Detroit Institute of Arts © Reuters

Patrimoine : pourquoi certains sont-ils prêts à dilapider les trésors nationaux ?

Muriel Lefevre

Alors qu’il y a peu l’idée semblait sacrilège, certaines collectivités envisagent désormais très sérieusement de vendre leur patrimoine artistique pour renflouer des caisses désespérément vides. L’actualité des derniers jours en a encore apporté la preuve. Le sort de la fabuleuse collection de Détroit se joue dans un tribunal et le Portugal a annoncé après des mois d’imbroglio judiciaire qu’il allait tout de même vendre ses 85 Miró. La fin d’un tabou ?

La ville de Détroit, en faillite depuis juin 2013, propose un plan de restructuration à la justice qui comprend, notamment, la mise à l’abri de sa fabuleuse collection d’art. Mais ses bailleurs de fonds souhaitent, au contraire, que les Breugel, Rembrandt, Van Gogh, Picasso et Diego Rivera soient vendus en vente publique. Un peu à la manière dont le Portugal s’apprête à vendre sa collection de 85 Miró après un long imbroglio judiciaire. La preuve que se débarrasser des trésors artistiques, qui font partie du bien commun, contre de l’argent sonnant et trébuchant n’est plus une hérésie. Le point sur la question.

Les Miró du Portugal

En 2011, le Portugal est embourbé dans de gros problèmes financiers. Pour garder la tête hors de l’eau, le pays a reçu une assistance financière de 78 milliards d’euros de l’Europe et du Fonds monétaire international (FMI). Une manne providentielle qui oblige le pays à s’imposer une cure d’austérité radicale. En février 2014, le Portugal a l’idée de vendre 85 oeuvres de Miró pour renflouer ses caisses. Le pays aurait même déjà un acheteur, le millionnaire angolais, Rui Costa Reis selon Le Monde. Curieux retour de manivelle que cette ancienne colonie qui vient en aide à l’ex-colonisateur. Cette piste ne sera pas retenue et l’état opte plutôt pour un appel d’offres. In fine, c’est la maison Christie’s qui remporte le marché. Mais devant la vague d’indignation et l’imbroglio juridique provoqué par cette vente, les autorités portugaises font marche arrière et décident, fin avril, de bloquer les tableaux au Portugal jusqu’à ce que l’affaire soit tirée au clair durant l’été.

Miro
Miro © Reuters

Début septembre, nouveau rebondissement, la direction générale du patrimoine portugais décide que la collection composée de 85 oeuvres de l’artiste espagnol ne sera finalement pas classée au patrimoine culturel, ouvrant du même coup la voie à la vente. De quoi remplir les caisses de l’état puisque la collection est estimée par Christie’s à 36,4 millions d’euros. Ces Miró appartiennent depuis 2008 à l’État portugais, soit depuis la nationalisation de la banque BPN qui les possédait. Le sauvetage de la banque avait coûté 4 milliards d’euros à l’État et ce dernier espère désormais que la vente des tableaux contrebalancera quelque peu cette dépense. Quitte à faire grincer de nombreuses dents.

Détroit et sa collection fabuleuse attirent les vautours

Depuis le 2 septembre, la ville de Détroit défend son plan de redressement intitulé « the Grand Bargain » devant la justice pour espérer sortir de la banqueroute tout en mettant à l’abri la fabuleuse collection du musée de la ville. L’année dernière, l’administrateur de la gestion de la faillite, Kevyn Orr, avait déjà proposé la vente pure et simple de la collection pour éponger une partie de la dette vertigineuse de 18 milliards et demi de dollars de la ville. Une option qui a pu sembler tentante aux yeux de certains lorsqu’on sait qu’Artvest Partners, commissionné par la ville, a estimé que cela rapporterait 6,1 milliards d’euros. Nombreux furent ceux qui, comme au Portugal, crièrent, au scandale. Là aussi, la vague de protestation avait, semble-t-il, arrêté toute velléité de vente.

Musée de Detroit
Musée de Detroit© Reuters

Seulement l’idée d’une vente des collections pourrait bien revenir suite à une proposition qui a vu jour la semaine dernière. Art Capital, une entreprise spécialisée dans les prêts garantis par des oeuvres d’art, propose d’avancer 2,3 milliards d’euros contre l’hypothèque de la collection du musée qui comporte près de 66.000 oeuvres. Soit à seulement un tiers de sa valeur. Mais la compagnie rétorque qu’elle propose « une solution équilibrée et pragmatique entre d’un côté des biens municipaux permettant d’aider à trouver un plan de sortie, sans vendre un trésor national qui devrait être préservé », selon son directeur, Ian Peck cité par Le Monde. C’est vrai que tant que la ville rembourse son prêt il n’y a aucun problème. Mais si elle se retrouve en défaut de payement, celle-ci se verra confisquer ses oeuvres. La différence d’estimation de la valeur de la collection de Détroit s’expliquerait par une première fourchette trop théorique alors que la seconde se baserait davantage sur les marchés. Des marchés qui verraient forcément les prix baisser suite à une saturation provoquée par un trop-plein d’oeuvres. La décision du juge devrait tomber, au plus tard, pour le 17 octobre.

