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40 ans après : Salvador Allende ou la mémoire schizophrène du Chili

Le Vif

Le Chili commémore le 40e anniversaire du coup d’État et la mort du président Salvador Allende. L’occasion de revenir sur le Chili d’aujourd’hui et sur 100 ans de coups d’état en Amérique Latine.

Quarante ans. Cela fait quarante ans que le 32e président chilien, Salvador Allende, a payé de sa vie le coup d’État mené, le 11 septembre 1973, par le général Augusto Pinochet. Quelques instants avant l’assaut final de la junte militaire qui conduit à son suicide, le président socialiste, âgé de 65 ans, s’adresse une dernière fois à son peuple: « Je ne démissionnerai pas et paierai de ma vie la loyauté au peuple ».

Thomas Huchon auteur engagé de « Allende c’est une idée qu’on assassine », revient sur le Chili d’aujourd’hui. Pour lui le Chili est « Un pays à la mémoire schizophrène ». Pendant des années, la mémoire de Salvador Allende ne pouvait être célébrée publiquement: « A l’époque où j’ai commencé mes recherches, explique Huchon, il était impossible de parler d’Allende. Il n’était pas non plus cité dans les médias ». La mémoire schizophrène qu’évoque Thomas Huchon, c’est celle d’un pays où il n’est plus possible depuis quelques mois de visiter le salon Toesca, situé dans le palais présidentiel de la Moneda, à Santiago, où le président Allende s’est donné la mort avec le fusil AK-47 que lui avait offert le leader de la révolution cubaine, Fidel Castro.

Une simple plaque à l’entrée de ce salon évoque le suicide de l’homme d’État socialiste qui a préféré perdre la vie par loyauté envers son pays, plutôt que de rendre les armes. Pourtant, avant sa fermeture et pendant plus de dix ans, ce salon pouvait être visité par des groupes d’élèves à la découverte de l’histoire récente de leur pays. « Dans les livres scolaires chiliens, on ne parle pas de dictature, mais de régime militaire », explique Thomas Huchon. Aujourd’hui encore, la mémoire se prête aux controverses.

Depuis que la droite conservatrice est revenue au pouvoir en mars 2010, avec l’élection du président Sebastian Piñera, le regard que les Chiliens portent sur le passé est l’objet de polémiques. Signe des temps, les élus de droite refusent régulièrement de répondre aux questions de journalistes qui abordent le sujet Pinochet. En témoigne une vidéo réalisée en 2012 par la BBC lors d’une interview accordée par le président chilien à la chaîne britannique. Lorsque le journaliste interroge le président sur un hommage fait au général Pinochet en juin 2012, son attachée de presse décide de couper court à l’entretien.

Les jeunes réclament du changement

Le Chili est aussi confronté depuis plus d’un an à une contestation étudiante qui prend de l’ampleur. Par dizaines de milliers, les jeunes sont descendus dans les rues et ont organisé des centaines de manifestations pour réclamer une réforme du système éducatif hérité de la dictature, jugé inefficace et surtout trop cher -avant 1974, il était gratuit. Des rassemblements qui se finissent toujours ou presque par un grand nombre d’interpellations.

Cette contestation étudiante est soutenue par une grande majorité de la population, quelle que soit son affiliation politique. Mais le gouvernement en place refuse de changer la Constitution qui a privatisé les universités en 1974. Selon les témoignages recueillis par Thomas Huchon lors du tournage de son documentaire, « le seul moyen de rendre l’éducation gratuite serait de nationaliser le cuivre (la production chilienne représente 36 % du marché mondial du cuivre, ndlr), mais la Constitution l’interdit. Quant à changer la Constitution à cet effet, ce n’est même pas envisageable. Ce serait remettre en cause le modèle néolibéral qui a été instauré de manière si brutale par le général Pinochet ». Et de conclure, dans une allusion au rôle joué par les Etats-Unis lors du coup d’État qui a précipité le Chili dans de longs mois de terreur et de torture: « Je ne sais pas qui peut, aujourd’hui, me dire avec conviction que le Chili est une démocratie. C’est comme une sous marque de coca: ça en a le goût, la couleur, il y a même des bulles. Mais ce n’est pas du Coca-Cola. » Un jugement tranché de l’auteur et que ne partage pas forcément une majorité de Chiliens.

