Insa Meinen © Jonas Roosens

Shoah: Bruxelles, docile ou non ?

Des historiens belges et une de leurs consoeurs allemandes, Insa Meinen, se sont disputés sur le rôle précis des autorités bruxelloises dans le génocide des Juifs, durant l’Occupation. Le récit de cette querelle.

La longiligne Insa Meinen est une historienne allemande reconnue. Auteure de Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation (Payot, 2006), elle s’est fixée en Belgique pour préparer son opus La Shoah en Belgique (Renaissance du livre, 2011). Un ouvrage qui a mis en lumière la responsabilité décisive des autorités militaires allemande dans la déportation des Juifs de Belgique. Aujourd’hui, Insa Meinen s’apprête à rejoindre son port d’attache, l’Université d’Oldenbourg, où elle poursuivra ses recherches sur les stratégies de survie des Juifs réfugiés en Europe occidentale. Bye bye, Belgium ?

Malgré son apport à l’historiographie de notre pays, Insa Meinen a été en conflit avec ses confrères du Centre fédéral d’études Ceges (devenu Cegesoma), auteurs de La Belgique docile. Sorti en 2007, ce rapport monumental examinait le rôle des autorités belges dans la persécution des Juifs.  » Je faisais partie du comité d’accompagnement du Ceges, indique l’historienne. Dès 2006, bien avant la présentation du rapport au Sénat, j’avais attiré l’attention sur certaines erreurs, dont le fait que la police bruxelloise n’avait participé qu’exceptionnellement aux arrestations individuelles de Juifs. On n’a pas tenu compte de mes remarques. A la sortie de mon livre, en 2011, j’ai réitéré ces critiques. Plutôt qu’une discussion sur les faits, j’ai eu droit à des attaques personnelles. On m’a accusée d’avoir fait une opération marketing pour vendre mon livre. »

La suite, si on peut dire, lui a donné raison. En 2014, Lieven Saerens (Ceges) a incorporé le résultat de ses recherches dans son livre Rachel, Jacob, Paul et les autres. Une histoire des Juifs à Bruxelles (Mardaga/Cegesoma 2014). « Il y a donc deux versions de l’Histoire, également préfacées par Rudi Van Doorslaer, note Insa Meinen. Dans La Belgique docile, la police bruxelloise a participé aux arrestations ; dans le livre de Lieven Saerens, cette participation est présentée comme exceptionnelle. On se demande pourquoi le Ceges procède à la révision de sa propre historiographie en s’appuyant sur les résultats d’un tiers accusé auparavant d’esprit de marketing… »

Il faut se replonger dans le climat de l’époque pour comprendre à quel point les sensibilités ont été à vif et les points de vue variés, en fonction des avancées historiques ou d’une évolution des perceptions. Aujourd’hui, du tout blanc ou noir, on est passé aux nuances. Avant de présenter des excuses à la communauté juive d’Anvers pour le comportement des autorités de la ville portuaire pendant la Seconde Guerre mondiale, Bart De Wever (N-VA) s’était d’abord, en 2007, offusqué de celles de Patrick Janssens (SP.A), son prédécesseur au maïorat d’Anvers. En 2013, Bruxelles, par la voix à l’époque de Freddy Thielemans (PS), a fini par rendre hommage au bourgmestre faisant fonction pendant la guerre, le catholique Jules Coelst, injustement traité par l’historiographie officielle. Le contraste entre Anvers et Bruxelles a-t-il conduit à majorer les responsabilités bruxelloises ?