Les pays anglophones

D’autres musées ont fait scandale, il y a peu, en vendant des oeuvres. Le Delaware Art Museum de Wilmington, aux États-Unis, a vendu des tableaux de l’époque préraphaélites et surtout un important William Hunt pour payer ses dettes. Suscitant là aussi la réprobation générale. Tout comme la vente de la collection de céramiques du Wedgwood Museum, classée « d’importance nationale » en Angleterre et qui, suite à une décision judiciaire de 2011, devrait être vendue afin de payer les pensions des anciens employés de la firme Wedgwood.

À Liège et à Anvers aussi …

La famille Soler de Picasso
La famille Soler de Picasso© EPA

L’un des plus célèbres tableaux de Picasso de la période bleue, la famille Soler, est la propriété de la ville de Liège. S’il est aujourd’hui à l’abri dans un musée, il a bien failli être vendu par la ville pour combler un déficit budgétaire. Peint en 1903 en échange de quelques costumes, ce tableau ne sera guère au goût de ses premiers propriétaires et va être vite revendu à un musée allemand. Jugée dégénérée, l’oeuvre sera confisquée par les nazis et vendue en Suisse. La ville de Liège va alors le racheter. Mais en 1989 la ville envisage de le vendre pour éponger ses dettes. Sauf qu’ici aussi l’idée suscite l’indignation et met fin au projet. Le tableau est désormais classé comme trésor par la fédération Wallonie-Bruxelles et sera mis en avant lors d’une expo liégeoise sur des tableaux dits « dégénérés » par les nazis. A Anvers aussi on avait suggéré en 2002 de vendre un Rubens pour purger les dettes de L’OCMW anversoise. Mais comme à Liège, les autorités ont fait marche arrière devant l’ampleur des protestations.

Il arrive aux musées de vendre une partie de leurs collections

Depuis les années 70, il arrive aux musées de vendre quelques-unes de leurs pièces, mais, jusqu’il y a peu, cela n’avait jamais été fait pour éponger des dettes et encore moins pour celles d’une collectivité, nous précise Robert Nouwen, le directeur opérationnel des Collections patrimoniales de la Bibliothèque royale de Belgique.

Vendre de l’art qui appartient à la collectivité revient à le privatiser et donc à appauvrir la communauté

« Le sujet est complètement tabou et semble hautement improbable dans les milieux scientifiques. Si on demande l’avis des directeurs des institutions scientifiques, on ne vendra jamais des oeuvres qui appartiennent au patrimoine national. Et ce pour trois raisons. La première c’est que c’est tout simplement illégal. La seconde c’est que vendre de l’art qui appartient à la collectivité revient à le privatiser et donc à appauvrir la communauté. Tertio c’est qu’en vendant une oeuvre de cette façon, on la brade. Pas seulement parce qu’elle risque d’être vendue en dessous de sa valeur, mais aussi parce que l’oeuvre a une valeur économique qui va au-delà de son prix en tant que tel. En effet une riche collection attire de nombreux touristes qui vont faire vivre l’économie locale. Bref ! Vendre une collection, en dehors de ce que cela peut avoir de choquant, est surtout une très mauvaise opération commerciale. »

Robert Nouwen reconnait tout de même que dans certains cas bien précis une vente est envisageable. « Dans le cas d’un plan de collection à long terme, clair et motivé avec précision, un musée peut envisager de se séparer de certaines oeuvres. Et ce pour enrichir ses collections tout en lui assurant une plus grande homogénéité. Prenons par exemple le cas hypothétique d’un musée qui serait entièrement consacré aux expressionnistes wallons et qui, par hasard, se trouve en possession d’un Picasso. On pourrait dès lors envisager qu’il vende ce Picasso pour acquérir des oeuvres plus en rapport avec la thématique centrale du musée. Un exemple plus concret est celui Metropolitan Museum of Art qui, en 2013, a vendu 3290 oeuvres pour une valeur de 5,4 millions de dollars. Mais il s’agissait de pièces qui n’étaient jamais sorties de leur réserve. Ce n’était, par ailleurs, pas une première pour le musée puisque, dès 1972, il avait déjà vendu en secret un Vincent Van Gogh et un Henri Rousseau pour pouvoir acheter un Velasquez. Donc, si l’opération peut se révéler constructive pour un musée, elle est et reste une opération extrêmement délicate qui doit être traitée avec la plus grande prudence. »

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