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Philippe est-il prêt à régner ?

Entre Albert II et Philippe, le courant passe mal. Les mauvaises relations du père et du fils entachent la préparation du prince à son rôle futur.

L’annonce d’une abdication, en Belgique, c’est un peu notre monstre du loch Ness : une information récurrente, imprévisible et inquiétante, mais pas trop. Rapportée l’automne dernier par Het Laatste Nieuws, la rumeur qu’Albert II envisageait de rendre son tablier en décembre 2010 n’a donc étonné qu’à moitié. Pareillement s’est posée dans la foulée l’éternelle question subsidiaire : l’héritier du trône est-il (en)fin prêt ? Faisons dès lors comme le Palais royal. Commençons par un démenti : « La succession n’est pas du tout à l’ordre du jour », insiste Pierre-Emmanuel de Bauw, porte-parole du Palais. Une énième fausse alerte, soit. Mais, si Laeken ne bruisse d’aucun remue-ménage particulier, d’aucune entame de passation des pouvoirs ou d’engagement de collaborateurs supplémentaires, bref, si rien de rien ne s’y trame, ce statu quo (confirmé à plusieurs sources) n’empêche pas d’aller voir d’un peu plus près comment Philippe s’entraîne au rôle de sa vie. Et là, surprise : il semble bien que tout ne roule pas sur des roulettes.

Certes, la préparation de Philippe est une opération permanente. Voilà trente ans et plus que des serviteurs du Palais lui concoctent une formation sur mesure, qui devrait lui permettre d’un jour diriger correctement le pays. A la fin des années 1970, avant même sa majorité, une note très affinée établissait déjà à son intention un programme quotidien, détaillé sur plusieurs années, qui fut exécuté à la lettre. Scindé en volets civil et militaire, ce plan avait ainsi prévu d’envoyer le jeune homme à gauche et à droite (au Trinity College d’Oxford, à Stanford en Californie, dans d’innombrables bases navales et grandes institutions mondiales…) pour le frotter le mieux possible aux réalités du monde et, surtout, aux impératifs de sa future mission. « C’était un programme assez classique, rapporte l’un de ses concepteurs. On s’était mis en rapport avec la maison du prince Charles d’Angleterre, pour voir comment ils faisaient de leur côté… » Incluant un éventail de cours particuliers dispensés par des sommités (dont l’inusable Francis Delpérée, en droit constitutionnel), la prise en charge du prince ne date donc pas d’hier. Elle n’a, en réalité, jamais cessé. Depuisque, succédant à Albert (en 1993) à la présidence d’honneur de l’Office belge du commerce extérieur, Philippe doit mener chaque année plusieurs missions économiques d’importance, il s’y prépare (plutôt consciencieusement, selon les avis) en consultant bon nombre de spécialistes et de chefs d’entreprise de haut vol. Rencontre-t-il aussi des politiciens ? « A l’occasion de ces démarches économiques, oui, c’est évident, admet le Palais. Mais il n’a pas d’entretiens strictement politiques, puisque ceux-là restent la prérogative du roi. » Et ça, c’est bien le noeud du problème…

Il semble que le duc de Brabant ne soit jamais associé aux discussions et aux rencontres politiques de son père – qu’elles portent sur la formation du gouvernement ou sur des matières moins sensibles. Cette mise à l’écart du prince, le Palais la justifie par le caractère privé du colloque singulier, « un tête-à-tête qui regarde exclusivement le roi et son interlocuteur privilégié ». Toutefois, beaucoup d’observateurs affirment qu’il s’agit là d’une volonté marquée d’Albert. « La politique, c’est son terrain. Le roi n’accepterait pas que Philippe s’en mêle », assure un habitué des lieux. Rivalité ? Chasse gardée ? Le malaise va sans doute encore plus loin. « Il y a de réelles tensions entre le père et ses fils. Des problèmes de communication… », poursuit évasivement cet informateur. A tel point qu’Albert II, qui s’entend bien avec ses deux belles-filles, recourt désormais à Mathilde et à Claire pour transmettre des messages aux garçons. Elles deviendraient, du coup, « les amortisseurs du roi dans ses mauvaises relations avec les princes ». Il n’est pas nécessaire d’évoquer l’impossible échange de points de vue entre le père et le fils : pour ces deux-là, rien que le simple fait d’apparaître coude-à-coude en public devient une épreuve. Or Charles et sa mère Elisabeth s’y plient volontiers ; Willem-Alexander et la reine Beatrix aussi ; Albert et Philippe, jamais. Cette absence de connivence père-fils brouille les cartes et handicape la préparation du prince à sa fonction future de roi.