A deux mois de l’élection présidentielle du 17 novembre prochain, qui opposera l’ex-présidente Michelle Bachelet (socialiste) à la candidate de droite, Evelyne Matthei, le climat reste tendu.
Grande favorite, Michelle Bachelet promet une profonde réforme politique afin de faire sauter les verrous du régime économique ultralibéral mis en place sous la dictature: elle prône en particulier l’instauration d’une nouvelle Constitution et la gratuité des études universitaires d’ici six ans. Une position contraire à celle de sa principale rivale, Evelyne Matthei, favorable au statu quo. Pour Thomas Huchon, c’est « une espèce de supercherie, une vraie tromperie »: « On ne peut plus affirmer publiquement que ce qu’a fait Pinochet c’était génial, s’exclame Thomas Huchon. C’est bien évidemment contraire à la morale, mais on maintient quand même ce qu’il a fait ».

Pour le Chili, le 11 septembre 1973, c’est comme si les nazis avaient gagné la guerre

D’un point de vue extérieur, le massacre de 3 217 Chiliens, la disparition de plusieurs centaines de personnes et la torture de plus de 38 000 citoyens, ne peuvent que choquer. A l’époque, les partisans du régime Pinochet considéraient que le danger soviétique avait été évité, sauvé in extremis par les militaires.

Aux yeux de Thomas Huchon, « le 11 septembre 1973, c’est comme si les nazis avaient gagné la guerre ». Pour le journaliste Salvador Allende a voulu montrer qu’il était impossible d’assassiner une idée. A présent, sa mémoire est célébrée avec tous ces jeunes étudiants qui se politisent, alors qu’ils sont issus de milieux sociaux si différents. Leur revendication politique est commune et ils veulent effacer les iniquités sociales, comme le voulait à son époque Salvador Allende ». Quarante après, le mythe Allende fascine toujours.

Louise Bonte

Cent ans de coups d’État en Amérique latine

L’Amérique latine a une histoire chargée de renversements violents des régimes en place. Rappel d’un siècle de coups d’État, à l’heure où on commémore les 40 ans du coup d’état au Chili.

1910-1920 – MEXIQUE. Avec pour objectif initial de renverser la dictature de Porfirio Díaz, la révolution mexicaine se mue rapidement en une révolte générale. En 1913, Francisco Madero est chassé du pouvoir par celui qu’il a lui-même nommé à la tête de l’armée, le général Victoriano Huerta. Ce dernier ne reste au pouvoir que quelques mois, incapable de s’imposer ni aux groupes réclamant la réforme agraire conduits par Venustiano Carranza, Pancho Villa et Emiliano Zapata, ni aux Américains. (Voir les grandes dates du Mexique)

1936 – NICARAGUA. Grâce à la protection de Washington, Tacho Somoza, assassin de Cesar Augusto Sandino, prend le pouvoir et devient président en 1936. Il établit une dictature fortement anticommuniste que ses fils perpétueront jusqu’en 1979.

1945 – BRESIL. En 1937, la dictature de Getulio Vargas instaure « l’État Nouveau ». Chassé par un coup d’État militaire en 1945, il est ensuite élu en 1951 président de la République. (Voir la chronologie du Brésil)

1943 – ARGENTINE. Après une tentative ratée de coup d’État en juin 1943, l’armée prend le pouvoir à l’automne. C’est « le coup d’État des colonels ». En 1946, Juan Domingo Peron, colonel de la junte, est élu président de la République. (Voir la chronologie de l’Argentine)

1945 – SALVADOR. Le général Salvador Castañeda accède au pouvoir par un coup d’État. Il dirige le pays jusqu’en 1948 quand des officiers se rebellent et mettent en place « un conseil révolutionnaire civil et militaire ».

1954 – GUATEMALA. le gouvernement élu de Jacobo Arbenz est renversé par un putsch soutenu par les Etats-Unis. Début de 40 années d’exactions des escadrons de la mort, faisant plus de 200 000 victimes.

1954 – PARAGUAY. Le général Alfredo Stroessner prend le pouvoir et instaure une longue dictature où se mêlent népotisme, corruption, prébendes et violences, et qui perdure jusqu’en 1989.

COSTA RICA. Plusieurs tentatives de renversement du régime et même d’assassinat du président José Figueres dans les années 1950 puis dans les années 1970.

Années 60

Une dizaine de coups d’État contre des gouvernements pour la plupart démocratiquement élus bouleversent le paysage politique de l’Amérique latine des années 1960.

