Der Krieg d'Otto Dix. © DR

Terrorisme : le silence des artistes

Guy Gilsoul Journaliste

Le terrorisme a changé notre quotidien. La peur, la tétanie et l’horreur rôdent. Mais où sont les artistes pour le dire ?

La guerre est un thème récurrent dans l’art. Les musées sont remplis de ces images de champs de bataille composées avec génie parfois, lourdeur souvent, par les peintres anciens. Rois, princes et dictateurs, ils ont tous eu leurs scènes de victoire. Pourtant, il y eut bien, de siècle en siècle, des moments où les artistes, révulsés par l’horreur et la violence des hommes, prenaient le crayon ou le pinceau pour le dire. Le hurler. Et de citer, depuis le XVe siècle : « les pendus » de Pisanello ; Le triomphe de la mort de Bruegel ; la douleur exprimée dans la Crucifixion de Grünewald ; les scènes de pillages, viols et assassinats dans Les grandes misères de la guerre, suite d’eaux-fortes de Jacques Callot ; les Désastres de la guerre, ensemble de gravures de Goya ; la série Der Krieg d’Otto Dix ou encore le Guernica de Picasso. Oui, face à l’héroïsme et le fanatisme, il y a le pire et l’effroi. Et face aux guerriers, les populations. Nous. Aujourd’hui, le terrorisme est là. Et avec lui, le retour de la peur et de l’horreur. Mais qui pour en traduire l’intensité, l’émotion ? Qui pour désigner l’ennemi ?

La faillite de l’art contemporain

« L’art contemporain, qui se veut d’une liberté totale, reproduit la morale ambiante, le fascisme chic de l’époque, écrit le peintre français Stéphane Pencréac’h. Il est le lieu qui réunit ceux qui ne veulent que l’illusion d’un combat. » Déni, manque de courage ou opportunisme ? Les réponses sont multiples. Retenons-en deux. La première est liée aux rapports entretenus par les artistes avec l’argent. Et donc avec les pouvoirs, dont les attentes et le « réalisme » déterminent manières et thématiques. La seconde renvoie au passage opéré à l’heure de la guerre froide (1950-1960), d’un art profondément lié aux émotions (des expressionnismes aux diverses formes de l’abstraction) à cet autre, producteur des seules réflexions, l’art conceptuel.

A ses débuts, le conceptuel visa d’abord les définitions (le langage, l’espace, l’art) sur un mode anti-visuel. A partir des années 1990, suite aux bouleversements planétaires (mondialisation, urgences écologiques, nouveaux conflits et émigrations), les plasticiens changèrent de cible et se penchèrent sur leur présent tout en maintenant une approche intellectuelle et distanciée des questions. Refusant toujours tout impact émotionnel, ils continuent aujourd’hui à analyser et juger, se portant ainsi garants d’une conscience qu’on associe aussi à celle de la gauche caviar. Si leurs oeuvres renouent avec l’univers des images, elles naviguent entre provocation, constat et énumération.

En réalité, comme à l’heure de la Renaissance et de la cour de Versailles, les héritiers du conceptuel assurent le spectacle. Rideau. Pourtant, d’autres voix se font désormais entendre. Citons trois de ces créateurs, tous nés autour des années 1970. Le premier est néerlandais. Ronald Ophuis peint des hommes, des femmes et des enfants dont il n’invente pas la vie mais qu’il rencontre aux coins chauds de la planète, là où, écrit-il, « s’efface la frontière entre humanité et animalité ». En 2001, il est en Sierra Leone, deux ans plus tard, en Irak. En 2004, il rejoint le Rwanda puis partage la vie des habitants de Srebrenica alors que récemment, il s’envolait pour la Syrie. S’il s’aventure parfois dans l’élaboration de scènes très crues, la grande puissance de son travail vient plutôt du traitement des figures isolées. Ce sont des visages, parfois de gamins souvent de femmes dont l’expression des regards, la raideur de l’attitude et les traces de blessures autant mentales que physiques, dressent des portraits dans lesquels nous rencontrons nos propres appréhensions.

Stéphane Pencréac’h défend lui aussi le retour à l’émotion : « On tend vers la tragédie au niveau international et, pour moi, l’artiste ne peut rester dans son coin à ignorer cela. » A son tour, il cherche à coller à l’actualité et transpose les événements dans de grandes compositions figuratives qui ne sont pas sans évoquer la tradition perdue de la peinture d’histoire. Ainsi, un de ces derniers triptyques peints après les tueries de Paris de janvier 2015 met-il en scène le président Hollande ou encore l’assaut du magasin Hyper Cacher de la Porte de Vincennes.

