La présidente de chambre à la cour d'appel de Bruxelles, Karin Gérard. © Belga

Pour Karin Gérard, rien ne sera plus jamais comme avant

Pour Karin Gérard, blanchie par ses trous de mémoire ou noircie par l’enquête sur sa vraie-fausse agression, rien ne sera plus comme avant. Portrait d’une magistrate haute en couleur.

Comme si la vie du palais de justice de Bruxelles n’était pas suffisamment mouvementée ! Le président du tribunal de première instance de Bruxelles, Luc Hennart, court de télé en télé-réalité (Face au juge, RTL-TVI) pour exprimer sa colère. Le juge d’instruction Olivier Leroux oublie de signer le mandat d’arrêt d’un député flamand d’expression française accusé d’assassinat et se voit couvert par sa hiérarchie (le même Hennart) qui suggère le défaut de vigilance d’un greffier mal recruté. Des magistrats font la grève du siège parce qu’ils ne sont pas protégés de la menace terroriste. Pendant ce temps, la présidente de cour d’assises, Karin Gérard, se fait tabasser par de mystérieux agresseurs ainsi que, sur le plan médiatique, par les milieux d’enquête. La vie sauvage et imprévisible surgit comme les arbrisseaux au printemps, entre les pierres du palais Poelaert. L’institution judiciaire en est toute secouée.

Karin Gérard a connu la gloire. Pendant l’affaire Dutroux, elle a incarné la voie modérément réformatrice de la magistrature, corporatiste ma non troppo, avec une réelle sensibilité aux aspirations de la population. Elle en fut logiquement récompensée par un titre de baronne, après avoir bâti de ses mains, sans beaucoup de moyens à l’époque (1999), le Conseil supérieur de la justice. Celui-ci avait pour objectif, et ce fut le cas lors de sa première saison, de dépolitiser les nominations et les promotions de magistrats pour rétablir la confiance entre le citoyen et Dame Justice. Depuis lors, le Conseil sup’ a beaucoup perdu de sa superbe. Ravalant sa déception, la conseillère à la cour d’appel de Bruxelles s’est investie dans d’autres domaines : la cour d’assises et les mondanités.

De mère italienne, la voix chaude creusée par la cigarette, l’hyperbolique présidente de cour d’assise s’est taillé une légende sur mesure. Les jobs d’étudiant pour payer ses études de droit… La condescendance de l’ULB jusqu’à son mariage avec Patrick Bioul, le neveu d’un notaire de Gembloux destiné à reprendre la charge… Un narcissisme allant jusqu’à des opérations esthétiques flagrantes et répétées… Un besoin inextinguible de séduire et de dompter… D’obédience laïque mais libérale, sa famille est passée au socialisme. La fille du couple, Laura Bioul, est conseillère communale PS à Gembloux et assistante parlementaire du député wallon Jean-Charles Luperto (PS). En soi, rien de surprenant. Son père, ancien échevin des Finances MR, était inséparable de feu le bourgmestre socialiste de Gembloux, Gérard Jaumain (1985-1999). Proche des gens, il consacrait beaucoup d’heures à ses administrés. Lui a officialisé son transfert du MR au PS en 2009. Le reste de la famille l’a suivi. L’extravertie Karin Gérard ne fait pas mystère de cette petite révolution familiale qui a créé la sensation chez les rouges et les bleus. « Tu sais qu’on est socialiste ? », annonce-t-elle triomphalement à ses interlocuteurs. Jeune collaboratrice de Jean Gol, attachée à la mouvance Didier Reynders, son héritier, elle n’était plus en phase avec le clan Michel. A-t-elle été balancée parce que socialiste, comme certains voudraient le croire ? Avec Karin Gérard se joue une forme de lutte des classes à géométrie variable.

Brûlant la vie par les deux bouts, la magistrate n’est d’aucune manière une rentière mais, certes, une privilégiée. Elle est couvée par Luc Maes, à qui elle a offert un discours d’accueil pâmé lorsque celui-ci est devenu premier président de la cour d’appel de Bruxelles. Quand elle prépare une cour d’assises, elle est dégagée de toute autre tâche pendant trois semaines, ce qui n’est pas le cas de ses collègues. Bosseuse, habile, douée d’une prescience pour déjouer les pièges de procédure, elle n’a, en plus de cent procès d’assises, jamais été corrigée par la Cour de cassation. C’est avec beaucoup de talent et de sensibilité qu’elle a mené ceux du Rwanda et de l’affaire Storme : un génocide et un drame de la folie au sein d’une famille bourgeoise. Karin Gérard sait tout faire : dans son genre, c’est une artiste. La disparition programmée du jury populaire la fait enrager et la désespère. La toge est plus qu’une identité professionnelle. Le rouge lui va si bien, le rouge de la passion. Elle multiplie les appels au secours pour défendre cette institution où le citoyen exerce, souvent avec beaucoup de noblesse, ce qui lui reste de pouvoir direct. Sincère, Karin Gérard. Et sans illusion sur ses pairs, des êtres humains comme les autres, avec leur histoire personnelle et leurs intimes convictions.

