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Pour le CDH, c’est « marche ou crève »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Malmené dans les sondages, bousculé par l’affaire Milquet, le parti humaniste vit une crise existentielle. Trois de ses ténors avouent leurs craintes en exclusivité pour Le Vif/ L’Express. Et assènent : il faut reconstruire, d’urgence ! Avec ou sans Joëlle ?

Les temps sont durs pour le CDH. Le parti humaniste, au pouvoir dans les Régions mais dans l’opposition au fédéral, voit ses parts de marché s’effriter dangereusement. Dans le dernier sondage RTL-Ipsos-Le Soir, publié fin janvier, il atteignait même un minimum historique : 11,1 % des voix en Wallonie et 6,8 % à Bruxelles. Une cote d’alerte.

Le parti semble incapable d’imposer son positionnement au centre dans l’opinion publique, à l’heure de la bipolarisation croissante entre gauche et droite. Et il peine à tourner la page de l’ère Milquet. Pire : l’hyper-ministre francophone de l’Enseignement et de la Culture défraie régulièrement la chronique et doit faire face à la justice dans l’affaire des emplois fictifs présumés dans son cabinet fédéral au moment de la campagne électorale de 2014.

En fait, le CDH entame une lutte pour sa survie, rien de moins. Pour ses ténors, c’est « marche ou crève ». Trois d’entre eux – le président Benoît Lutgen, le vice-ministre-président wallon Maxime Prevot et le chef de groupe au parlement bruxellois Benoît Cerexhe – le reconnaissent ouvertement. En exclusivité pour Le Vif/ L’Express, ils l’avouent : le parti doit se reconstruire. Faute de quoi, il risque de devenir un oiseau pour le chat, un micro-parti n’ayant d’autre possibilité pour subsister que d’être avalé par plus fort que lui.

« Il faut prendre nos pertes »

« Bien sûr que l’on regarde les sondages de près, enchaîne Benoît Lutgen. Ceux qui prétendent le contraire ne font que mentir. » Et à la vue des derniers chiffres, le président du CDH ne cache pas sa préoccupation, même s’il relativise : « J’ai déjà vécu des moments plus compliqués. A quelques jours des élections du 25 mai 2014, on annonçait Ecolo devant nous en Wallonie. A l’issue du scrutin, on a toutefois réalisé un score de 15,17 % et Ecolo de 8 %. Ce n’est pas parce que les instituts de sondage ne font pas bien leur travail, il y a une cause structurelle. Nos personnalités sont plus fortes dans un certain nombre de zones : nous sommes très forts au niveau local avec 70 bourgmestres sur 262. »

Le président du CDH évoque aussi une campagne électorale 2014 particulièrement vivante. « J’étais en forme, confie-t-il. Et il y avait là un cadre et un peu d’espace pour exprimer un point de vue. Notre projet est nuancé ; inévitablement, il est moins clivant. J’ai essayé en permanence de pousser la droite à droite et la gauche à gauche pour essayer de trouver un espace. » Lutgen constate encore qu’il n’est pas remis en cause à titre personnel, il reste le troisième francophone dans le hit-parade wallon de la popularité après Elio Di Rupo et Paul Magnette. « Cela montre du potentiel. Mais s’arrêter à cela, ce serait un manque de lucidité de notre part. »

« Aujourd’hui, nous avons une difficulté globale de positionnement politique », tranche Benoît Cerexhe, chef de groupe au parlement régional bruxellois et bourgmestre de Woluwe-Saint-Pierre. Qui compare la mauvaise passe actuelle de son parti à celle vécue par le PSC avant sa transformation en CDH en 2002. « Nous nous sommes alors posé la question de savoir si un parti comme le nôtre, héritier des valeurs sociales-chrétiennes, avait encore une place sur l’échiquier politique, dit-il. La volonté des socialistes et des libéraux était déjà de bipolariser la vie politique. Nous avons fait un travail de fond et de consultation. C’était exaltant. »

En devenant le CDH, le parti social-chrétien se débarrasse d’une étiquette encombrante et s’ouvre à d’autres communautés religieuses. Adepte d’une ligne de centre-droit, Benoît Cerexhe refuse de rejoindre les libéraux, qui tentent de le débaucher, et devient ministre bruxellois en 2004. « Cette ouverture a donné d’excellents résultats électoraux, analyse-t-il. Nous avons été jusqu’à 14 % ou 15 % dans les sondages sur Bruxelles. Joëlle Milquet l’incarnait ; moi, j’étais là pour rassurer le centre-droit. Ce bon équilibre nous a permis de revenir aux affaires. Mais depuis les communales de 2012, nous sommes sur la pente descendante. A Bruxelles, nous avons atteint à nouveau le minimum historique, connu en 1999. »

