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« Big Brother n’existe pas ! »

Le Vif

Créateur français de génie, Rafi Haladjian, père du robot-lapin Nabaztag, la mascotte de l’Internet des objets, fustige Orwell et prédit la mort du partage des données privées.

Rafi Haladjian a marqué le développement du Net dans l’Hexagone. Du Minitel à la mise en ligne des sites de multinationales, cet entrepreneur français d’origine arménienne âgé de 52 ans a aussi affûté les oreilles du lapin-robot Nabaztag, premier objet connecté populaire. Aujourd’hui, il lance Mother. Cette maman 2.0 au look de de Barbapapa se connecte sans fil à des motion cookies, de petits capteurs de mouvement à coller un peu partout dans son environnement. Chaque activité peut être suivie sur smartphone et tablette via une des quinze applis dédiées. Entretien avec un créateur qui mène une réflexion à contre-courant sur l’avenir de l’Internet des objets.

Le Vif/L’Express : Mother sous-entend que nous avons besoin d’une machine qui nous rappelle de marcher suffisamment ou de ne pas prendre de la caféine le soir pour mieux dormir. Cela paraît pourtant évident…

Rafi Haladjian : Mother est juste un outil qui permet de vous rappeler des choses en cas d’oubli. C’est avant tout un service polyvalent qui peut proposer des fonctions temporaires. Exactement comme les apps sur smartphones. Certaines ont l’air très innovantes mais finalement, on ne s’en sert que deux minutes. Mother reprend un peu cette idée pour éviter des achats inutiles d’objets connectés.

Pourquoi Mother ne propose-t-il pas de fonction de réseautage social ?

C’est un écosystème intime qui permet de mieux se connaître. C’est pour souligner cette idée que nous empêchons volontairement tout partage de données.

Que pensez-vous du mouvement Quantified Self, qui prône une mesure précise et quotidienne de tous nos paramètres biométriques pour servir de boussole morale et ainsi « agir plus efficacement dans le monde », au dire de l’un de ses fondateurs ?

J’ai été membre du mouvement à sa naissance en 2007 à San Francisco vu que ma société le sponsorisait. Je me définis moi-même comme un self quantifier. Depuis que je suis tout petit, je prends, tous les jours, une photo de ma vie à 14 h10. J’ai eu ma période Coca Zero et bouffe japonaise, c’était intéressant. Mais il y a une différence entre les self quantifiers qui veulent résoudre un problème ponctuel, et les fous maniaques comme moi qui prennent du plaisir à lire leurs relevés de carte de crédit pour se souvenir de bons moments.

Le partage de ces informations biométriques avec des entreprises privées, voire leur publication sur des réseaux sociaux, pourrait un jour fissurer un peu plus encore la protection de la vie privée…

Big Brother n’existe pas ! Je me lasse de voir qu’on se focalise sur la vision d’Orwell. L’idée d’un pouvoir central puissant ayant un contrôle asservissant sur l’individu est périmée. Les outils de développement du Web ont été démocratisés, n’importe qui peut développer ou détourner une appli à son avantage. La police est surveillée par les citoyens… A l’avenir, nous trouverons naturel de partager ces infos avec un médecin qui nous demande, par exemple, si nous dormons bien. Il pourra alors mesurer objectivement notre quantité de sommeil prise par un détecteur de mouvement au lit, plutôt que de se baser sur une vague évaluation liée au ressenti. Comparer cette donnée avec celle d’autres patients aussi. Ce sera une étape importante, aussi marquante que le passage de la médecine archaïque à la médecine moderne.

Ne craignez-vous pas que la diffusion massive de données biométriques mène à des problèmes de discrimination à l’embauche et à l’assurance ?

C’est vrai, une compagnie d’assurance pourra demander à ses clients de livrer les données de leur rythme cardiaque. Mais je pense que le consommateur aura toujours le choix de le faire ou non. Cela permettra en outre de proposer des polices moins chères, car sur-mesure. Dans le cas d’un entretien d’embauche, de nombreux employeurs « profilent » déjà sur Facebook les infos des candidats avant de les recevoir. Mais l’inverse est également valable et permet au demandeur d’emploi de dédramatiser, je pense.

Quel avenir pour les objets connectés ?

L’engouement est fort et va grandir. Mais le partage de sa vie privée (et potentiellement de ses données biométriques) sur des réseaux sociaux arrive à une forme d’excès. Les gens, dès lors, arrêtent. Simplement parce qu’ils se rendent compte que personne n’en a rien faire… On sort de l’illusion qu’on est indispensable à l’autre.

Entretien Michi-Hiro Tamaï

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