Thierry Werts, urgentiste à la justice

Thierry Werts écrit des haïbuns et des haïkus inspirés de son expérience de magistrat. Porte-parole du parquet fédéral, il est spécialisé dans le droit pénal humanitaire et la délinquance juvénile. Il envisage l’écriture comme une pause dans le feu des urgences judiciaires. Mais For intérieur, son recueil, est plus que cela : un voyage à la rencontre de l’humanité.

Pourquoi devient-on magistrat, qui n’est pas le métier le mieux payé ni le mieux considéré du monde ?

J’ai été magistrat à l’âge de 24 ans. Comme beaucoup d’autres, sans doute, pour apporter ma pierre à l’édifice, changer le monde. Il y a un côté altruiste et un souci de l’intérêt commun dans la profession. On ne devient pas magistrat pour l’argent. Au parquet, on est en première ligne. La comparaison qui me vient à l’esprit est celle d’urgentiste à l’hôpital, avec un aspect humain très fort qui est peu connu. C’est à tous les magistrats que je voudrais rendre hommage à travers ce livre. On voudrait réduire leur travail à des colonnes de chiffres, à des statistiques, alors qu’ils s’occupent tous les jours des relations entre les hommes, de recevoir les gens, traiter leurs dossiers, trouver des solutions, en toute indépendance. L’évolution actuelle m’inquiète. La justice est dans le même état que les tunnels bruxellois…

Vos haïbuns ressemblent aux chroniques qu’écrivait l’urgentiste français Patrice Pelloux dans Charlie Hebdo. Une vingtaine de textes drus, vibrants. Vous prenez des notes en travaillant ?

Non, j’ai une mémoire très visuelle. Trente ans après les avoir vus, je reconnais les visages. J’emmagasine, je griffonne des petites choses toute l’année et, durant la semaine de résidence d’écriture à laquelle je participe une fois par an, pour me ressourcer, tous les détails me reviennent comme s’ils avaient été photographiés. Les faits ne sont pas scénarisés, je les ai vécus tels quels et, en même temps, il y a une certaine distance. La seule chose que je travaille ce sont les haïkus car, à cause de leur grande simplicité, il ne faut pas qu’ils tombent à plat. Je travaille comme un sculpteur. J’enlève les mots jusqu’à l’épure. Je peux prendre une journée pour trouver un seul mot. Au départ, j’écrivais pour moi-même mais l’animatrice de la résidence d’écriture m’a convaincu que cela pouvait intéresser des lecteurs.

Votre préfacier, le poète belge Werner Lambersy, écrit : « Trop près du feu, on se brûle; trop loin, on se gèle. C’est pareil devant le malheur du monde tel qu’il est, et la misère des gens telle qu’ils la vivent ». L’ellipse des haïkus japonais permet-il de trouver la bonne distance ?

J’ai découvert la poésie japonaise en 2008, ainsi que la philosophie qui sous-tend le genre très visuel des haïkus et des haïbuns. L’esprit voyage dans le silence qui suit les mots simples et bruts de la poésie japonaise. Montrer le monde tel qu’il est et faire réfléchir est l’un des buts de ces textes. A chacun d’interpréter, comme l’a fait l’illustratrice Alexia Calvet, qui a parfois une autre vision de mes textes. Dans la tradition japonaise, les haïbuns sont des carnets de voyage entrecoupés de haïkus, ceux-ci pouvant se lire indépendamment de la prose. Je suis adepte de la pensée stoïcienne et de l’empereur-philosophe Marc-Aurèle, qui disait « Bientôt, tu auras tout oublié. Bientôt, tous t’auront oublié. » On retrouve cette idée de vivre chaque jour comme si c’était le dernier dans la culture japonaise ; être à l’écoute et vivre l’instant présent. Tenter de supporter ce qui ne dépend pas de nous et ne peut être changé et avoir le courage de changer tout ce qui peut l’être. C’est une discipline de vie exigeante mais passionnante. Parfois difficile à vivre pour les proches car elle entraîne un vrai détachement pour bon nombre de petites choses du quotidien…

Votre activité de porte-parole du parquet fédéral est abordée dans Rue aux Laines. Après la tornade d’une conférence de presse : « Plus personne en vue/Dans ma tasse de café/Rien que de l’écume ». Une fonction frustrante ?