Sa conviction ? « Il faut prendre ses pertes, assumer que certains vont se détourner de nous, et oser reconstruire, comme on l’a fait en créant le CDH. Nous devons prendre cinq ans pour reconstruire une nouvelle génération. »

« Quel est le contenu du centre ? »

En arrivant à la tête du CDH en septembre 2011, adoubé par Joëlle Milquet, Benoît Lutgen a insisté sur sa volonté d’être « radicalement au centre ». Depuis, il insiste sur le « boulevard » créé par la droitisation du MR au sein de la suédoise et la gauchisation d’un PS poussé dans le dos par le PTB. Pourtant, ledit « boulevard » tarde à se concrétiser dans les chiffres. « Oui, il y a un boulevard, encore faut-il savoir quel est le contenu de ce centre radical ! s’exclame Benoît Cerexhe. Je veux bien descendre dans la rue et interroger vingt personnes sur le projet du CDH, je ne suis pas sûr qu’on aura énormément de réponses. Il n’est pas assez lisible… Nous avons toujours eu cette difficulté, mais elle est accentuée aujourd’hui. »

« Nous devons réaffirmer nos différences, prône Benoît Lutgen. La plus fondamentale, c’est notre rapport à l’Etat, très différent de celui des socialistes et des libéraux. Pour nous, l’Etat est opérateur dans les fonctions régaliennes, bien sûr, mais pour le reste chaque fois qu’une association, une entreprise, une école ou un hôpital peut rencontrer ces objectifs sous son contrôle, c’est bénéfique. Pas parce que je défends les catholiques contre le reste du monde, non, mais bien parce que cela fonctionne beaucoup mieux. » Une vision, malmenée par le débat sur la laïcité, difficile à expliquer à Monsieur et Madame Tout-le-Monde, note-t-il.

C’est un retour aux sources, une volonté de mettre un terme à la méthode des années Milquet. Mot d’ordre : renouer les liens avec ce milieu associatif trop longtemps délaissé. « Quand Joëlle était présidente, dès qu’il y avait un catho quelque part, c’était mauvais, résume un cadre du parti. Moi, je ne suis pas gêné de la proximité avec ces milieux. On doit renouer ces liens et faire savoir qu’on le fait. Quand je vois le nombre d’institutions dans ce pays – l’enseignement libre, les universités, les hôpitaux, les mutuelles, les syndicats… – qui vivent parce qu’on les défend ! »

« Cette voie du milieu est celle qui m’apparaît la plus raisonnable, celle que je revendique et celle qui est la moins hypocrite, insiste Maxime Prevot. Un gouvernement de droite devra toujours faire attention au tissu économique et à l’inverse, un gouvernement de droite toujours veiller à la cohésion sociale. Faire l’un sans l’autre, c’est ridicule et dépassé. Nous sommes cette synthèse. C’est moins sexy en termes de communication, moins facile à faire comprendre, mais c’est là que je me sens intellectuellement le plus intègre. »

« Je n’ai pas épousé le PS »

L’homme fort du CDH au gouvernement wallon et bourgmestre de Namur incarne le nouveau CDH. On surnomme le vice-ministre-président « Monsieur 43 % » tant il gère une impressionnante proportion du budget, dont les Travaux publics et la Santé. A lui de faire la différence en dénonçant les tentations taxatoires du PS, en plaidant pour un parcours d’intégration obligatoire ou en misant sur l’autonomie des acteurs dans ses domaines de compétence. Quitte à irriter les socialistes. « Je travaille avec un partenaire, mais je ne l’ai pas épousé, lâche-t-il. Je revendique la déclaration de politique régionale, mais je ne suis pas devenu socialiste parce que je gouverne avec les socialistes, tout comme je ne suis pas devenu libéral parce que je travaille avec le MR à la Ville de Namur. »

Joëlle Milquet, détentrice de l’autre giga-portefeuille humaniste à la Communauté française – l’Education et la Culture – joue gros. Même si elle vacille sous le coup des poursuites judiciaires à son encontre, elle reste déterminée à réussir : « Elle est debout, son bilan est jugé actuellement positif et tout le monde espère que le Pacte d’excellence réussira à réformer l’école », positive son porte-parole, Olivier Laruelle. Un bémol, de taille : si elle est inculpée, elle sautera.

