Un garçon dans les ruines du quartier Al-Kalaseh à Alep. © REUTERS/Abdalrhman Ismail

Alep : « Il n’y a pas des tueurs plus humains que d’autres »

Issa Touma, artiste à Alep, vient de remporter le prix du festival de Londres pour son court-métrage 9 days – From my window in Aleppo. Persuadé que l’art peut rapprocher les citoyens, et les éloigner du fanatisme, ce Syrien a choisi de rester dans la ville martyre.

Vous êtes invité ces semaines-ci dans des festivals en Europe, avant de retourner chez vous à Alep, dans la partie contrôlée par le régime. A quoi ressemble Alep aujourd’hui ?

Deux tiers de la ville sont intacts, et un million de personnes y vivent toujours. Ce qu’on voit sur les images télé, c’est la ligne de front. Or, les gens continuent d’aller à leur travail, à l’université, à l’école… Ce sont eux, les héros de la guerre. Le mois dernier, j’ai été ébahi d’apprendre qu’une vingtaine de familles étaient de retour en ville après un exil en Europe, en Arménie ou au Liban. Et pourquoi reviennent-elles ? Parce que d’autres y sont restées, sans qui la vie se serait éteinte dans Alep.

Cette vie qui continue, n’est-ce pas le thème de votre dernier court-métrage, Greetings from Aleppo ?

Les Alépins n’attendent pas le retour des réfugiés car ils savent que la plupart ne reviendront jamais. Ceux qui sont restés se marient, font la fête, vont dans les cafés. C’est vital pour eux. Je montre notamment un type qui propose sa limousine de collection aux jeunes mariés. Ou un artiste qui peint sept jours sur sept, il a déjà réalisé 25 000 tableaux. Ces gens-là ne veulent pas savoir qui sera le vainqueur de la guerre, ils espèrent juste qu’elle s’arrête. En attendant, et malgré les pénuries et le danger, ils cherchent à déployer leur vie autant que possible.

Déployer sa vie : n’est-ce pas davantage possible dans la partie contrôlée par le régime que du côté rebelle, où pleuvent les bombes ?

Si un opposant se soucie vraiment du sort des civils, il doit s’indigner des bombardements autant à l’est qu’à l’ouest d’Alep

On meurt aussi à Alep-Ouest, même si on n’en parle pas. Fin octobre, j’assistais à une conférence en Suède, en présence de deux opposants syriens. C’était au moment où la rébellion a lancé une pluie d’obus sur Alep-Ouest, qui ont causé la mort de plus de cent civils. Et vous savez quoi ? Ces deux Syriens s’en sont réjouis ouvertement. Donc ces deux gars trouvent refuge en Europe, parlent de droits de l’homme dans les colloques, et se réjouissent que la rébellion tue des innocents qui ont le malheur d’habiter du côté régime. C’était choquant. Pour moi, Alep est une seule grande ville, avec des gens qui n’ont pas tous la même opinion, mais on doit se soucier de tous les morts, où qu’ils soient.

L’opposition fait circuler des comparaisons chiffrées montrant que le régime a tué plus de gens que l’Etat islamique, et qu’il est donc pire. Qu’en pensez-vous ?

Moi qui vis à Alep, je ne peux plus entendre cela. D’abord, qui compte les morts ? Même l’ONU ne peut pas chiffrer le nombre de victimes. Ensuite, si un opposant est vraiment un laïque, et non un fanatique, s’il se soucie du sort des civils, il doit s’indigner des bombardements autant à l’est qu’à l’ouest de la ville et partout en Syrie. Si je tue moins de gens, aurais-je davantage le droit de conduire le pays ? Cette comptabilité est indécente. Si quelqu’un tue une personne ou mille personnes, il est un tueur, fullstop. Il n’y a pas des tueurs plus humains que d’autres.

Que répondez-vous à ceux qui accusent les chrétiens de s’abriter derrière le régime ?