Mais de quoi languit donc Philippe ? « Contrairement à Mathilde, le prince n’arrive pas à « percer », malgré tous ses efforts », constate un proche d’AlbertII. « Ce qui coince entre le père et le fils ? Le style ! » confie cet autre familier. Albert inspire confiance ; il arrive, lui, « à faire ouvrir la bouche et le coeur des politiciens avec qui il compose. Philippe n’a pas ce talent. Alors il devient un peu calculateur, espérant se mettre tel ou tel en poche par ruse… » Trop catholique pour les laïques, trop francophone pour les Flamands : ces reproches-là persistent aussi. Pourtant, il apparaît qu’au quotidien Philippe parle davantage le néerlandais que le français – sauf en famille. « Au bureau et en voyage, dans le cadre de son travail, donc, il emploie le plus souvent notre langue », témoigne un homme d’affaires flamand, qui assure que « Philippe a très fort cultivé sa connaissance du néerlandais, et (qu’)il commet de moins en moins de fautes ». Mais voilà, dès que le prince affronte plusieurs interlocuteurs à la fois, son néerlandais n’est pas pire que son français : c’est simplement la cata, dans les deux langues… On le dit encore « curieux d’apprendre », mais comme « étranger au monde ». « Courageux » mais doté d’un caractère « introverti, d’où il émane peu de puissance ». Le poète flamand Jozef Deleu, qui a longtemps côtoyé l’héritier aux réunions du Fonds Prince Philippe, le décrit comme un peu timide, certes, mais aussi comme une personne « agréable, chaleureuse et pleine de bonhomie ». Philippe manierait enfin beaucoup l’humour, un humour « sec, british et truffé de jeux de mots, à la façon d’Albert ».

La peur du qu’en-dira-t-on

Bref, le problème de Philippe, c’est son incapacité à se vendre. « Il est un peu rigide, un peu houterig [NDLR : de bois], avance un proche néerlandophone. En Flandre, des citoyens continuent à l’appeler Gus Flater (Gaston Lagaffe), même si la fréquence de ses bévues a régressé (soit qu’il se surveille étroitement, soit que ses sorties sont moins médiatisées). Toujours tétanisé par la présence des caméras ou des micros, anéanti par la peur du qu’en-dira-t-on, Philippe perd ses moyens en dehors de la sphère des intimes. « C’est son drame : Philippe n’est pas du tout le même homme en privé qu’en public », confirment de nombreux témoins. Pol Van Den Driessche, ex-rédacteur en chef à la VTM et ancien sénateur CD&V, se rappelle une réception officielle où le prince et la parlementaire européenne Frieda Brepols (N-VA) furent pris simultanémentd’une quinte de toux. Voulant venir en aide à Philippe, Van Den Driessche l’a informé que la dame avait justement sur elle des borstbollen (bonbons pour la gorge, mais aussi boules de poitrine, donc… seins). « J’ai fait un geste à hauteur de mes poumons, le prince m’a regardé, puis a tourné les talons. Albert, lui, aurait sans doute plaisanté : « Tenez, mettez-m’en deux, alors ! » » Evaporé, le bel humour du prince, dès qu’il sent les regards des autres glisser sur sa personne… Mortifié, aussi, par ce que les gens apprennent, rapportent ou lisent sur lui, tous propos dont il souffrirait de ne pouvoir jamais leur apporter de rectificatif. Orgueilleux ? Probable. Mais tout de même pas muni d’un QI de coccinelle. « Philippe est gauche, coincé, balourd, anxieux. Mais il est motivé, et ce n’est pas un primitif, assure un proche, qui rappelle que le prince lit pour son plaisir beaucoup d’ouvrages historiques, philosophiques et scientifiques, qu’il manie plusieurs langues et sait piloter un hélico… »

