rémunération sera à mille lieues des salaires belges (40.000 dollars mensuels pour un médecin généraliste), ce qui leur permettra de rembourser rapidement. Le sport peut également être une porte de sortie : l’université finance vos études pendant que vous représentez ses couleurs dans les différents tournois universitaires. Ces obstacles forment précocement la jeunesse à la débrouillardise. Au final, ces jeunes gens ont l’opiniâtreté d’un PDG, ce qui tranche avec certains de nos étudiants, habitués à tout recevoir sur un plateau d’argent.

Le puritanisme. L’affaire du site en ligne spécialisé dans l’adultère (Ashley Madison) et les pitoyables excuses de ses clients hackés et outrés viennent encore le démontrer : les deux faces de Janus cohabitent dans une Amérique terriblement puritaine, mais, par ailleurs, toujours championne de l’industrie du sexe et de la pornographie (dans quel autre pays pourrait-on faire une distribution gratuite en rue de sex toys ? Quid du cow-boy nu de Time Square ?). De même, s’il vaut mieux taire son homosexualité dans l’Utah profond, dans quelle autre partie du monde peut-on trouver, comme à Cape Cod, une plage 100% lesbienne ?

La mentalité. De ce côté-ci de l’Atlantique, l’Américain est vu comme un hyper-consommateur hédoniste naïf et hypocrite. Une sorte de tube digestif dont l’occupation favorite est, au mieux, la pêche à l’Espadon ou à la truite ; au pire, la fréquentation quasi quotidienne d’immenses malls (centres commerciaux). Lorsqu’il sourit, c’est qu’il attend quelque chose de vous en retour. Bref : un veau méprisant, sans goût et sans finesse. Image d’Epinal ? Le Nouveau Monde mérite ce qualificatif. Les gens là-bas peuvent cumuler jusqu’à trois métiers pour s’offrir le bonheur de rencontrer des besoins inutiles. L’Américain qui vous montre son bateau amarré, sa SUV triple essieux, sa villa avec piscine, souvent, ne possède rien. Il a tout acheté à crédit. Mais son appétit d’ogre pour tout ce qui brille n’en fait pas forcément un être superficiel. Pour celui qui le veut bien, la délicatesse et le bon goût sont présents partout, à prix abordable. En outre, dans ce pays multiethnique, la notion « d’Américain » n’a plus grand sens. Ils viennent de partout.

L’immigration. Les Native Americans (Indiens) mis à part – et encore, ils ont traversé le détroit de Bering -, tous les Américains sont des immigrés. Ils ne l’oublient pas et en sont fiers. Ce statut est censé les aider à affronter l’intarissable flux d’immigrés qui frappent à leur porte espérant une vie meilleure. Mais face aux 11 millions d’illégaux dont 600.000 enfants (certains sont nés sur le sol américain et donc citoyens de droit), ce grand pays d’immigration se ferme lentement. A moins d’être une star du tennis ou un best-seller gratifiés d’un généreux visa « O », la porte d’entrée royale reste le mariage ou le regroupement familial. Les visas de travail s’arrachent et la loterie des cartes vertes est une goutte dans la mer, à moins d’avoir 500.000 dollars à investir et accepter de créer dix emplois pour des Américains. Les visas d’investisseur sont particulièrement hasardeux. Subitement sans emploi, vous avez théoriquement « dix jours de grâce » pour quitter le territoire. Et si le magnat de l’immobilier Donald Trump emporte la Primaire républicaine et la présidence, la nasse se fermera encore plus. La grande tradition d’accueil des Etats-Unis fait partie du passé : seuls les Cubains, les Haïtiens, les Amérindiens et les interprètes irakiens ou afghans bénéficient encore de certains passe-droits. L’homme de la rue voit de plus en plus les immigrés comme des envahisseurs. Lors du départ, observez le visage soulagé du personnel de l’aéroport à votre endroit (« au moins ceux-là ne resteront pas »).