Issa Touma.
Issa Touma.© NAZEM JAWESH

Etre chrétien ne me protège pas. Beaucoup de chrétiens sont en prison ou ont rejoint les rangs de l’opposition. J’ai moi-même combattu ce régime pendant cinq ans, avant que la guerre n’éclate. J’ai été convoqué par la police plusieurs fois, et interrogé durant des heures. Le pouvoir a mis les scellés sur ma galerie pendant six mois, parce que je dérangeais. J’ai alors intenté une action en justice contre le gouvernement, en lui rappelant que cette fermeture était illégale. Je n’ai pas eu peur de réagir en tant que civil. Après six mois, les scellés ont été levés. Qu’un régime soit une dictature ou non, on arrive plus facilement à faire bouger les choses de manière pacifique, quitte à aller en prison vingt fois.

Pouvez-vous traverser la ligne de front et vous rendre du côté rebelle ?

Depuis plus d’un an, on ne passe plus. Même l’ONU et le Croissant rouge n’y parviennent que rarement. Pour rejoindre l’autre côté, c’est un périple de 18 heures, via le désert et de multiples check-points. Moi, je n’irai jamais, ils verraient à mon nom que je suis chrétien et me couperaient la tête !

Y a-t-il encore des artistes de l’autre côté ?

Non, la vie culturelle a disparu. L’ouest de la ville, aux mains du régime, reste le seul endroit où les groupes sont mélangés, dont beaucoup de sunnites qui ont fui les djihadistes. Regardez toutes les vidéos où, immanquablement, vous entendez  » allahou akbar « , comment voulez-vous parler d’art avec ces gens ? C’est pourquoi je reproche à l’Occident d’avoir poussé beaucoup d’artistes à l’exil. C’est la meilleure façon de donner libre cours aux fanatiques. Si vous enlevez tous les intellectuels de Bruxelles, avec qui allez-vous vous retrouver ? Or ce sont eux qui permettent d’équilibrer une société.

Avez-vous reçu vous-même des propositions ?

En tant que Syrien, je préfère rester avec les Syriens, sans tenir compte de leur idéologie, et en tant qu’artiste, je refuse de prendre parti »

J’ai été approché par des politiciens des Pays-Bas qui m’ont dit  » si tu es contre le régime, on te soutiendra « . J’ai répliqué :  » Je connais ce régime et ses travers, et je sais comment traiter avec lui, tandis que je n’ai pas confiance en vous les Européens, car s’il y a un changement politique, vous êtes capable de me lâcher aussitôt.  » Je parle d’expérience : avant que la guerre n’éclate, personne ne me soutenait, je ne recevais aucun subside des ambassades à Damas, car je n’étais pas en phase avec le régime… En tant que Syrien, je préfère rester avec les Syriens, sans tenir compte de leur idéologie, et en tant qu’artiste, je refuse de prendre parti.

Vous en voulez à ceux qui sont partis en Europe ?

Je ne les critique pas. Ce sont parfois des gens très bien, qui ont tout perdu et qui peuvent s’avérer des citoyens merveilleux en Europe. Si j’avais tout perdu, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Ce qui me met en rage, c’est de voir des types qui ont bien profité du système avant de se ranger du côté de l’opposition. Je songe à cet ancien ministre de la Culture, Riad Nassan Agha, qui niait à ma galerie le droit d’exister et qui maintenant parade dans les négociations à Genève. Même si on a besoin d’une opposition, comment peut-on croire de tels gens ? Beaucoup ont été appâtés par les dollars qu’on leur promettait. C’est vrai que la livre syrienne a vite perdu de sa valeur (rires)

Des artistes sont également partis en exil, non ?

