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Shoah : « La collaboration a été plus importante à Anvers qu’à Bruxelles »

L’historienne allemande Insa Meinen jette un éclairage nouveau sur la Shoah en Belgique et ceux qui l’ont permise. Une étape décisive de la recherche, qui bouscule les idées reçues.

Le Vif/L’Express : L’administration militaire allemande a eu un rôle prépondérant dans la traque et la déportation des Juifs de Belgique. Est-ce une spécificité belge ?

Insa Meinen : En effet, le rôle de la Wehrmacht, du commandant militaire et de l’administration militaire a été très important en Belgique. La Sipo-SD (Police de sécurité et Service de sécurité) qui se trouvait avenue Louise, à Bruxelles, était subordonné à Heinrich Himmler, chef de la SS et de la police allemande. Mais, en ce qui concerne l’arrestation et la déportation des Juifs de Belgique, la Sipo-SD dépendait de l’administration militaire dirigée par Eggert Reeder [NDLR : le livre présente un organigramme complet des services allemands impliqués dans la Shoah] . En France et aux Pays-Bas, la situation était différente. Là, la police de sécurité dépendait directement des ordres venant de Berlin. Sans l’accord du général von Falkenhausen, commandant militaire en Belgique et au nord de la France, et celle de Reeder, chef de l’administration militaire, jamais les SS n’auraient pu envoyer un seul convoi vers Auschwitz.

Quel a été le modus operandi de la persécution des Juifs ?

La réponse n’a pas été facile à trouver. Jusqu’à alors, la recherche s’était focalisée sur les arrestations de masse de l’été 1942. Maxime Steinberg [NDLR : auteur de L’Etoile et le fusil, premier livre de référence sur la Shoah] avait déjà relevé que deux tiers des Juifs de Belgique, hommes et femmes, avaient refusé de se présenter à Malines, à la caserne Dossin, où ils étaient convoqués pour être arrêtés. Voyant cela, les Allemands vont commencer très vite à effectuer de grandes rafles. On a arrêté des centaines de personnes en plusieurs jours à Anvers, Bruxelles, puis, dans une moindre mesure, à Liège. Une autre opération s’est déroulée en octobre 1942 : l’administration militaire a fait déporter les Juifs qui avaient été contraints de travailler à la construction du mur de l’Atlantique dans le nord de la France (Organisation Todt). Mais, et voilà un résultat crucial de mes recherches, les actions de masse ont conduit seulement à l’arrestation de moins de la moitié des 25 000 personnes déportées à Auschwitz au départ de la Belgique. Les autres Juifs, plus de 13 000 personnes, ont été arrêtés individuellement ou par petits groupes. Par contre, aux Pays-Bas et en France, les grandes opérations d’arrestations représentaient davantage la règle.

Plusieurs services allemands ont-ils été impliqués dans le judéocide ?

Il est évident que ce sont surtout les SS, la Sipo-SD de l’avenue Louise, c’est-à-dire les subordonnés de Himmler, qui ont mis en £uvre le judéocide. Mais ils ont été aidés par d’autres services, dont la police militaire allemande (Feldgendarmerie), placée sous les ordres du général von Falkenhausen, qui a participé à presque toutes les rafles mais aussi à des arrestations individuelles dans toute la Belgique. Il y a eu d’autres services impliqués dont on n’avait jamais parlé. Les douaniers et les gardes-frontière allemandes ont arrêté beaucoup de Juifs qui tentaient de passer des Pays-Bas en France ou de Belgique en France pour quitter l’Europe sous domination allemande. Les fonctionnaires du service de protection des devises (Devisenschutzkommando), qui dépendait de l’administration financière du Reich, se sont spécialisés très tôt dans la persécution des Juifs, que ceux-ci aient été ou non propriétaires de valeurs. Ils les arrêtaient puis les livraient à la Sipo-SD.

Quel a été le rôle des autorités belges dans la Shoah ?