Enfin, il y a Adel Abdessemed. Algérien né d’une mère berbère et d’un père juif, il passe la première partie de sa vie dans la violence d’un pays dominé progressivement par le radicalisme religieux. Son combat, mené aujourd’hui depuis Paris, Berlin et New York vise à exalter notre individualité face à toutes les formes d’obéissances via la création d’images puissantes autant qu’irréductibles. Au mot, il préfère l’uppercut : « L’intelligence et la théorie ne valent rien, expliquait-il lors d’une conversation avec Pier Luigi Tazzi (1), c’est seulement ce qui nous ferons réellement qui compte ». Lors de la dernière Biennale de Venise, son installation donnait froid dans le dos. Au sol, à la manière de nymphéas dans un étang, il avait disposé non pas des fleurs mais, en pétales épanouis, de longues machettes plantées qui rappelaient aussitôt l’horreur des décapitations opérées par les groupes djihadistes. Plus récemment, à l’occasion de l’exposition Picassomania, organisée au Grand Palais, à Paris, fin 2015, une salle était consacrée au thème du Guernica de Picasso. Réalisé dans les mêmes dimensions monumentales, Abdessemed exposait un haut-relief fait d’imbrications sauvages de corps et de gueules de chiens et de loups morts, empaillés et brûlés. Tout était dit de la folie d’un carnage où victimes et bourreaux se confondent dans le même maelström boueux et menaçant. Tout était dit de la guerre alors que le titre Qui a peur du grand méchant loup ? renvoyait à la chanson du film de Walt Disney composée en 1933, l’année de l’accession d’Hitler au pouvoir !

Mais tout n’est pas si simple…

Ronald Ophuis travaille avec de grandes galeries internationales. Stéphane Pencréac’h vient d’exposer à New York et Adel Abdessemed était, jusqu’à ses derniers jours, à l’honneur dans les superbes espaces du château de Villeneuve à Vence, dans le sud de la France. Non, la question de l’engagement des artistes et leur capacité à exprimer les dangers et violences rencontrées en période de conflits n’est pas simple à analyser. Le recul historique permet seul d’y voir plus clair. D’où, l’intérêt de la récente étude de Stéphane Guégan (2) qui s’attache à décrire les diverses attitudes adoptées par une centaine d’artistes durant la période 1933-1953. Dès l’élection d’Hitler, la menace provoque des vagues d’émigration vers Paris. Avant la déclaration de la guerre, ces artistes désignent déjà, sur le ton expressionniste ou allégorique, les dangers du nazisme. A la suite des bombardements de Guernica, Picassso, loin des siens, s’abreuve aux coupures de journaux pour créer sans doute son chef-d’oeuvre absolu.

Or, cette même année 1937, face à l’opération « art dégénéré » menée en Allemagne nazie, Paris propose une exposition internationale du surréalisme dénonçant les menaces ou encore Art cruel, un ensemble qui réunit des créateurs aussi différents que George Grosz, Georges Rouault, André Masson et Salvador Dali. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate et que très vite, la France capitule et vit pendant quatre ans sous le régime du maréchal Pétain, certains continuent leur travail de dénonciation au risque même de leur vie. Ils sont nombreux à choisir l’exil vers l’Amérique. Mais d’autres sont amenés à fuir et travailler de cache en cache comme le roumain Victor Brauner. Parmi les pourchassés, des juifs ou encore des sympathisants communistes que le maréchal envoie dans la centaine de camps construits au départ pour contrôler les républicains espagnols qui avaient traversé la frontière après la victoire de Franco. Ainsi Wols, Max Ernst ou encore Hans Bellmer. De là, certains rejoindront (comme Otto Freundlich, Boris Taslitzky ou Félix Nussbaum) Dachau ou Auschwitz où ils périront.

Mais l’intérêt de l’ouvrage vient aussi de ce qu’il éclaire l’attitude des autres. Les célébrités allaient-elles faire « comme si » ? Et d’analyser les attitudes des Derain, Vlaminck, Maillol mais aussi Pierre Bonnard, Maurice Denis, André Lhote, Francis Picabia, Marie Laurencin et même Picasso. A quelles expositions officielles ont-ils participé ? Quels achats ont été faits pour un musée d’art moderne qui rouvre ses portes en 1942 alors qu’un an plus tard, les nazis brûlent plus de 500 oeuvres devant le Jeu de Paume, à Paris ? Enfin, comment lire aujourd’hui le retour de l’art figuratif se partageant les faveurs de Forces nouvelles (Georg, Héraut, Tal Coat), des tenants d’une apologie du corps sain (Alfred Courmes, Henri Bouchard, Félix Joffre) et l’esthétique du sculpteur allemand Arno Breker ?

La comparaison avec notre époque ne manque pas d’intérêt. Pendant ces années, il y eut bel et bien des oeuvres qui n’hésitaient pas à dénoncer « la bête ». Certains déclinaient la peur en soi et celle de l’autre. D’autres enfin suivaient docilement le cours de l’histoire en se réfugiant dans le conforme. Comme aujourd’hui. Alors, même si les contextes sont différents ainsi que les moyens, force est de constater que l’art relève toujours bel et bien d’une attitude humaine dans laquelle s’offre le choix d’être libre, de subir ou d’être complice.

(1) Adel Abdessemed, entretien avec Pier-Luigi Tazzi, Actes Sud Beaux-Arts, 2012, 120 p.

(2) 1933-1953. L’art en péril. Cent oeuvres dans la tourmente, par Stéphane Guégan, éd. Hazan, 288p.

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