Carte blanche

Revers lifté et coup droit « à plat » : le (néo)libéralisme en débat

Dans un vibrant plaidoyer contre ce qu’il appelle  » la théorie de l’austérité nihiliste « , Corentin de Salle a récemment souhaité répondre à ses détracteurs issus de ce qu’il qualifie de « gauche crépusculaire « .

Il a notamment épinglé notre carte blanche parue dans Le Vif, dans laquelle nous dénoncions une tendance à l’économisation de l’Etat et de la société. Dans ce nouveau texte, le Directeur scientifique du Centre Jean Gol, qui précise s’exprimer à titre personnel, déploie une énergie toute particulière et, sommes-nous tentés d’ajouter, toute caractéristique, pour réfuter nos arguments en les confrontant à « des faits ». Alors que Monsieur De Salle s’engage donc de manière plus que décidée, tentant un retour gagnant, dans un échange que nous avons livré, nous proposons d’analyser son style de jeu afin de mieux retourner ses attaques.

La logique argumentative de Monsieur de Salle repose principalement sur un artifice bien connu, et merveilleusement bien décrit dans le texte sarcastique d’Artur Schopenhauer, l’Art d’avoir toujours raison, qui consiste à asséner une suite d’arguments incohérents, appuyés par des éléments factuels soigneusement choisis, avec une conviction telle qu’elle peut emporter l’adhésion du lecteur peu attentif. Cet art, s’apparentant à la dialectique éristique, vise donc à convaincre une audience de la véracité d’une proposition bien qu’elle soit érronée, notamment en détournant l’attention : Monsieur de Salle annonce en introduction qu’il va contredire la thèse que nous avançons selon laquelle l’économisation de la société est un problème…ce qu’il ne fait finalement jamais, tout en nous disant que le gouvernement Michel doit s’occuper du socio-économique, et que les indicateurs économiques sont « des constats empiriques » [sic]. Cet attitude est comparable à celle de John McEnroe, criant au juge de chaise que la balle est bonne, alors que la marque sur la terre battue indique à tous, même à ceux du dernier rang, que celle-ci est largement out.

Nous attendons donc toujours l’argument contradictoire de Monsieur de Salle, qui, dans sa réponse à notre carte blanche, tente un retour gagnant très agressif, bien que peu académique (encore une fois, McEnroe n’est pas loin). Néanmoins, il nous faut jouer le jeu, et renvoyer la balle. Dans un style plus proche de celui de Björn Borg, nous tentons dans la présente carte blanche de le prendre à revers en relançant une balle liftée, courbe, dont la force se laisse voir dans l’effet qui s’en dégage au moment où elle touche le sol, et non dans les cris qui l’entourent au moment de la frappe. Pour ce faire, nous nous demandons ce qu’il se passerait s’il avait vraiment raison?

Pour répondre à cette question, et puisqu’il considère que le corpus idéologique de la « théorie de l’austérité nihiliste » doit être abandonné, nous proposons de prendre au sérieux la vision pour le moins singulière de la tradition de la Liberté vue par les éminences grises du Centre Jean Gol, en particulier par Corentin de Salle. A ce sujet, il y a quelques mois, comme bon nombre de nos collègues à l’Université, nous fûmes gratifiés d’un cadeau du Centre Jean Gol reçu par la poste : un volume intitulé « La Tradition de la Liberté. Splendeur et misères du capitalisme », le troisième tome d’une longue série écrite par Corentin de Salle, préfacé par Felicita Medved et par Charles Michel et financé par le Parlement européen. Nous proposons donc de restituer le plus honnêtement possible les impressions laissées par cette expérience de lecture, prenant appui sur la puissance du jeu de Monsieur de Salle pour lui renvoyer la balle.