En 2012, des rebelles armés ont subitement fait irruption dans Alep, raconte Issa Touma dans 9 Days - From my window in Aleppo (2016, réalisé par Floor van der Meulen et Thomas Vroege).
En 2012, des rebelles armés ont subitement fait irruption dans Alep, raconte Issa Touma dans 9 Days – From my window in Aleppo (2016, réalisé par Floor van der Meulen et Thomas Vroege).© 9 DAYS – FROM MY WINDOW IN ALEPPO

La plupart des artistes qui comptent sont toujours en Syrie, je les ai recensés moi-même. Par exemple le peintre Youssef Abdelqi : il est parti donner des conférences en Europe avant de rentrer en Syrie, où on l’a mis en prison puis relâché. C’est un opposant pacifique, pas quelqu’un qui a décidé de tuer d’autres Syriens pour faire avancer ses idées. Un autre artiste, Aziz Tibsi, qui a passé dix-sept ans en prison, a déclaré que  » ceux qui sortent du pays sont hors jeu « . En Europe, je croise des artistes syriens en exil, mais ils ont perdu l’accent du pays. A Alep, plus personne ne les connaît. Cela ne les empêche pas de parler au nom des Syriens, comme beaucoup d’experts qui n’ont plus mis les pieds dans notre pays depuis 2011. Comment peuvent-ils se faire les porte-parole des Syriens de l’intérieur, soit l’écrasante majorité, dont personne ne demande jamais l’avis ? Et ils prétendent mettre fin à la dictature…

En mars 2012, vous avez lancé sans aucun subside le projet Art Camping. C’était pour diminuer l’emprise des fanatiques ?

Ce sont des ateliers de photo, peinture, musique pour les Syriens restés au pays, déplacés ou non. C’est parti de la même idée que Greetings from Aleppo : les gens refusent de mourir comme une simple statistique. J’ai expliqué aux participants : s’il faut mourir, autant avoir un nom. On a donc lancé un atelier  » cartes postales « , qui ont été intégrées dans un opéra qui tourne aux Pays-Bas. On chante le nom des artistes et on lit leurs messages. Quand je suis passé à Amsterdam, on m’a demandé des nouvelles de Samir, Leila, Mudhar, etc. Ils ne sont plus seulement la face anonyme de la guerre. En cinq ans, 500 citoyens ont participé au projet. Résultat, aucun n’est entré dans une milice ou ne porte les armes. Quand on pratique l’art, on répand la paix. La personne qui se trouve face à la beauté ne peut pas penser à tuer des gens.

Qu’en est-il du Festival international de photographie d’Alep dont vous êtes l’initiateur ?

La 13e édition se prépare. Comme toujours, la date du vernissage sera tenue secrète jusqu’à la dernière minute. Ce sera symbolique car les artistes ne peuvent venir jusqu’à nous. L’idée, c’est de continuer à montrer qu’il y a des civils à Alep, et qu’ils ont besoin d’art comme de pain. Les versions digitales des photos seront projetées sur les murs, grâce à des raccordements électriques de fortune, car nous n’avons plus de courant depuis deux ans.

Pourquoi avoir appelé votre galerie photo LePont ?

Parce que c’est à côté du pont de chemin de fer. Et en français car ça sonne mieux ! Quant à être un bâtisseur de ponts, on me ressort souvent la comparaison. On dit que je connecte l’art et la société, la Syrie de l’intérieur de la Syrie de l’extérieur. Tant mieux, mais moi je n’ai jamais pensé qu’au pont à côté ! (rires)

Bio express

1962 : Naissance à Safita, près de Tartous (Syrie).

1992 ; Ouvre à Alep la Black and White Gallery, une des premières galeries photo au Moyen-Orient.

1996 : Ouvre la galerie indépendante LePont.

1997 : Lance le festival international de la photographie d’Alep.

2005 : La police syrienne met les scellés sur sa galerie.

2012 : En pleine guerre, lance le projet artistique collaboratif Art Camping.

2015 : Publie Women We Have Not Lost Yet, portraits de femmes qui ont trouvé refuge dans sa galerie.

2016 : Prix du court-métrage au festival de Londres pour 9 Days – From My Window In Aleppo.

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