« Nous sommes moins scotchés au PS que nous ne l’étions auparavant, se réjouit Benoît Cerexhe. Des gens comme Maxime Prevot insufflent une ligne pour dire que nous ne sommes pas comme eux. Mais ce n’est pas encore à ce point lisible que cela donne une image à tout le parti. Ce qui ne facilite pas la tâche non plus, c’est d’être présent au gouvernement régional et pas au fédéral. Le fait d’être dans l’opposition au fédéral nous donne un peu de marge pour générer des idées nouvelles, c’est plus facile que quand on est aux affaires. »

Au lendemain des élections du 25 mai 2014, l’alliance conclue rapidement avec le PS dans les Régions avait suscité quelques remous à l’intérieur du parti. Comme si le « scotchage au PS » était perpétué… Certains, dont Benoît Cerexhe et Catherine Fonck, actuelle cheffe de groupe à la Chambre, avaient défendu l’idée d’analyser une participation à la suédoise fédérale avec la N-VA. « Je me rends compte avec le recul que la décision du parti a été la bonne, convient Benoît Cerexhe. Je me suis trompé. Sauf à croire que nous aurions eu plus de poids avec le CD&V… Mais quand je vois comment cela se passe maintenant : non merci ! »

« On a été trop loin dans l’ouverture ! »

Malmené en Wallonie, le parti humaniste s’effondre littéralement en Région bruxelloise où il est au pouvoir avec le PS et DéFI, le parti d’Olivier Maingain marchant ouvertement sur ses plates-bandes avec son nouveau profil libéral social. Le CDH y paie cash le prix de l’héritage Milquet. « Sur Bruxelles, la stratégie d’ouverture a eu des effets pervers parce qu’on a été ratisser tout et n’importe quoi, attaque Benoît Cerexhe. On a fait venir sur nos listes des personnes que l’on ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, dont on ne savait s’ils partageaient nos valeurs, la seule chose qui comptait, c’était qu’ils rapportent électoralement dans telle ou telle niche. Résultat ? Dans ce parti, nous avons des gens qui ne partagent pas la même vision de la société. »

Annoncée en mai 2015 et confirmée en décembre, l’exclusion de la députée bruxelloise Mahinur Ozdemir, qui refusait de reconnaître le génocide arménien, a été ressenti comme un électrochoc dans le parti. Ce ne serait pourtant que le sommet de l’iceberg. « Il n’y avait jamais moyen d’avoir un débat sur le fond avec Madame Ozdemir, poursuit le chef de groupe CDH bruxellois. Sur la question du génocide, mais aussi sur les relations avec la Turquie, le rôle de la femme… Je constate aujourd’hui que dans les commissions créées par le Cepess, notre service d’études, pour élaborer la position du parti sur le radicalisme, il y a des élus d’origine étrangère qu’on ne voit jamais. Or, ils devraient être particulièrement concernés par le dossier. Cela montre les limites de cette stratégie. On a été trop loin ! »

A aucun moment, le nom de Joëlle Milquet n’est cité, mais elle est implicitement montrée du doigt. « Je suis tout sauf communautariste ! » se défendait-elle lors d’un entretien avec Le Vif/ L’Express, en juin dernier. En réfutant toute responsabilité.

L’affaire Ozdemir n’est pas l’explication des mauvais résultats dans les sondages, estime-t-on rue des Deux Eglises, au siège du CDH. « Désolé, mais pour moi, il y a des choses qui sont non négociables, comme la reconnaissance d’un génocide !, tonne Benoît Lutgen. Vendre mon âme pour gagner 2 % ou 3%, je ne le ferai jamais ! Je préfère faire 7 % et être digne que de faire 10 % et être indigne ! C’est un choix. »

Les vraies raisons des difficultés bruxelloises ? Elles résident dans la sociologie en mouvement constant de la ville, mais aussi dans un vrai problème de personnel politique. Entièrement mangée par ses compétences ministérielles à rallonge, Joëlle Milquet est de plus en plus absente. Or, l’actuelle ministre Céline Fremault peine à se faire une place au soleil – même si sa position tranchée lors de la conclusion de l’accord climatique belgo-belge, fin 2015, lui a enfin donné un peu de visibilité, se félicite-t-on au parti. « Et il y a un caillou dans mon jardin : j’ai un discours plus souvent porté sur la ruralité que sur l’urbain », confesse le président du CDH. Qui annonce « une stratégie et un plan d’action spécifiques pour Bruxelles, tant au niveau du projet de ville que de l’organisation interne ». Cette absence de discours urbain vaut aussi pour Liège où le parti est laminé suite aux départs d’Anne Delvaux et Melchior Wathelet.