Considérant qu’il s’agissait là d’un « outil intéressant pour les chercheurs, les enseignants, les étudiants et de manière générale pour tout esprit curieux » (Richard Miller et Olivier Chastel, dans la lettre accompagnant le livre), les plus hautes autorités du MR ont tenu à partager avec nous « la quintessence de trois siècles de pensées libérales » dont « les principes, théories, analyses et positions ne sont pas des dogmes et articles de foi mais, tout simplement, des « recettes » qui fonctionnent » (F. Medved, préface). Il est clairement stipulé que cet ouvrage traite de quantité de questions aussi diverses et complexes que: « la démocratie, l’Etat, le socialisme, […] l’inflation législative et règlementaire, les questions écologiques, le tiers-monde, la pauvreté, l’immigration » (p.6). Heureusement, apprenons-nous, « à tous ces problèmes existent des réponses libérales stimulantes et rafraîchissantes » (p.6).

Comme le souligne notre Premier ministre dans l’introduction, « le libéral, lui, [contrairement à d’autres] n’a pas à rougir de sa tradition de pensée […] Les solutions parfois assez audacieuses préconisées par les auteurs [résumés dans ce volume] tranchent par rapport à certaines recettes socio-démocrates pratiquées sans grands résultats ces dernières décennies ». Ayant ainsi piqué la curiosité de nos esprits en quête de solutions rafraîchissantes, et souhaitant ardemment découvrir de quoi sont faites les recettes qui fonctionnent, nous avons donc décidé de parcourir les quelques centaines de pages afin d’en extraire une partie de la quintessence. En s’attardant particulièrement sur les passages en gras mis en avant par l’auteur, nous découvrîmes que « les ressources pétrolières sont, en un certain sens, illimitées » (p.235). Et contrairement à ce que laissent sous-entendre les « croyances populaires selon lesquelles les problèmes environnementaux empirent, qui prennent naissance dans les articles de presse et dans les déclarations télévisées (p.239), « non, l’environnement ne se détériore pas à l’échelle mondiale. La pollution de l’air diminue, les ressources ne s’épuisent pas, de plus en plus de gens mangent à leur faim et vivent de plus en plus longtemps » (p.417). Concernant les déchets liés à notre modèle de consommation, contrairement aux idées reçues, « les Etats-Unis ne sont pas des producteurs extravagants de déchets ». Quand bien même ils le seraient, « si l’on désirait ensevelir tous les déchets américains du XXIe siècle en un endroit, il faudrait un carré de 130km de côté. C’est beaucoup, mais c’est dérisoire par rapport à la superficie du territoire américain » (p.245). Finalement, et contrairement à ce que d’aucuns tentent de nous asséner, « forcer les gens à recycler alors qu’ils pourraient utiliser leur temps, leurs compétences et leur énergie à des activités plus productives est un véritable gaspillage » (p.250). Sur le plan géopolitique, les plus grands penseurs (néo)libéraux ont également mis en exergue l’impérieuse nécessité de se départir des manières de penser culpabilisatrices. Ainsi, « on entend souvent que les pays riches « dépouillent » les pays pauvres et « piratent » leur bauxite, leur cuivre et leur pétrole. Cette affirmation n’est pas justifiée par les faits. En effet, ces ressources n’ont pas de valeur dans un pays qui n’a pas d’industries manufacturières ». (p.249) Plus fondamentalement, et cela semble étrangement résonner avec l’actualité nationale et européenne, nous avons enfin pu lire que « ce dont le pauvre a besoin, c’est de croissance économique » (p.250).

Comme annoncé à la première page de l’ouvrage en question, sans doute pour se concentrer sur son ambition d’éclairer au mieux l’action politique, Corentin de Salle « n’a pas voulu tomber dans le piège de l’académisme ». A la lecture, on se demande vraiment s’il n’aurait pas dû, et si plutôt que d’exceller dans l’art d’avoir toujours raison, il ne gagnerait pas à échanger Schopenhauer pour Dany Laferrière et son délicieux Art presque perdu de ne rien faire. A notre avis, la Tradition de la Liberté en sortirait grandie.

Pierre Delvenne, Chercheur qualifié FNRS à l’Université de Liège, Co-Directeur du Centre de recherches SPIRAL, Département de Science Politique

Nicolas Rossignol, Chercheur à l’Université de Liège, Centre de recherches SPIRAL, Département de Science Politique

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