Yves Leterme © Jonas Lampens

Yves Leterme: « L’Europe n’est pas beaucoup plus qu’une boursouflure du continent eurasien »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Yves Leterme (CD&V) a reçu nos confrères de Knack à Ypres. Généralement, notre ancien premier ministre parcourt l’Europe de bout à bout : il vit à Vincennes, et travaille à Stockholm où il est secrétaire général d’IDEA, l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale.

« Les Européens pensent encore toujours qu’ils sont le centre du monde, mais en réalité l’Europe n’est guère plus qu’une péninsule du continent eurasien, une boursouflure d’une région gigantesque habitée par des milliards de personnes, explique Yves Leterme. Les républiques caucasiennes sont le tourniquet de l’Asie. L’Europe n’est pas protégée du tout, et doit apprendre à vivre avec une menace structurelle qui vient de là et du monde arabe. Et puis il y a la croissance démographique africaine. Nous ne sommes séparés que par une petite mer, qui est trop large et trop profonde à traverser en sécurité, mais ce n’est pas non plus un océan qui nous permet de vivre protégés. Ce phénomène ne se produit d’ailleurs pas uniquement chez nous. Au nom de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), j’ai parlé au gouvernement japonais. Le Japon souffre des mêmes problèmes que l’Europe, mais en bien pire. Le vieillissement est encore plus frappant, et le Japon se ferme tout à fait aux migrants. L’impact économique est lourd. En Europe, il n’y a que les pays qui osent s’ouvrir à la migration qui possèdent une base démographique saine. Le Royaume-Uni et la France sont les meilleurs exemples. L’Allemagne non. Ce n’est que depuis le « Wir schaffen das » qu’il y a une certaine amélioration.

Qu’avez-vous vraiment pensé du « Wir schaffen das? »

Yves Leterme: C’est un de ces moments où la chancelière Angela Merkel a pris une décision juste et défendable sur le plan éthique. Cependant, les fondations logistiques et organisationnelles de son pays n’étaient pas prêtes. Ce n’est pas la première fois que Merkel choisit la fuite en avant. Elle l’a fait aussi quand elle a annoncé que l’Allemagne mettrait fin à l’énergie nucléaire. Soudain, nous avons eu un coup de téléphone de Berlin pour nous signaler que le gouvernement allemand annoncerait la nouvelle le même jour. Pour moi, ce genre de décisions se discute d’abord avec les voisins, surtout que pour notre approvisionnement en énergie, nous dépendons tous les uns des autres.

Ou regardez comment elle a mis les États-Unis en garde. Sur le fond, elle a évidemment raison à 100%. Je me demande seulement si l’Allemagne et l’Europe sont déjà capables de reprendre les tâches des Américains. Imaginez qu’il y ait un deuxième Srebrenica. L’Europe aura-t-elle le courage de résoudre les affaires elle-même ? Cependant, il faut admettre qu’Angela Merkel remplit son rôle de leader.

Quand Bart De Wever fait preuve de condescendance envers Merkel, vous ne le suivez pas?

Il est toujours facile de crier depuis le banc de touche. Angela Merkel est un monument. Elle dirige l’Allemagne depuis dix, quinze ans, et elle s’en sort bien. Je l’apprécie beaucoup.

En 2007, Bart De Wever était président de votre petit partenaire de cartel. Soupçonniez-vous déjà qu’en nombre de voix, il deviendrait un « deuxième Yves Leterme », et que la N-VA seule deviendrait encore plus grande que le cartel CD&V/N-VA de l’époque ?

Non. Mais je sentais déjà qu’il avait fort tendance à jouer au malin. Dès que la situation se corse, Bart De Wever sort ses excuses. Et elles sont toujours les mêmes : « Je n’arriverai jamais à faire passer ça ou ça dans mon congrès. Je ne peux tout de même pas aller à l’encontre de mes gens ? » De Wever dirige la N-VA en suivant ses membres en permanence.

Vous louez la démocratie chrétienne comme le courant politique qui relie les gens, mais Bart De Wever a prouvé qu’il peut diriger un grand parti de masse en exaspérant délibérément la moitié de la Flandre.

