A Fosses-la-Ville, l'Office wallon des déchets a oublié pendant cinq ans de rappeler à un ancien exploitant ses obligations en matière d'assainissement. Combien d'autres sites ont pu échapper au contrôle de la Région ? © DENIS VASILOV/BELGAIMAGE

Stations-service wallonnes : le chaos des sols pollués

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Officiellement, tout est sous contrôle. Dans les faits, des centaines de stations-service polluées échappent aux écrans radars de la Wallonie. Dossiers manquants, impasse juridique, données erronées… Le Vif/L’Express a exploré la zone d’ombre. Qui pourrait s’étendre à 20 % des sites.

C’est un cimetière environnemental dont on ne connaît pas l’ampleur, ni les conséquences précises sur la santé humaine. Dans la Wallonie pseudo- numérique du plan Marshall pseudo-4.0, il n’existe aucun cadastre centralisé des sols pollués. Pas même au Département des sols et déchets (DSD), sous la tutelle du ministre de l’Environnement, Carlo Di Antonio (CDH). Au fil des législatures, personne n’a jugé utile de s’y atteler sérieusement, à l’inverse de la Flandre et de Bruxelles. Un inventaire pourtant indispensable, dans une Région où les pollutions historiques côtoient, depuis des décennies, les nappes phréatiques et d’innombrables sites réaffectés. Vingt ans après les Pays-Bas, treize ans après la Flandre, la Wallonie s’est dotée, en 2008, d’un décret Sols sans guide technique pendant les cinq années suivantes. Conséquences de ce temps perdu : des études de sol inutiles, des normes purement théoriques, des dépollutions oubliées. Et tant de risques sanitaires tombés aux oubliettes.

La gestion des sols se révèle tout aussi alarmante à l’égard de sites soumis à un cadre légal éprouvé : les stations-service. Hyperfréquentées, situées au bord des axes stratégiques ou en pleine ville, elles concentrent des hydrocarbures potentiellement nocifs.  » La probabilité qu’un site soit pollué augmente avec sa durée d’exploitation. Ainsi, en première approche, nous pouvons considérer qu’entre 50 % et 80 % des anciennes stations-service présentent des pollutions, à des degrés divers « , commente Olivier Ponzoda, vice-président de la Fédération des experts en études de pollution des sols de Bruxelles et de Wallonie (Fedexsol). La gravité d’une pollution dépend de sa nature et de sa profondeur. Une contamination au benzène, cancérigène, s’avère plus dangereuse qu’un sol chargé de plomb. Le client d’une station-service inhale davantage de substances toxiques en faisant le plein qu’en foulant un sol pollué. En revanche, les pollutions en sous-sol peuvent représenter un risque pour le voisinage et pour l’écosystème.

Pendant cinq mois, Le Vif/L’Express a rassemblé et recoupé les données disparates des 2 667 stations référencées au sud du pays, qu’elles soient fermées ou en activité. Un travail inédit, en l’absence de cadastre officiel des stations-service – un projet  » à l’étude « , affirme l’administration, sans avancer le moindre agenda. Malgré l’expertise des bureaux d’études de sols et les assainissements réalisés via le Fonds d’assainissement des stations-service (Bofas), il apparaît que la Wallonie ignore tout de la situation réelle de plusieurs centaines de stations-service sur son territoire.  » Ces sites sont contrôlés par la Division de la police de l’environnement, qui ne contrôle rien « , schématise un ex-fonctionnaire, désabusé par le laxisme wallon. Et si l’administration s’en sort comme elle peut, les pollueurs s’en sortent souvent comme ils le veulent.

Oublis à l’OWD

Les explications du ministre Carlo Di Antonio (CDH) et de son administration s'avèrent parfois contradictoires.
Les explications du ministre Carlo Di Antonio (CDH) et de son administration s’avèrent parfois contradictoires.© ERIC LALMAND/BELGAIMAGE

Tout commence au départ d’une petite station-service polluée de Fosses- la-Ville, fermée en 2006. Depuis plus de treize ans, la propriétaire des lieux, Janique Carmanne, livre un combat contre la Région wallonne. Elle refuse d’endosser la responsabilité d’une pollution identifiée en 2003 à la suite des activités d’un ancien pétrolier véreux, Belgium Network Gestion (BNG). Aujourd’hui insolvable, elle réclame, en outre, réparation pour ce qu’elle considère comme un préjudice imputable à la mauvaise gestion de son dossier par la Région : de 2003 à 2008, l’Office wallon des déchets a oublié de rappeler à BNG, entre-temps tombé en faillite, ses obligations en matière d’assainissement, comme le confirment des documents internes à l’administration. Qui s’est dès lors retournée contre Janique Carmanne.