Je décris l’agitation puis le grand silence qui succède aux conférences de presse, comme un évier qui se vide. Entre les lignes, je me demande à quoi sert ce grand show… Deux ou trois jours après, il n’en reste rien. Idéalement, en matière de terrorisme, il ne faudrait rien dire. Mais le parquet représente et est au service de la société. Il doit donner quelques explications. Cela fait deux sortes de mécontents : mes collègues en charge des dossiers, qui trouvent que le porte-parole du parquet fédéral en a souvent trop dit, et les journalistes, pour la raison inverse. En vingt-cinq ans de carrière, c’est ma fonction la plus difficile. L’humilité japonaise s’impose quand on est disponible pour les 800 journalistes abonnés à notre liste de diffusion, susceptibles d’appeler 7 jours/7 de 6h30 à 23h30, sans tenir compte du décalage horaire. Un exercice d’autant plus difficile qu’on ne connaît pas tout le dossier. Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas, et c’est très bien ainsi.

Quelle est votre vraie spécialité au parquet fédéral ?

Actuellement, je suis en charge de dossiers de droit international humanitaire : crimes contre l’humanité, génocides, crimes de guerre. Comme par exemple le pillage des ressources et la réduction en esclavage, les diamants du sang en Sierra Leone (un dossier dans lequel un Belge est détenu…), le génocide du Rwanda (dont plusieurs procès sont à fixer en correctionnelle ou devant les assises, cela n’a pas encore été tranché)… Je travaille beaucoup avec la section « droit humanitaire » du SPF Justice ainsi qu’avec la Cour pénale internationale de La Haye, qui a condamné Jean-Pierre Bemba (NDLR : ancien vice-président congolais) après son arrestation en Belgique en 2008. De même, les poursuites contre l’ancien président tchadien Hissène Habré sont parties de notre pays. J’ai également fait plusieurs missions auprès de nos forces armées à l’étranger : Afghanistan, Sud-Liban, Mali. Dans Sud-Liban, j’évoque une petite fille à qui je souris, dans une région où les soldats belges font un travail de déminage très apprécié par la population, qui sauve la vie de petits bergers. Je lui souris mais je suis à bord d’un convoi blindé qui traverse son village et « La petite fille/Fait mine de me tuer/Avec ses petits doigts ». Ces enfants n’ont vécu que la guerre, l’effet sur eux est terrible.

Votre première fonction, au parquet de Bruxelles, était la jeunesse. Celle d’ici ou d’ailleurs vous tient à coeur. Votre colère des violences qui lui sont infligées est suggérée par un haïku : « Chaleur du matin/Dans l’océan je déverse/mon humeur de chien ». Que s’était-il passé ?

J’ai donné beaucoup de formations à l’étranger dans le cadre de l’Institut international des droits de l’enfant qui a son siège à Sion, en Suisse, et qui fait un travail remarquable dans le domaine de la protection de la jeunesse. Cette session s’était déroulée au Sénégal, dans un hôtel éloigné de la capitale, en dehors de la période touristique. Y participaient des policiers et des travailleurs sociaux représentant plusieurs pays africains. Pendant la nuit, je vois sortir de la chambre de mon voisin une gamine très maquillée, d’à peine 14 ans, peut-être moins. Pendant la journée, on refait le monde, et le soir, certains profitent de la prostitution locale de très jeunes filles. Le double discours est une réalité, même dans ces milieux. Le lendemain, j’en ai parlé aux organisateurs.

Votre office voit défiler des dizaines, voire des centaines de jeunes nés ou éduqués en Belgique et qui versent dans l’extrémisme, voire, le terrorisme. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?

On ne peut pas faire l’impasse sur l’échec de notre système éducatif : les parents, l’école. Que des jeunes de 25 ans en arrivent là, c’est qu’on a raté quelque chose. La meilleure prévention du terrorisme est, selon moi, l’éducation et l’accès à la culture. Quand on va dans des musées, quand on lit, qu’on assiste à des pièces de théâtre, on se confronte à d’autres points de vue. Certains inculpés sont quasiment des ingénieurs mais ils n’ont pas le questionnement, la réflexion critique, la distance qui les aurait immunisés contre une certaine forme d’aveuglement. ˜

(1) For intérieur, par Thierry Werts, préface de Werner Lambersy, illustration d’Alexia Calvet, éd. Pippa, 85 p. Les droits d’auteur du livre sont versés à l’asbl Clarté-Puukri qui soutient la scolarisation de près de 1 000 enfants dans la région de Laye au Burkina Faso.

Bio Express

1992 Entre au parquet de Bruxelles.

1996 Porte-parole du parquet de la jeunesse.

2003 Section criminalité grave et organisée (homicides).

2008 Découverte de la poésie japonaise.

2011 Magistrat fédéral chargé des dossiers de droit international humanitaire et des compétences militaires.

2015 Team presse du parquet fédéral.

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