Le député bruxellois Alain Destexhe (MR), qui fut à l’initiative de la résolution demandant au gouvernement un état des lieux sur les responsabilités belges dans l’arrestation et la déportation des Juifs, assure que la volonté de savoir n’était entachée d’aucune passion communautaire. « Mon point de départ a été le rapport de la Commission Buysse de 2001 sur l’indemnisation des familles de victimes juives du nazisme, explique-t-il. Quelques lignes seulement dans l’introduction rappelaient que c’est sur ordre du gouvernement belge que, le 10 mai 1940, des milliers d’étrangers ou d’apatrides, dont une majorité de Juifs ayant fui l’Allemagne nazie ou ses satellites, ont été arrêtés sur ordre du gouvernement belge et transférés en train dans le sud de la France, d’où elles seront renvoyées vers Drancy, puis à Auschwitz. C’était terrible, et Paul-Henry Spaak faisait partie de ce gouvernement ! A l’époque, on ne savait pas grand-chose de l’histoire de la Shoah dans notre pays. Ces faits ont longtemps été occultés. Ce n’est qu’après que j’ai découvert le travail essentiel de l’historien Maxime Steinberg (NDLR : auteur de L’Etoile et le fusil, éditions Vie Ouvrière). En 1995, les excuses de Jacques Chirac au nom de l’Etat français ont rendu le thème très sensible dans les médias et l’opinion publique. Il n’y avait pas encore de polémiques autour d’Anvers. La Belgique docile a libéré la parole et le débat. » Pour le sénateur Destexhe, l’étape suivante de ce cycle libérateur devait être la question des Justes, ou comment des Belges, par des actes concrets, ont aidé des Juifs.

Lorsque le livre d’Insa Meinen est sorti en version néerlandaise (2010), puis française (2011), le feu couvait toujours sous la cendre. Certains de ses contradicteurs lui ont reproché d’avoir voulu « sauver l’honneur de la Belgique », ce qui n’était évidemment pas le cas. Le Ceges avait envisagé la Shoah sous l’angle belge (ce qui était son mandat). Elle était accusée de vouloir faire triompher le paradigme de la culpabilité allemande. En exploitant de nouvelles sources, Insa Meinen a décrit mieux que personne l’aspect tentaculaire de l’entreprise génocidaire en Belgique et, notamment, de sa branche militaire. La Sipo-SD (Gestapo) de l’avenue Louise, à Bruxelles, dépendait d’Heinrich Himmler, chef de la SS et de la police allemande. En Belgique et dans le nord de la France, elle était subordonnée à l’administration militaire dirigée par Eggert Reeder, sous la responsabilité du général Alexander von Falkenhausen. C’est la Sipo-SD qui a arrêté la plupart des victimes de la Shoah. Mais, en dehors des SS, une série d’autres services allemands (gendarmerie militaire, finances, douanes) y ont aussi participé.

Dire que La Shoah en Belgique fut mal accueillie est un euphémisme. De cette « querelle d’historiens », on retiendra un article au picrate de l’historien Nico Wouters dans La Revue nouvelle (juin 2013) et d’autres déclarations incendiaires. Insa Meinen a d’ailleurs obtenu un droit de réponse dans le Journal of Belgian History, la revue belge d’histoire contemporaine éditée par le Ceges. Elle y répondait en une quinzaine de pages bien tassées aux critiques émises par les uns et les autres. De diffusion savante, l’article n’a jamais atteint le grand public.

Pourquoi y revenir aujourd’hui ? L’historienne allemande est tombée par hasard sur la discussion du rapport du Ceges au Sénat, en 2012. Noir sur blanc, dans un texte officiel, les mêmes accusations… Nico Wouters y louait les qualités d’historienne de sa consoeur mais lui reprochait d’avoir « jugé nécessaire de remettre en question un certain nombre de conclusions de La Belgique docile pour des raisons de positionnement marketing. Son approche découle de l’objectif de sa recherche, qui était de démontrer à tout prix la responsabilité des auteurs allemands ». Ce faisant, elle  » minimise indûment le rôle des autorités belges ». Le patron du Ceges, Rudi Van Doorslaer, venait en renfort : « L’étude réalisée par Insa Meinen ne contredit d’aucune façon les conclusions du rapport La Belgique docile sur le comportement des autorités belges, du niveau le plus haut jusqu’au plus bas. »