Combien d’autres sites ont pu échapper aux écrans radars de la Wallonie ? Et qui devra payer pour assainir ces sols, où l’absence de suivi a engendré un gigantesque vide juridique, voire une coûteuse injustice ? Les informations de la Région s’avèrent chaotiques. En juin dernier, dans le cadre de l’affaire Carmanne, Le Vif/L’Express demandait des précisions quant à la situation des 24 stations reprises dans la même convention de cession (voir notre numéro du 10 juin dernier). Dans un premier temps, l’administration indiquait erronément que quatre d’entre elles avaient fermé avant 1999 – elles sont toujours en service – pour justifier l’absence de dossiers les concernant. Interrogé dix jours plus tard par le député Gilles Mouyard (MR), le ministre Di Antonio livrait une version à peine plus correcte, en admettant qu’un site était toujours en activité. Le 22 juillet, il affirmait finalement que ces quatre stations avaient chacune fait l’objet d’une étude de sols, sans qu’une pollution ait été détectée. Depuis cet épisode, toute demande d’informations sur le même sujet se heurte à un mur invisible, érigé entre la communication du ministre et celle des services dont il exerce la tutelle. Comme pour mieux se dédouaner de nouvelles erreurs de la part de l’administration.

Stations-service wallonnes : le chaos des sols pollués
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Ce flou artistique persiste dix-sept ans après l’adoption, en mars 1999, de l’arrêté  » stations-service  » par le gouvernement wallon. Avant de passer le relais au décret Sols, ce texte a longtemps défini les cas dans lesquels une étude indicative de sol devait être réalisée : une fermeture, un changement de permis ou d’exploitant, une mise hors service ou en conformité de certaines installations. En 2004, un accord de coopération entre les trois Régions et l’Etat fédéral a abouti à la création du Fonds d’assainissement des sols des stations-service (Bofas), alimenté chaque année par des cotisations prélevées sur les carburants (0,003 euro par litre d’essence, 0,002 euro pour le diesel).

Une manne à 75 millions d’euros

En 2019, la mission de ce levier très efficace prendra fin. A cette échéance, il devrait avoir permis d’assainir 1 225 sites en Wallonie, pour un montant global de 75,1 millions d’euros. Il faut toutefois soustraire une cinquantaine de dossiers, suite à un veto ou à une faillite du demandeur, ou à cause de problèmes juridiques.  » Depuis 2012, nous disposons des moyens financiers nécessaires pour finaliser l’ensemble des dossiers dont nous avons la charge « , se félicite Lieven Van den Bossche, le directeur général de l’asbl Bofas. Mais elle n’a pas pour vocation de pallier les lacunes dans le suivi de la Région wallonne. La grande majorité des demandes d’intervention déposées à l’époque émanent d’une démarche volontaire de la part des exploitants.

Qu’est-il donc advenu des 1 442 sites qui n’ont jamais déposé de dossier recevable chez Bofas ? Cette procédure, activable jusqu’en mars 2009, ne concerne logiquement pas les sols non pollués. Certains grands pétroliers préfèrent assainir via leur propre programme d’investissement, quitte à faire l’impasse sur un financement ou un remboursement partiel de Bofas. Quelques stations n’ont pas encore rencontré l’une des situations nécessitant la réalisation d’une étude indicative de sols. Depuis début 2013, l’administration recense en outre 150 études d’orientation réalisées sur la base du décret Sols. Enfin, plusieurs centaines de sites n’ont tout simplement jamais rempli leurs obligations. Combien ? Nouvelle énigme à la Région wallonne.

Stations-service wallonnes : le chaos des sols pollués
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Face au mutisme du cabinet Di Antonio et aux explications plutôt sommaires de l’administration, Le Vif/L’Express a déposé, le 2 septembre dernier, une demande d’information environnementale auprès de la Direction générale opérationnelle de l’environnement (DGO3). Celle-ci portait sur l’accès aux études de sols d’un échantillon de 100 stations-service wallonnes (50 en activité, 50 fermées), qui n’ont jamais déposé de dossier recevable chez Bofas. Les informations disponibles, parfaitement présentées, ont pu être consultées sur place le 26 octobre. Il est apparu que la Direction de l’assainissement des sols ne disposait d’aucun dossier pour 27 adresses sur les 100 sollicitées. Vingt-huit sites présentaient une pollution à traiter et sept autres une contamination n’étant pas liée aux activités de la station-service.

570 sites hors de contrôle ?