A mon avis, il convient de ne pas surestimer la participation des autorités belges aux arrestations qui étaient la condition sine qua non de la déportation des Juifs en vue de la Solution finale. Cela vaut en tout cas pour Bruxelles, où vivaient plus de la moitié des Juifs de Belgique. La lettre du président de la Conférence des bourgmestres, Jules Coelst, aux autorités allemandes de Bruxelles, dans laquelle il refuse de distribuer l’étoile jaune, est connue depuis des dizaines d’années. En 1942, Coelst a refusé par deux fois d’intervenir dans les arrestations de Juifs. Ce refus est d’autant plus important qu’il n’a pas fait de différence entre les Juifs belges et les Juifs étrangers. Le bourgmestre bruxellois a invoqué le fait que la loi belge interdisait les arrestations arbitraires. Cette attitude est à souligner, surtout parce que moins de 10 % des Juifs de Belgique avaient la nationalité belge, les autres étant surtout des immigrés de l’Europe de l’Est et des réfugiés ayant fui les persécutions du Reich à partir de 1938. Ce refus a constitué une barrière infranchissable pour les représentants de l’Etat policier allemand.

Et à Anvers ?

On sait que la situation fut différente à Anvers, là où vivait la deuxième communauté juive du pays. La collaboration y a été plus importante qu’à Bruxelles. La Sipo-SD et la Feldgendarmerie ont pu recourir à la police d’Anvers pour les grandes rafles de l’été 1942. En une seule rafle, les policiers anversois, sous les ordres des Allemands, arrêtèrent plus de mille Juifs. Ces rafles, dont l’historien Lieven Saerens a décrit les conditions terribles, ont eu des conséquences dramatiques. Mais, là aussi, il ne faut pas surestimer leur résultat. Les Juifs arrêtés à ce moment-là représentaient moins de 11 % de l’ensemble des Juifs déportées.

Au total, en reprenant tout – les rafles, les arrestations individuelles, les aides indirectes pour l’envoi de Juifs vers le mur de l’Atlantique, etc., j’ai chiffré à moins de 20 % le nombre de Juifs qui ont été déportés avec le concours de la police belge. En France, c’est la police de Vichy qui a arrêté la grande majorité des Juifs déportés vers l’Est. Si l’on parle d’un génocide, il est nécessaire d’être très précis. Comme le disait Hannah Arendt, là où tout le monde est responsable, personne ne l’est.

Quelle a été la part de la population belge dans la traque des Juifs ?

La collaboration informelle a existé. Lieven Saerens a bien montré que les Allemands se sont appuyés sur des dénonciateurs issus, notamment, des organisations antisémites, tels que les SS flamands ou les rexistes. A cela il faut ajouter les informateurs de la Sipo-SD, de la Feldgendarmerie, du Service de protection des devises qui ont, sans aucun doute, contribué à augmenter le nombre de victimes. C’est une activité qui est restée discrète, donc, peu quantifiable. Il y avait aussi le « gros Jacques ». Ce Juif de Bruxelles a aidé les Allemands à arrêter beaucoup de Juifs. Son rôle a été désastreux. Les Allemands faisaient du chantage pour avoir des auxiliaires. Ainsi le « gros Jacques » a-t-il travaillé avec les Allemands après l’arrestation de sa femme et de ses enfants, sans doute en espérant les faire libérer.

Beaucoup de Juifs ont fait montre d’une folle énergie pour tenter d’échapper aux Allemands…

