Olivier Mouton

Wilfried Martens, le précurseur de la « nouvelle Belgique »

Olivier Mouton Journaliste

Premier ministre à neuf reprises, l’ancien flamingant a entamé la marche vers l’autonomie des Régions et Communautés. Il a forcé le pas de l’austérité budgétaire dans les années 1980. Avant de filer vers l’Europe pour présider le Parti populaire et participer à l’élargissement de l’Union. Une page se tourne, d’autres ont prolongé son héritage…

C’était un beau jour de juillet de cette année à Lokeren. Dans la maison qu’il partageait avec son épouse Miet Smet, Wilfried Martens se plongeait longuement dans ses souvenirs à l’occasion d’unlong entretien pour Le Vif/ L’Express. Belge et européen convaincu. Flamand, aussi : « Je ne suis pas moins Flamand que Bart De Wever ! », clamait-il en fustigeant le séparatisme voulu par la N-VA et le « chaos » que cela engendrerait. L’homme, émacié après une lourde opération en début d’année, se disait aussi fatigué, empressé de passer le flambeau à la tête du Parti populaire européen qu’il présidait depuis le début des années nonante. Cet acharné de travail n’aura finalement pas eu la retraite à laquelle il aspirait. Il laisse un héritage marquant dont la nouvelle génération politique s ‘est emparée.

1. Institutionnel. Lorsqu’il était étudiant puis président des Jeunes CVP, Wilfried Martens incarnait le désir de la génération flamande montante de concrétiser les aspirations régionales à l’émancipation. Une volonté d’émancipation culturelle et linguistique, d’abord, au coeur d’un pays longtemps dominé par les francophones. Il fut l’un des premiers politiques à dénoncer le patois pour défendre l’Algemeen Beschaafd Nederlands, le premier à écrire un plaidoyer pour l’autonomie, l’orfèvre des premiers réformes de l’Etat menant la Belgique vers un Etat fédéral. Après l’échec du pacte d’Egmont en 1978, il devient Premier ministre et participe en 1980 à la naissance des Régions (flamande et wallonne, Bruxelles ne sortant du frigo institutionnel que neuf ans plus tard). Trente-trois ans plus tard, le triomphe des Régions est sacralisé par une sixième réforme de l’Etat portée par une nouvelle génération qui salue aujourd’hui « l’un des pères de la Belgique fédérale » (dixit Di Rupo). Son duo avec Jean-Luc Dehaene, qui lui succédera comme Premier ministre après l’avoir accompagné sur le chemin des réformes institutionnelles, a façonné le nouveau visage du pays. Mais à la fin de sa vie, Wilfried Martens estimait la quête du mouvement « pratiquement accomplie ». Et défendait l’action du président du CD&V Wouter Beke face aux fuites en avant de la N-VA. A l’heure où le représentant de l’ancienne Belgique disparaît, d’autres architectes construisent un nouveau pays dont il fut l’inspirateur.

2. Budgétaire. Les gouvernements Martens, s’ils ont tourné des pages institutionnelles, ont surtout été marqués par une austérité budgétaire sans précédent. Les duos de Martens avec Jean Gol et Guy Verhofstadt, deux hommes libéraux à poigne, ont serré la vis des finances publiques pour freiner le désormais célèbre « effet boule de neige » de la dette, qui risquait de mener le pays à la banqueroute. Il s’agissait de gérer les lendemains d’une période de consommation débridée et les conséquences de la crise pétrolière. La manière fut parfois brutale, le gouvernement Martens- Gol faisant appel de façon exceptionnelle à des pouvoirs spéciaux pour mener à bien sa politique sans passer par le parlement. Guy Verhofstadt, au Budget, sera baptisé « Monsieur Non » pour son intransigeance à toute épreuve face à la moindre dépense superflue. C’est ce chemin qui permit ensuite à Jean-Luc Dehaene de mener la Belgique vers l’Union économique et monétaire européenne, prolongeant la cure budgétaire pour atteindre le fameux 3% de déficit autorisé par la Commission. Nous en sommes toujours là aujourd’hui…

3. Politique. Wilfried Martens fut aussi, faut-il le rappeler, le dernier à gouverner sans les socialistes. Six ans, entre décembre 1981 et 1987 ! Depuis, le PS fut de chaque aventure fédérale, parfois même (sous Verhofstadt) dans les sociaux-chrétiens. Il est évident que cet héritage-là de Martens suscite bien des envies dans plusieurs partis flamands et au MR.

4. Européen. L’homme, laminé par près de treize années au pouvoir (d’avril 1979 à septembre 1991 !), file ensuite vers l’Europe. Il préside le Parti populaire européen, qu’il avait créé, à partir de 1992, et participe aux grands bouleversements européens consécutifs à la chute du mur de Berlin. Très proche des Allemands, il élargit la coupole démocrate-chrétienne à de nombreux autres partis jusqu’à en faire la principale force politique du parlement européen. Avec des controverses à la clé, concernant un Silvio Berlusconi ou un parti hongrois aux dérives autoritaires remarquées. Inlassablement, le président du PPE n’en continuait pas moins à prendre son bâton de pèlerin pour accompagner les élargissements successifs de l’Union. Jusqu’à son dernier souffle, il a voyagé dans les pays de l’Est ou de l’Afrique du nord pour créer des liens avec ses partis frères du pourtour européen.

5. Ethique. Un des derniers faits marquants de l’ère Martens fut la dépénalisation de l’avortement. Très proche du roi Baudouin, c’est lui qui a « couvert » le roi lors de son congé temporaire du trône permettant le vote de cette loi fondatrice pour une Belgique éthiquement plus moderne. Guy Verhofstadt, lorsqu’il était Premier ministre, a prolongé ce travail de façon plus nette avec l’euthanasie ou le mariage homosexuel. Martens était aussi, sur le plan privé, un exemple de modernité : père de jumeaux à plus de soixante ans, remarié avec l’ancienne ministre Miet Smet, il assumait son côté « libertin ».

6. Monarchiste. La proximité de Wilfried Martens avec le roi Baudouin a contribué à une certaine forme de « sacralisation » royale, non sans que cela ne suscite des réactions menant à la défiance actuelle d’une partie de la classe politique, surtout en Flandre. Jusqu’au bout, il a défendu le Palais. « Je suis pour une république partout… sauf en Belgique », confiait-il au Vif/ L’Express lors de son dernier entretien. Lors de la plus longue crise politique de l’histoire de la Belgique, il fut même rappelé par Albert II pour être « explorateur royal ». Mais il a dû se rendre compte à cette occasion que le pays avait bien changé et qu’il ne répondait plus aux attentes de l’heure, tout comme Jean-Luc Dehaene. Ce fut l’heure du passage de témoin, à une nouvelle génération portée par Elio Di Rupo. Au sein de laquelle on trouve un nouveau président du CD&V Wouter Beke qui lui ressemble à bien des égards…

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