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Vie privée : le coffre-fort des Belges bientôt percé

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ouvrir le Registre national aux banques, assurances, opérateurs télécom, sociétés d’énergie. Jan Jambon (N-VA), ministre de l’Intérieur, veut leur offrir cette faveur d’encore mieux pister leur clientèle. Vers un « Etat-indic » du privé.

Nom, prénoms, éventuel pseudo; lieu et date de naissance ; sexe ; nationalité ; résidence principale ; profession; état civil ; composition de ménage; situation de séjour des étrangers ; lieu et date du décès… Au total, dix-sept informations en apparence anodines, sous-catégorisées en 213 « types d’informations ». De quoi suivre à la trace tout parcours de vie, du berceau à la tombe.

Le Registre national (RN) sait beaucoup sur vous. Sur tous les Belges et étrangers résidant en Belgique. Sur ceux qui se déclarent réfugiés et demandent à être reconnus comme tels chez nous. Impossible de passer sous ses radars, à moins de plonger dans la clandestinité. « Le Registre national est la pierre angulaire de tout ce qui a trait à l’identité. Il est le pilier de la communication électronique, l’e-gouvernement », a pu dire à son sujet l’un de ses anciens responsables. Derniers chiffres disponibles à l’appui : 15 millions de dossiers étaient gérés au RN en 2008.

Autant ne pas mettre cette mine de renseignements à la portée de n’importe qui. La précaution a été prise lorsque le RN a reçu une existence légale en 1983. Son usage serait chasse gardée du secteur public : administrations, parastataux, notaires et huissiers en tant qu’officiers ministériels. Et, moyennant autorisation, des organismes de droit belge pourvu qu’ils soient guidés par l’intérêt général, à l’instar des mutuelles.

1983. Un autre siècle. Bien avant que les banques de données n’envahissent nos vies, que la religion du « big data » ne vire à l’obsession.

Jan Jambon (N-VA) fait la moue. Ministre de l’Intérieur investi de la tutelle sur le Registre national, il juge l’accès à ses données « très restrictif. » Trop restrictif, alors que le fichage devient une seconde nature : « Force est de constater qu’un nombre croissant d’entreprises ou de personnes morales constituent des banques de données contenant des données à caractère personnel de leurs clients afin de réaliser leurs objectifs. »

Il serait temps de tendre la main au monde du business, avide de toujours mieux cibler ses proies. La base de données centrale de l’Etat ferait bien office de pourvoyeur de données. Un outil de choix, commercialement parlant, puisque d’une fiabilité absolue. Que du bonheur. Les citoyens seraient soulagés du poids de formalités administratives. Et les entreprises de services y gagneront, dixit Jambon, « une gestion plus efficace de leurs données « clientèle », gestion qui leur coûte aussi très cher. »

« La confiance du citoyen dans l’Etat est en jeu »

Hors de question, cela va de soi, de jeter en pâture l’intégralité de la part d’intime logée dans le Registre national. L’ouverture, timide, ne portera que sur « une communication très réglementée d’informations limitées », a rassuré le ministre en levant un coin du voile sur ses intentions au Parlement. Seuls les noms, prénoms, résidence principale, actes de changement d’adresse et de décès, seront livrés à des bénéficiaires triés sur le volet : « Les banques, les fournisseurs de produits d’assurance, les entreprises télécom, les sociétés de distribution de gaz, d’électricité et d’eau. » Ce qui fait déjà du beau monde. Et pourrait n’être qu’un début, la liste des heureux élus pouvant s’étoffer au gré d’un arrêté royal. Et pourquoi pas s’étendre aux entreprises de sécurité privée ?

Le léger coup de canif porté au contrat sera donc inoffensif. Pour solliciter le saint des saints, il faudra passer par de strictes procédures garantes de la sacro-sainte protection de la vie privée. Etant entendu que le citoyen aura le dernier mot.

Objection ? « A priori rien de bien méchant », décode Elise Degrave, juriste spécialisée en e-gouvernement à l’université de Namur. Sauf que c’est toujours le premier doigt dans l’engrenage qui importe. « Après les banques ou les opérateurs télécom, à qui le tour ? » Gare : « Le Registre national, c’est le coffre-fort de l’Etat. Ce qui est en jeu, c’est la confiance du citoyen dans l’Etat : il est forcé de lui confier ses données civiles moyennant des garanties absolues de protection de la vie privée. »

Au fil du temps, la ligne de conduite s’est assouplie. Le secteur privé est déjà exceptionnellement autorisé à approcher le Registre national selon des procédures très cadrées. C’est le cas des banques, dans leurs difficiles recherches de titulaires ou d’ayants droit de comptes dormants.

Des déménagements à répétition, fâcheux signe d’instabilité du client ?

Cette fois, l’ampleur de la démarche interpelle. Autant que ses véritables mobiles. « Je m’interroge sur le besoin réel d’obtenir du Registre national des informations que ces entreprises possèdent souvent déjà », poursuit Elise Degrave. « L’intérêt peut être de vérifier la qualité d’un client », suppute ce spécialiste en droit à la protection de la vie privée. « Attention à la tentation de confectionner par ce canal des listes noires. »

Au nom du monde des assurances, Assuralia applaudit « pour une question d’efficacité administrative et de diminution des coûts. Cet accès facilitera la vie des compagnies qui s’épuisent à retrouver la trace de personnes en défaut de paiement de primes et qui sont parties sans laisser d’adresse. »

A entrer dans ce « deal », le RN perdrait une partie de son âme. « On quitte la sphère de la mission d’intérêt général, on détourne la vocation du Registre pour en faire un instrument au service d’intérêts privés », relève Yves Poullet, membre durant douze ans de la Commission de la protection de la vie privée (CPVP). L’actuel recteur de l’université de Namur s’inquiète de cet autre effet pervers : « Il y aura un transfert de données personnelles vers l’administration. Laquelle serait ainsi mise au courant des relations contractuelles avec les banques, pourrait un jour connaître vos achats. Affolant. »

Faut-il voir le mal se nicher partout ? Oratrice d’un récent colloque au Sénat, Els Kindt, spécialiste en nouvelles technologies à la KUL, invitait à méditer ceci : « Une fois qu’une infrastructure technologique destinée à la collecte de données à caractère personnel est présente dans un but déterminé, elle est, parce que disponible et installée, souvent utilisée par la suite à des fins tout autres et par des autorités totalement différentes. » De quoi nourrir la réflexion de cette experte, membre du Comité sectoriel du Registre national au sein de la CPVP, appelé à se prononcer sur l’orthodoxie de ce partenariat public-privé.

Aux députés d’aviser en dernier ressort, lorsque Jan Jambon leur soumettra un projet de loi ficelé. Avec sous le bras sa perceuse de coffre-fort.

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