En coulisses, cependant, la conseillère de cour d’appel peut se montrer cassante, voire désinvolte. Le geste de jeter ses mouchoirs par terre quand elle préside une cour d’assises n’est guère pardonnable. Guy Spitaels (PS) faisait pareil avec ses courriers, paraît-il, laissant d’autres ramasser. Est-ce cette « arrogance » qui a provoqué son lâchage ? On ne peut pas qualifier autrement l’expression publique des doutes du parquet de Bruxelles, le 27 janvier, à propos de sa rocambolesque agression du 5 janvier dernier. Les circonstances étaient choquantes mais peut-être inventées. Une magistrate bruxelloise ultraconnue agressée en pleine rue, vers 18-19 heures, au sortir du bâtiment Portalis (où se trouvent notamment le parquet et les juridictions d’instruction), par trois hommes décrits comme slaves et l’ayant interpellée par son nom, dans son dos, avant de lui voler ses bijoux. D’une valeur de 50 000 à 60 000 euros, les bijoux. Deux jours plus tard, la victime reprenait le travail comme si de rien n’était, la figure tuméfiée (nez cassé, lèvres suturées, commotion cérébrale), ajoutant de nouveaux détails à son agression, mais évoquant aussi un « trou noir » entre les faits et son arrivée aux urgences de l’hôpital Saint-Pierre, au volant de sa voiture.

Coup de théâtre, le 27 janvier, lorsque la DH titre : « Exclusif : Karin Gérard n’a jamais été agressée ». Selon le quotidien, la magistrate aurait fait une mauvaise chute sous l’influence de l’alcool, en sortant d’un café « en bonne compagnie ». Les enquêteurs la soupçonneraient d’avoir fait une fausse déclaration d’agression pour se couvrir au niveau de l’assurance. La disparition des bijoux… Le comble du sordide. Les caméras de surveillance qui truffent les abords du palais de justice n’ont rien capté de la scène, au lieu et à l’heure dite par Karin Gérard. « Les éléments matériels obtenus ne permettent pas de confirmer les déclarations de la victime », communique aussitôt la substitute Ine Van Wymersch, porte-parole du parquet de Bruxelles.

Au lieu de répondre « L’enquête est en cours », a fortiori quand l’affaire est délicate (un haut magistrat bénéficiant du privilège de juridiction) ou manifestement d’ordre privé (même si c’est Karin Gérard elle-même qui a allumé la mèche), la porte-parole s’expose. Dans le civil, elle est la fille du chef de corps de la police de Bruxelles-Ixelles, Guido Van Wymersch, étiqueté Open VLD. Or, c’est dans un commissariat de « PolBru » que Karin Gérard a déposé plainte et c’est du milieu policier que partent les rumeurs qualifiant son attitude d' »arrogante ». Elle ne se serait pas donné la peine de collaborer à l’enquête. En gros : « Débrouillez-vous pour trouver la vérité, c’est votre métier. » Le procureur du roi de Bruxelles, Jean-Marc Meilleur, « a sans doute des biscuits », a commenté le milieu, après cette communication inédite.

Deux fois, déjà, par le passé, le parquet de Bruxelles a classé sans suite des plaintes de Karin Gérard pour agression. La magistrate se dit menacée, sous le coup d’un « contrat », mais elle n’est pas prise au sérieux. Deux fois, pas trois… Les milieux d’enquête bruxellois ont-ils voulu donner une leçon à la juge bling-bling parce qu’elle les a pris de « très haut » ? Ce qui a filtré du dossier ne permet pas d’avoir une vue complète de la situation, ont déploré les avocats de Karin Gérard, Marc Uyttendaele et Jean-Pierre Buyle, ancien bâtonnier. Selon nos sources, les habitués du café L’Inattendu où se réunissent, en fin de journée, magistrats, avocats et journalistes ont été les témoins d’une partie de la scène. Karin Gérard sortant et trébuchant sur le trottoir. L’autre partie : des traces de son sang ont été trouvées dans son appartement, situé, lui aussi, à proximité du palais de justice. A-t-elle été agressée chez elle ? « Les griffures sur son buste pour lui arracher son collier et les lésions sur le haut de ses mains n’ont pas pu être causées par une chute », relève Marc Uyttendaele.

Des questions d’intérêt ont été avancées, à tort, semble-t-il, pour expliquer sa plainte à la police : ses bijoux étaient assurés contre le vol. Les motifs du mensonge, si mensonge il y a, restent inconnus. A moins que l’amnésie de la magistrate, diagnostiquée, le lendemain, par son médecin de famille, n’ait réellement jeté un voile noir sur des faits traumatisants. « On continue de transformer ses déductions en affirmations, alors qu’elle était sous le coup d’une amnésie médicalement constatée », insiste Me Uyttendaele.

Karin Gérard réclame des dommages et intérêts à La Dernière heure pour avoir porté atteinte à sa réputation. Elle s’est constituée partie civile pour violation du secret de l’instruction. Un juge d’instruction, Frédéric De Visscher, a été désigné. Le parquet général de Bruxelles a repris le dossier en main et indiqué qu’il ouvrait une enquête à charge de la présidente de cour d’assises. Les avocats de celle-ci y ont vu « une réponse » à leur constitution de partie civile et se sont étonnés « que le parquet général se permette ce genre de communication ». L’affaire va suivre son cours. S’il y a matière à incriminer Karin Gérard pour des raisons disciplinaires ou pénales, le dossier sera redirigé par la Cour de cassation vers une autre cour d’appel que celle de Bruxelles.

Le premier président Luc Maes a conservé sa confiance à la conseillère. Vu la loquacité inhabituelle du parquet, lui demander de faire un pas de côté aurait été l’accabler davantage. Le mal étant fait, mieux valait défendre le principe de présomption d’innocence ou de qualité de victime, comme pour n’importe quel justiciable. Lors de sa dernière cour d’assises, les avocats ont résisté à l’idée de demander la récusation de Karin Gérard. Soupçonnée d’avoir égaré la justice sur de fausses pistes, celle-ci aura-t-elle l’autorité nécessaire pour continuer à exercer ? La réponse lui appartient mais les pressions sont de plus en plus fortes.

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