« Je dois me secouer le cocotier »

Le Bastognard n’est pas épargné par la grande remise en question humaniste. « Benoît a beaucoup travaillé à la structuration, à la réorganisation du parti, cela fonctionne mieux, on écoute enfin les mandataires, les militants, les sections locales…, souligne un cadre humaniste. C’était essentiel, parce qu’un parti, cela vit aussi par son organisation. Joëlle s’en foutait : avec elle, on s’adressait directement au peuple, le reste, ce n’étaient que des parasites. Par contre, en termes de production d’idées neuves, il y a aujourd’hui un déficit. Et il y a un problème de communication pour mieux nous identifier à certaines thématiques. »

« Oui, je dois être davantage présent, juge Benoît Lutgen. Quand je suis arrivé, je n’ai pas voulu être un hyperprésident parce que ce n’est pas mon style, contrairement à ce que l’on croit. Certains me diront plutôt autoritaire et exigeant, ça c’est sûr, mais je n’ai pas besoin d’être trois fois à la télé par semaine pour me sentir bien. » Autrement dit : « Je dois me secouer le cocotier, c’est clair. »

Même constat en ce qui concerne son absence sur les réseaux sociaux, Facebook ou Twitter. « J’en suis resté à une posture qui a du sens, selon laquelle ce n’est pas très digne que les politiques s’affrontent sur les réseaux sociaux, glisse-t-il. Et de ce que je vois, ce n’est effectivement pas très digne… Je trouve cela souvent lamentable. Cela étant, entre ne pas être du tout présent sur les réseaux sociaux et y être de façon compulsive, il y a un juste milieu… » Attendez-vous à voir Benoît Lutgen rejoindre vos amis ou vos followers, très bientôt.

Marche ou crève, oui… La formule vaut aussi pour tous les parlementaires, ainsi que pour une poignée de jeunes pousses prometteuses. Au départ d’un constat : sur les 31 parlementaires CDH, seuls 20 % ont un impact : les Dallemagne, Fonck, Matz, Delperée… Un taux largement insuffisant. C’est tout l’objet de la réflexion interne, rebaptisée « Alternative.be », qui débouchera sur un congrès au printemps prochain. « Chaque parlementaire devra venir non pas avec 50 propositions, mais avec une idée forte dans son domaine de prédilection, annonce Lutgen. Ce doit être quelque chose qui donne du sens par rapport à nos valeurs, une proposition mobilisatrice qu’ils devront défendre devant une assemblée de mille personnes, pas uniquement devant des experts. »

Une façon, sourit-on en interne, de masquer la carence créative du président.

« Le risque ? Une recomposition… »

« Le chantier va être long, avertit Benoît Cerexhe. Il nous faut reconstruire, avec une jeune génération qui adhère à notre projet, en se donnant cinq ans. Les André Antoine, les Joëlle Milquet, moi-même, nous ne sommes pas vieux, mais nous devons céder peu à peu la place de façon cohérente, avec des gens qui suivent tous la même ligne. Le creux actuel doit nous donner l’envie de reprendre des risques, comme en 1999. »

« Nous sommes relativement stables, aux alentours de 14-15 % depuis quelques années, ce qui n’est pas à négliger dans un paysage d’émiettement progressif des partis politiques, tempère Maxime Prevot. Il y a, ailleurs en Europe, beaucoup de formations politiques qui seraient heureuses d’avoir cette stabilité. » Ses recettes namuroises pourraient servir, ajoute-t-il. « D’abord de la proximité, rien ne remplacera jamais ça. Je pense ensuite qu’il faut aussi avoir un discours clair et savoir dire non. Un politique se trompe s’il croit que pour gagner l’estime de ses concitoyens, il doit dire oui à tout. On attend de nous que l’on prenne des décisions, qu’on les assume, que l’on trace la voie en acceptant de prendre des coups. Cela demande parfois plus d’audace et de courage à l’heure du citoyen-roi ! »

Le CDH pourrait-il disparaître ? Le politologue de l’ULB Pascal Delwit en a émis l’année dernière l’hypothèse, suscitant la colère des principaux intéressés. « Depuis que je suis arrivé en 1996 dans ce parti, on prédit sa mort subite, s’amuse Olivier Laruelle, chez Milquet. Vingt ans plus tard, on a le double des élus Ecolo. On aura toujours besoin d’un parti rassurant, pragmatique et modéré face à une coalition MR – N-VA. »

Les humanistes ne s’en cachent toutefois pas : l’heure est grave. Si l’opération de renouveau échoue, il y a un risque. « Celui d’avoir une véritable recomposition du paysage politique comme certains l’ont envisagé avant que le CDH ne voit le jour », conclut Benoît Cerexhe. En clair : le risque d’être avalé.

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