« Cette affaire n’intéresserait pas un seul lecteur du Vif/L’Express si cela ne concernait pas l’histoire de la Belgique durant la Seconde Guerre mondiale, se défend Insa Meinen. Dans le rapport du Ceges, Nico Wouters évoque des arrestations dans les Marolles, mais c’est une erreur : la police bruxelloise n’a pas arrêté des Juifs mais des SS flamands, parce que ceux-ci harcelaient des Juifs. Si l’on fait abstraction des trois arrestations de Juifs par des policiers bruxellois, déjà bien documentées, il n’y a pas eu pratiquement d’autre arrestation individuelle par des policiers bruxellois, parce qu’aussi bien le chef de la police, le procureur du roi que les bourgmestres avaient refusé de se plier aux ordres des Allemands, qu’ils jugeaient arbitraires, contraires au droit belge. Bien sûr, la police bruxelloise recevait des ordres, mais elle s’arrangeait pour ne pas les exécuter… Les 40 % de victimes de la Shoah à Bruxelles, soit environ 10 000 personnes, ont été capturées par les Allemands, parfois assistés par des collaborateurs belges ou des informateurs juifs et non-juifs. Sans doute, des actes comme la mise à jour des adresses des habitants ont pu avoir pour effet de faciliter la déportation de Juifs, encore que beaucoup, à cette époque, étaient déjà entrés en clandestinité. Il faut savoir que si les autorités bruxelloises n’avaient pas refusé par deux fois, à l’été 1942, de participer aux rafles allemandes, les victimes auraient, sans doute, été encore été plus nombreuses. »

Au lieu de saluer cette forme de résistance, les auteurs de La Belgique docile prêtaient des mobiles opportunistes aux bourgmestres bruxellois : à partir de la mi-1942, l’opinion publique commence à entrevoir la défaite allemande et les bourgmestres bruxellois vont être démis de leur fonction en vue de la création du Grand Bruxelles.

Ce moment est présenté par Nico Wouters comme un « changement de cap », sous-entendant qu’auparavant, ils avaient collaboré avec les nazis. « Cette thèse n’est pas défendable, répète Insa Meinen. Les autorités bruxelloises, dès le printemps 1941, ont refusé les arrestations arbitraires. Contrairement à ce qu’affirme Nico Wouters, il n’y aucune preuve que les policiers bruxellois aient arrêté des Juifs belges ou étrangers durant cette période. L’histoire de la Shoah montre que les Juifs étrangers ou apatrides étaient les plus vulnérables parce qu’il n’y avait personne pour les défendre. En France, les Allemands ont réussi à faire arrêter par la police de Vichy la plus grande partie des Juifs déportés à Auschwitz, parce qu’ils étaient étrangers ou apatrides. Cela n’a pas marché à Bruxelles. Quelle importance si, avant-guerre, certains bourgmestres étaient xénophobes ou antisémites ? Ils ont refusé des arrestations arbitraires. Le respect du droit était essentiel dans ce cas. »

A l’évocation du nom d’Insa Meinen, Rudi Van Doorslaer, le patron du Ceges/Cegesoma, pousse un profond soupir… « On n’a jamais nié l’importance de son travail. On a toujours dit qu’elle remettait les pendules à l’heure par rapport à l’activité de l’occupant allemand, surtout en ce qui concerne la participation de l’armée et de l’administration militaire à la traque des Juifs. Là où nous sommes en désaccord fondamental, c’est quant à l’importance que nous accordons à l’attitude docile des institutions et des élites belges, qui n’ont pas offert de résistance démocratique aux exigences allemandes, une attitude qui plonge ses racines dans l’idéologie xénophobe et antisémite des années 1930. Par une formulation maladroite, Insa Meinen a donné l’impression de les innocenter, ce qui n’était pas le cas. » Quant à l’attitude des autorités bruxelloises et leur supposé « revirement », Rudi Van Doorslaer en minimise la portée : « Ce n’était qu’un élément parmi d’autres. La différence capitale entre Anvers et Bruxelles avait déjà été soulignée par Maxime Steinberg. » Mettre à jour ces faits et nuances ne fut, donc, point une entreprise de tout repos. Il reste encore, selon ces spécialistes de la Shoah, un pan du passé à mieux connaître, qui est la vie des Juifs pourchassés pendant la Seconde Guerre mondiale.

M.-C. R.

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