Je me suis demandé comment les Juifs avaient essayé de se soustraire aux Allemands. A partir de 1940, l’administration allemande avait édicté des ordonnances qui restreignaient leur accès à l’emploi, ainsi que d’autres aspects de leur vie. Lorsque arrive août 1942, ils vivaient déjà difficilement. Maxime Steinberg a étudié de façon assez exhaustive comment le Comité de défense des Juifs avait organisé le sauvetage des Juifs. Pour ma part, j’ai essayé de voir comme les gens avaient essayé d’échapper aux Allemands par leurs propres moyens. C’est là que j’ai eu accès à des sources inédites. La documentation allemande montre que c’est en faisant des démarches pour se sauver que les Juifs se sont souvent fait prendre par la Gestapo. J’ai eu de la chance de lire, à Berlin, la correspondance de la Sipo-SD de Bruxelles avec sa hiérarchie. Après le début des déportations, la Sipo-SD a très vite remarqué que les Juifs cherchaient à se sauver. Les SS responsables du service antijuif ont rapporté ces tentatives de façon détaillée et ont modifié en conséquence leur stratégie. Ne pouvant plus opérer de grandes rafles, les Allemands se sont lancés dans la chasse à l’homme.

Quel a été l’impact sur la mortalité des Juifs de Belgique ?

Environ la moitié des Juifs vivant en Belgique ne sont pas tombés aux mains des Allemands. Beaucoup d’entre eux avaient plongé dans la clandestinité. Cela explique peut-être les chiffres de mortalité différents entre les Pays-Bas (75 % des Juifs n’ont pas survécu), la France (25 %) et la Belgique (45 %). Le lien de causalité entre ces chiffres et le contexte des trois pays fait encore l’objet de recherches. J’ai étudié en particulier le convoi XXI, parti de Malines à la fin du mois de juillet 1943. Il emmenait vers Auschwitz 1 500 personnes, dont 100 étaient originaires des Pays-Bas, cherchant à rejoindre la France et interceptés en Belgique, et 500 avaient fui l’Allemagne nazie et l’Autriche. Les stratégies de survie des déportés du convoi XXI ne sont documentées que pour une minorité mais j’ai pu montrer que ces personnes avaient tenté de se soustraire aux Allemands, en prenant de très grands risques, d’autant plus grands qu’ils avaient recours à des pratiques illégales. Ils n’ont pas réussi. Mais alors que les Allemands avaient voulu effacer leur trace, mon livre montre comment ils ont essayé de défendre leur vie contre la Solution finale.

M.-C.R.

La Shoah en Belgique, Insa Meinen, Editions Renaissance du Livre, 336 pages, 25 euros. Sortie ce 2 octobre.

TROIS MOMENTS CLÉS DE LA RECHERCHE

1. L’Etoile et le fusil (Vie Ouvrière, 1983-1987) : avec cet ouvrage en trois volumes, l’historien Maxime Steinberg (ULB) jette les bases de l’étude du judéocide en Belgique. L’historien flamand Lieven Saerens (Ceges) dépeint les grandes rafles d’Anvers dans Vreemdelingen in een wereldstad. Een geschiedenis van Antwerpen en zijn joodse bevolking (1880-1944), Lannoo, 2000. Traduction : Etrangers dans la cité. Anvers et ses Juifs (1880-1944), Labor, 2005. Dans Les Curateurs du ghetto (Labor, 2004), dirigé par Jean-Philippe Schreiber (ULB) et Rudi Van Doorslaer (Ceges), les archives de l’Association des Juifs de Belgique livrent leurs secrets. Le livre nuance la vision de l’AJB, « constituée de notables juifs aux ordres des Allemands », qu’en avait donnée Maxime Steinberg.

2. La Belgique docile (Luc Pire, 2007) : ce volumineux rapport, commandé par le Sénat et dirigé par Rudi Van Doorslaer, Emmanuel Debruyne, Frank Seberechts et Nico Wouters, établit qu’au nom de la politique du « moindre mal » les autorités belges ont collaboré, dès mai 1940, avec l’occupant allemand, sur fond de xénophobie généralisée.

3. La Shoah en Belgique (parution en allemand en 2009, en français, à la Renaissance du livre, 2012) : l’historienne allemande Insa Meinen (université de Oldenburg) a eu accès à des sources inédites qui permettent d’équilibrer les tableaux précédents, avec une neutralité et une clarté remarquables.

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