1960 – SALVADOR. En octobre 1960, une junte motivée par l’expérience cubaine, formée de militaires et de civils, renverse le pouvoir détenu par le Parti révolutionnaire de l’Unité démocratique, au pouvoir depuis la révolution de 1948, afin de transformer le pays. Mais très vite, leurs projets de réformes économiques et agraires inquiètent les élites et la junte est renversée en janvier 1961 par celle du lieutenant-colonel Julio Rivera.

1962 – ARGENTINE. En 1962 puis en 1966, les gouvernements argentins sont destitués par des coups d’État.

1963 – EQUATEUR. En juillet 1963, l’armée renverse Carlos Julio Arosemena, le président en poste depuis 1961. Les militaires l’accusent notamment d’être favorable au communisme. La junte militaire est renversée à son tour sans violence, en mars 1966.

1964 – BOLIVIE. Le coup d’État du colonel Barrientos en 1964 marque le début d’une succession de régimes militaires et de coups d’État. La dictature est « officiellement » instaurée à partir de 1974.

1964 – BRESIL. Le coup d’État militaire qui renverse le président élu Joao Goulart instaure une dictature violemment anti-communiste, qui sévit pendant plus de 15 ans.

1968 – PANAMA. En 1968, un coup d’État militaire mène le Général Omar Torrijos Herrera au pouvoir. Il y reste jusqu’à sa mort en 1981.

1968 – PEROU. En octobre 1968, des militaires, dirigés par le commandant Juan Velasco Alvarado, renversent le président élu Fernando Belaunde Terry et instaurent un régime aux accents nationalistes.

Années 70

Une série de coups d’État militaires porte au somment de l’État des gouvernements déterminés à éradiquer par tous les moyens les forces de gauche.

1973 – CHILI. En 1973, un coup d’État dirigé par le général Augusto Pinochet et soutenue par les Etats-Unis renverse le gouvernement de Salvador Allende. On dénombre 3 000 morts (bilan officiel) au cours des premiers mois, des milliers de disparu, et des dizaines de milliers de personnes torturées. (Voir les dates clés du Chili)

1973 – URUGUAY. En 1973, le régime du président Bordaberry est renversé par une junte militaire qui entreprend le contrôle systématique de la population. En une décennie, 80 000 Uruguayens passeront par les geôles de la junte.

1976 – ARGENTINE. Après le retour, la réélection puis la mort de Juan Peron, une junte militaire s’empare du pouvoir en 1976. Sept années de dictature feront 10000 morts et disparus.

Les années 1980 et le début des années 1990 sont plus calmes et marquent une période de « transition démocratique » en Amérique latine.

1992 – VENEZUELA. En février puis en novembre le Mouvement révolutionnaire bolivarien de Hugo Chavez provoque deux tentatives de coup d’état, qui échouent.

1996 – PARAGUAY. Lino Oviedo échoue dans sa tentative de coup d’État. En mai 2000, nouvelle tentative de coup d’État : un groupe de militaires se soulève contre le gouvernement du président Luis Gonzalez Macchi. L’état d’urgence est décrété pour 60 jours dans tout le pays

2000 – EQUATEUR. En janvier 2000, un soulèvement indien aboutit à la destitution du président Jamil Mahuad au profit d’une junte militaire. Le triumvirat porté au pouvoir est composé du chef d’état-major des forces armées et de deux civils dont le leader du mouvement indien Antonio Vargas. Sous la pression internationale, la junte cède le pouvoir au vice-président Gustavo Noboa. A lire : Le coup d’État avorté sur le site du Monde Diplomatique.

2002 – VENEZUELA. En avril 2002, un coup d’État avorté contraint Hugo Chavez à démissionner. Les violentes manifestations dans les rues de Caracas font plus de 20 morts. Dès le lendemain, Chavez retourne au pouvoir (voir la chronologie du Venezuela)

2009 – HONDURAS. Coup d’État au Honduras contre le président Manuel Zelaya. L’armée dépose le président le jour même où une consultation populaire portant sur une révision de la Constitution aurait pu lui permettre de briguer un second mandat. Le président conservateur, élu en 2006, avait opéré un net virage à gauche et s’était rapproché des dirigeants d’Amérique latine antilibéraux comme Hugo Chavez et Evo Morales (voir la chronologie du Honduras).

2010 – EQUATEUR. Le président équatorien Rafael Correa dit avoir échappé à une « tentative de coup d’État » après une opération militaire spectaculaire pour le sortir d’un hôpital, où il s’était réfugié pour échapper à des policiers mutins mécontents de la suppression de primes.

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