Les conclusions doivent toutefois être nuancées au regard des assainissements programmés ou finalisés, sur la base de ces études.  » Certains cas peuvent s’expliquer, d’autres pas « , confiait une source de l’administration. Deux semaines et demie ont finalement été nécessaires pour obtenir des précisions sur les 28 sites pollués :

– 18 seraient désormais en règle ;

– 7 sont toujours en attente d’une étude de caractérisation ou d’un plan d’assainissement – parfois quinze ans après l’étude indicative ;

– 2 ont fait l’objet de travaux sans qu’un plan d’assainissement ait été validé au préalable par l’administration ;

– une station ne présenterait pas de pollution à traiter au regard de la législation. La seule étude indicative transmise pour ce dossier conclut pourtant à la nécessité de réaliser une étude de caractérisation, en vue de remettre le site en conformité.

Au final, 38 % des sites repris dans l’échantillon (26 % pour les stations en activité et 50 % pour les anciennes) posent problème : soit parce qu’une pollution avérée n’a pas été traitée, soit parce que la Direction de l’assainissement des sols n’a même pas connaissance de leur existence. En combinant ces résultats aux dossiers du Bofas, 573 sites sont ainsi susceptibles d’échapper à la maîtrise de la Wallonie. Soit plus de 2 stations sur 10.

Le 20 juin dernier, le MR wallon, dans l’opposition, a déposé un projet de motion visant entre autres à  » identifier les manquements de la Région wallonne en termes de dépollution des sols des stations-service  » et à  » communiquer au parlement de Wallonie endéans les six mois un rapport faisant l’état sur la problématique « . La majorité PS-CDH l’a balayée en adoptant une autre motion lui permettant de passer au point suivant de l’ordre du jour.  » Le gouvernement régional aurait-il des choses à cacher ?  » s’interroge le MR. Sur ce dossier, Carlo Di Antonio, s’en tient à une ligne de conduite discrète, voire inexistante.

« Rien n’est centralisé »

Rien ne permet d’affirmer que la Wallonie emprunte la bonne direction.  » A Bruxelles, quand on réalise l’étude historique d’un site, on reçoit rapidement toute une série de fichiers et on sait ce qu’il faut faire sur la parcelle, commente Jean-Marc Lambert, président de Fedexsol. En Région wallonne, comme rien n’est centralisé, ça peut prendre des mois.  » Résultat : là où une étude de sol coûte environ 3 500 euros à Bruxelles pour un garage de 300 m2 avec une station-service, il faut débourser souvent plus du double en Région wallonne.  » Quand Bruxelles a généralisé les études de sols, on a senti qu’ils avaient un objectif clair et qu’ils allaient avancer, poursuit Jean-Marc Lambert. Ces études coûtent de l’argent, il y a donc eu des plaintes au début. Mais aujourd’hui, les gens et le secteur ont compris l’intérêt de ces études. Et le système actuel est bien rôdé.  »

L’affaire Carmanne éveille les suspicions

Janique Carmanne, ex-gérante d’une station-service polluée, est au coeur d’un duel avec la Région wallonne. Ses avocats, David Poelaert et Christian Dailliet, ont introduit un pourvoi en cassation après un jugement rendu par la cour d’appel de Mons. Ils contestent la régularité de la lecture de la notion de déchets au regard du droit européen. Si la procédure pénale se clôture en 2017, l’action civile introduite par Carmanne en 2009 reprendra son cours. En parallèle, le 16 septembre dernier, Janique Carmanne a été entendue à Namur par la police judiciaire fédérale, visiblement intriguée par un e-mail de l’ex-chef de cabinet du ministre Carlo Di Antonio (CDH), évoquant un arrangement  » ni public, ni écrit » qui n’a jamais eu lieu. La notice ferait suite à des documents transmis au mois de mars par David Poelaert au substitut du procureur du roi de Mons, avant le procès de sa cliente.

Fin septembre, Janique Carmanne a été auditionnée en tant que témoin par la police judiciaire, dans le cadre des négociations avec le cabinet du ministre Di Antonio.

Reste une inconnue : la Wallonie a- t-elle réellement envie de savoir ce que cachent ces innombrables sols pollués dont personne ne s’occupe, ou se complaît-elle dans une gestion au cas par cas pour couvrir le laxisme du présent et du passé ? La seule photographie des stations-service est entachée de zones d’ombre. Débusquer des pollutions sans responsable, puis les traiter quand c’est nécessaire, engendrerait des dépenses faramineuses de la part des pouvoirs publics. Quant au coût sanitaire, il serait d’autant plus inacceptable pour la collectivité s’il apparaît que la Région a manqué à ses devoirs.

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