Pourtant, je pense qu’il fait encore chercher de nouveaux points communs. Les partis purement libéraux et socialistes, qui ont leurs racines aux 18e et 19e siècles ont fait leur temps. Le président français Emmanuel Macron l’a bien compris. Il opte pour un éclectisme postmoderne, qui combine le meilleur de tous les programmes. En soi, ce que Macron fait en France ne diffère pas beaucoup de l’enjeu chrétien-démocrate. Pourquoi Angela Merkel a-t-elle tant de succès ? Parce qu’elle ramène la politique à l’essentiel : elle dirige le pays. Les politiques qui réussissent cela ont beaucoup de chance d’obtenir des partisans solides. Macron fait la même chose. Il ne se lamente pas sur la politique politicienne, il parle du marché du travail. Il est au pouvoir depuis à peine trois semaines, mais il a déjà élaboré un plan pour les métiers lourds. On sent chez lui l’ardent désir à s’attaquer aux problèmes.

Vous êtes devenu président de parti en 2003, peu après les élections de la Chambre où pour la première fois les chrétiens-démocrates sont passés sous la barre des 20%.

Quand en 2003, la génération sortante m’a demandé de devenir président du parti, au fond, on m’a dit : « Yves, fais ce que tu veux. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Il n’y a plus rien qui va. » Tous les commentaires étaient négatifs.

Quelle stratégie avez-vous adopté pour remettre votre parti en selle?

Idéologiquement, je savais ce que je voulais : un programme avec un bon équilibre entre les droits et les devoirs. Je le résumais comme « encourager ceux qui sont capables de progresser et emmener ceux qui ont du mal ». Rapidement, il s’est avéré qu’un parti comme le CD&V répondait à ce que les Flamands voulaient, et à ce qu’ils veulent encore maintenant. Je suis convaincu que nous avons toujours un potentiel de 35 à 40% pour un parti chrétien-démocrate tel que je l’avais en tête. Regardez les prestations du CDU en Allemagne ou du CSU en Bavière – même si je ne veux pas comparer la Flandre à la Bavière ou à l’Allemagne.

Soit dit sans offense, vous non plus vous n’étiez pas pro-N-VA? Vous avez parlé de « cinq minutes de courage politique » et vous aviez dit : « beaucoup de francophones ne sont intellectuellement pas capables d’apprendre le néerlandais » : ce n’est pas un langage chrétien-démocrate, mais le présage des meilleurs slogans de Bart De Wever.

Il faut voir ces déclarations dans le contexte de l’époque. Prenez celle à propos des francophones. J’étais sur mon vélo dans le Midi quand Jean Quatremer, journaliste pour Libération, m’a interrogé sur les bourgmestres francophones de la Périphérie. Je lui ai dit sur un ton ironique : « C’est l’un ou l’autre : un bourgmestre de la Périphérie qui ne parle pas néerlandais, soit il ne peut pas, soit il ne veut pas. Mais le texte de Quatremer a légèrement modifié le sens de ce que j’ai dit.

Bart De Wever est déjà glorifié comme politique le plus talentueux et couronné de succès de sa génération. Mais selon vous il a laissé passer de grandes opportunités ?

Bart De Wever est très talentueux. Intellectuellement, il est très fort et il domine sa génération. Mais est-il aussi bon que l’image qui existe de lui ? Wouter Beke est un peu plus jeune, mais de la même génération que Bart De Wever, ils étaient en même temps assistants à la KuLeuven. Mais alors que Bart De Wever restait sur la touche aux moments cruciaux, Wouter Beke a pris ses responsabilités aux moments les plus difficiles. Ce n’est pas Bart De Wever qui a scindé B-H-V : c’est un mérite qui revient à Wouter Beke. Il a également permis la sixième réforme de l’état. Celle-ci n’est pas parfaite, mais on a procédé à une série d’étapes importantes. Bart De Wever a déterminé le discours politique, Wouter Beke a réalisé des choses qui ont fait progresser la Flandre.

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