La place de l’Islam. Avant le 11 septembre 2001, la lilliputienne communauté arabo-musulmane des Etats-Unis n’était pas un sujet de conversation. Fière d’être américaine, elle bénéficiait de la liberté de religion inscrite dans la Constitution et se rangeait, comme tout un chacun, sous la bannière étoilée, phénomène d’intégration classique de ce gigantesque Etat-Nation. Depuis, le plus grand acte terroriste de l’histoire moderne n’a pas entraîné de pogrom de musulmans ni de destruction substantielle de lieux de culte musulman, démontrant la maturité démocratique du pays de l’Oncle Sam. Malgré deux répliques (dont l’attentat de Boston), l’Américain plaint plutôt… les Européens, mais ne se sent pas tellement concerné.

La malbouffe. Si les nombreuses « plazas » (centres commerciaux ouverts) proposent des fast-foods à côté desquels un McDonald fait figure de restaurant gastronomique, on peut trouver de la cuisine fine et légère. Les aliments vendus dans les supermarchés (viande, légumes…) sont de qualité et le « zéro graisse » domine les étalages. Si certains consommateurs pèsent dans les 200 kg, tous les Américains ne souffrent pas d’obésité morbide, tant s’en faut. A côté des poids lourds, le culte du corps fait se côtoyer athlètes et éphèbes qui arborent taille de guêpe et muscles saillants. Il est vrai que l’individu moyen (ni gros ni musculeux) y est rare. C’est un peu tout ou rien.

Le laisser-faire laisser-aller. Ultralibéraux, les States ? Certes, le fric est roi, ostensible et sans complexe, si différent de la manière hypocrite dont nous regardons l’argent, c’est-à-dire avec envie et dégoût mêlés. Mais en réalité, le veau d’or n’est que la conséquence d’une politique entièrement tournée vers l’entrepreneuriat. Tout est fait pour faciliter le business. Ce qui ne fait pas des Etats-Unis un pays sans loi. Les règlements sont légion et s’en écarter vous confronte rapidement aux limites d’une liberté tant vantée. D’où d’ailleurs, le réflexe tellement américain « d’appeler son avocat » (si possible à la commission : s’il perd, c’est pour sa poche). De même, si le Ier amendement garantit la liberté d’expression totale (le négationnisme y est légal), il garantit aussi la liberté de religion, si fait que le blasphème n’est pas vraiment orthodoxe – on se souviendra de Caroline Fourest sur une télé nationale, interdite de brandir le prophète en une de Charlie-Hebdo.

La pollution. Les plus grands pollueurs de la planète ? L’argument pourrait les faire sourire tant les Américains ont le respect de la nature chevillé au corps. Les nombreux parcs nationaux en attestent. Certaines villes accueillent des hôpitaux pour animaux (notamment pour les tortues marines blessées par les filets de pêche) financés par des fondations et de généreux mécènes. De manière générale, l’autochtone est propre et ses villes le sont aussi. Il y a des poubelles à tous les coins de rue. San Francisco est « 100% renouvelable ». Mais à côté de centrales solaires dernier cri, le pays s’est lancé à coeur perdu, à des fins d’indépendance énergétique, dans les huiles et le gaz de schiste sans évaluation préalable de l’impact écologique. On n’hésite pas à exploser des montagnes de charbon à ciel ouvert dans les Rocheuses pour l’alimentation de centrales électriques périmées. Les villes tentaculaires continuent leur expansion, démultipliant les distances et donc la consommation en énergie fossile. La faible autonomie de la voiture électrique est peu adaptée à ce gigantisme. Un modèle énergivore intenable à moins qu’à moyenne échéance, les progrès techniques (la fusion nucléaire par exemple) ne nous apportent le Graal.

Conclusion : plutôt qu’accumuler les clichés obsessionnels à leur égard, nous devrions plutôt avouer que les Etats-Unis sont avant tout un pays de contrastes dans lequel se côtoient le pire et le meilleur. Tantôt ils doivent nous inspirer (innovation, optimisme, volonté d’avancer), tantôt (société énergivore, gigantisme, manichéisme) nous décourager de toute velléité d’imitation.

Quoi que nous en pensions, le laboratoire américain poursuit sa course éperdue vers l’infini et au-delà.

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