« Ce n’est pas possible »

Alors, puisque Philippe devra exercer une profession qui l’amène au-devant de la scène, il est permis de s’interroger : a-t-il tiré profit, ou bénéficie-t-il encore de l’expertise d’un conseiller en communication ? La question semble taboue, au Palais, où l’on tourne un peu autour du pot : « Philippe apporte le plus grand soin à la préparation de l’ensemble de ses activités, insiste-t-on. Dans la mesure où ses missions économiques sont suivies par une forte délégation de journalistes belges et étrangers… » Ce serait donc oui-mais-on-préfère-ne-pas-ébruiter… En revanche, le Palais dément avec énergie que le duc de Brabant ait rencontré un mediatrainer hollandais nommé Cees Wijburg. Selon le quotidien néerlandais NRC Handelsblad (plutôt élitiste et libéral), ce « rectificateur d’image » aurait pourtant personnellement recommandé à Philippe de mieux se profiler avec son père, notamment lors des négociations gouvernementales. Le prince aurait décliné d’un laconique : « Ce n’est pas possible. » Décidément mal inspiré, ou bien mal tombé, le conseiller Wijburg a-t-il également suggéré au prince de préparer un petit quelque chose pour célébrer ses 50 ans (en avril dernier), histoire de marquer le coup publiquement ? On sait depuis qu’il n’y eut pas de fête d’anniversaire, du moins pas en grande pompe. Convaincre Philippe qu’il passe mal ? L’ennui, c’est qu’il ne se trouve personne, dans son entourage, pour prendre la liberté de le lui révéler. Herman De Croo raconte que, moquant gentiment le prince pour sa façon parfois très « missionnaire » d’envisager son rôle futur, Albert II lui-même s’était étonné que le ministre d’Etat ait abordé Philippe de manière aussi franche.

Comme Léopold III, Philippe semble obsédé par son devoir. Il a un côté « Je suis au service de la Nation » assez agaçant, et dont il a certainement hérité lors de son apprentissage auprès du roi Baudouin. Il pense constamment « stabilité, union, mission divine ». « Sa dévotion, c’est à la fois anachronique et émouvant. Si c’est intelligent, ça je ne sais pas… », lâche un observateur, qui estime toutefois le prince non seulement prêt, mais également doté des compétences suffisantes pour régner. « Mais, ajoute-t-il, son seul problème, c’est lui-même : ce sentiment aigu de devoir remplir une fonction quasi sacrée… qu’il y fasse attention, car ce n’est pas du tout le genre actuel de la boutique. » C’en serait donc fini d’une monarchie relax, bourgeoise, un peu pépère, à l’image d’Albert. Le ton que Philippe donnerait aux affaires royales serait empreint de « beaucoup de sérieux ». Trop ? « Je lui ai suggéré d’aller puiser ses collaborateurs dans le vivier de la nouvelle génération, assure De Croo. Aujourd’hui, les hommes politiques qui comptent sont quasi tous quadragénaires. Plus jeunes que le prince, donc. » Encore faut-il que Philippe puisse s’y accoutumer. Le mettre en rapport régulier avec des agents du pouvoir était déjà un voeu appelé par… Wilfried Martens, Premier ministre jusqu’en 1992. Près de vingt ans plus tard, Philippe semble avoir été maintenu à bonne distance. « Du temps où Albert n’était que prince de Liège, se souvient Michel Didisheim, qui fut longtemps son bras droit, on avait prévu une sorte de responsabilité gouvernementale pour les actes qu’il posait en mission. Pourquoi ne pas l’envisager pour Philippe ? » Reste la question cruciale qu’il eut peut-être fallu poser en premier : Philippe, au fond, aspire-t-il encore à… tout ça ? Mystère. Il a sans doute toujours envie de « sauver le pays, d’être utile et d’être remercié pour sa tâche ». On peut imaginer qu’il exécutera sa mission « par combinaison de légitimité et de sens du devoir »… Et aussi « pour prouver à lui-même et aux autres qu’il en était capable » : « Vous voyez que je sais aussi être le roi ! » aimerait tellement montrer le petit prince en attente…

VALÉRIE COLIN

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