Luc Hennart, président du tribunal de première instance de Bruxelles. © BELGA

« On assiste à une oeuvre de sape du pouvoir judiciaire »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Dans une note de travail récemment révélée par la presse, les juges d’instruction se sont irrités du plan Justice de Koen Geens. Un vrai bras de fer a commencé. A Bruxelles, ils sont soutenus par leur « patron », le juge Luc Hennart, qui ne mâche pas ses mots.

Le ministre Koen Geens (CD&V) veut rendre la justice plus efficiente notamment en réformant la mini-instruction. Cette procédure particulière permet au procureur du roi de solliciter un juge d’instruction pour l’accomplissement de certains actes judiciaires sans qu’une véritable instruction soit ouverte. Le plan justice prévoit d’étendre la mini-instruction à la perquisition, aux écoutes téléphoniques, à la surveillance… En gros, seul le mandat d’arrêt resterait une prérogative exclusive des juges d’instruction. Le politique veut-il brider ceux-ci, en faire des juges de l’instruction, voire carrément les supprimer à terme, au profit du ministère public ? Faut-il s’en inquiéter ?

Entretien avec Luc Hennart, président du tribunal de première instance de Bruxelles, qui a lui-même été juge d’instruction.

Le Vif/L’Express : Dans une note de travail, les juges d’instruction estiment que le plan Justice est « liberticide » en ce qui concerne l’instruction. Partagez-vous leur avis ?

Luc Hennart : Tout à fait. S’ils sont mécontents, ce n’est pas par rapport à leurs prérogatives. Ce qui les inquiète fondamentalement, ce sont les modifications structurelles annoncées de l’exercice de l’action publique. Ils rappellent que le ministère public est partie aux débats judiciaires. Le juge d’instruction, lui, est indépendant et l’interlocuteur de toutes les parties. Si, demain, on confie à l’une des parties, à savoir le ministère public, les tâches dévolues au juge d’instruction, c’est tout le système qu’on va changer. Il ne s’agit pas de réformes cosmétiques comme prétendu dans le plan. Je ne dis pas que le ministère public est composé de magistrats assoiffés de sang. Mais on sait que celui-ci mène des informations à charge. Il n’a pas l’obligation de le faire aussi à décharge comme le juge d’instruction. Il a donc tendance à mettre tout en oeuvre pour faire triompher le point de vue de l’action publique.

Elargir la mini-instruction, ce n’est pas la bonne solution ?

C’est même carrément un leurre ! Car on va déplacer des tâches vers le ministère public qui est déjà débordé. En outre, pour faire une perquisition par exemple, le procureur devra demander l’autorisation d’un juge d’instruction. La perquisition n’est pas un acte anodin, l’inviolabilité du domicile étant protégée par la Constitution. Cela demande une analyse. Le juge d’instruction va devoir lire le dossier pour donner son feu vert. Et puis, la perquisition débouche très souvent sur la mise à disposition des suspects, donc sur une véritable instruction. Quelle est la plus-value en termes d’efficacité ? Il y aura une double perte de temps.

En France, sous Nicolas Sarkozy, il y a eu une tentative très controversée de supprimer les juges d’instruction. N’est-ce pas ce que le gouvernement Michel veut faire, plus subtilement ?

Avec la subtilité de l’éléphant, alors. On annonce des « petites » réformes à travers lesquelles on veut saper les piliers du système judiciaire, sous prétexte d’efficacité. Or cette efficacité n’est même pas démontrée. Voyez le nombre d’affaires que le parquet classe sans suite faute de moyens ! Et on voudrait lui confier encore plus de dossiers via la mini-instruction élargie… On sait que la situation du parquet est dramatique. Un exemple : la possibilité d’utiliser la procédure accélérée est limitée parce que le parquet n’a pas les moyens d’assurer la permanence. Ou alors il faut recruter des substituts supplémentaires. Ce n’est pas dans les projets du gouvernement qui veut faire des économies. Non, c’est du façadisme, tout ça. Et du façadisme dangereux. Je crois que le véritable objectif à terme est de supprimer le juge d’instruction.

Pourquoi les politiques s’en prennent-ils aux juges instructions ? Ceux-ci les dérangent-ils ?

L’essence même de la magistrature assise dont font partie les juges d’instruction, c’est leur indépendance. Les politiques n’ont pas prise sur eux. Par contre, un procureur du roi peut se faire interpeller par le ministre de la Justice sur une affaire en particulier. Il est le représentant de l’exécutif. Leurs relations sont différentes. Le ministre fait d’ailleurs partie du collège des procureurs généraux. Nombre de magistrats du parquet font un passage dans des cabinets ministériels. Ce n’est pas la même indépendance.

La volonté des politiques n’est-elle pas de se diriger vers un système accusatoire à l’américaine où les juges n’investiguent plus mais arbitrent les débats entre l’accusation et la défense ? Cela fonctionne aux Etats-Unis…

Oui, mais avec quelles imperfections ? Combien d’innocents se sont retrouvés en prison ou sur la chaise électrique ? Chez nous, personne n’a encore fait la démonstration que le regard indépendant posé par le juge d’instruction sur une affaire est un mauvais système. Je le répète : j’attends aussi qu’on me démontre l’économie ou le gain d’efficacité que peut entraîner la suppression des juges d’instruction ou la réduction de leurs prérogatives. En France, en tout cas, on n’a pas démontré le bénéfice d’une telle mesure. Les juges d’instruction sont toujours là.

Même si l’idée n’est pas neuve, aucun politique n’avait été aussi loin vis-à-vis des juges d’instruction, avant le plan Geens. La présence de la N-VA au gouvernement y est pour quelque chose ?

On connaît l’influence du programme de ce parti qui a des positions très claires vis-à-vis des services publics. Comme la plupart des autres services publics, le pouvoir judiciaire n’a jamais été aussi mis à mal qu’aujourd’hui. On nous restreint déjà sur le plan budgétaire et, maintenant, on veut supprimer les juges d’instruction. Si on continue à réduire les capacités humaines du pouvoir judiciaire, celui-ci ne pourra plus fonctionner. Mais c’est peut-être le but. Le pouvoir judiciaire est déjà très affaibli. L’autonomie de gestion des parquets et tribunaux via une enveloppe budgétaire fermée est un piège. Je le répète depuis dix ans. Car on ne sait pas, à l’avance, combien de crimes et délits il faut poursuivre. Je crois qu’aujourd’hui, on assiste à une oeuvre de sape du pouvoir judiciaire. Si celui-ci n’est pas encore mort, il est déjà dans un état comateux.

Cela dit, la procédure actuelle est lourde. Des réformes ne sont-elles pas nécessaires ?

Bien entendu. Il faut alléger la procédure. Il y a beaucoup de pistes. Est-il normal qu’on puisse déposer une requête Franchimont en vue d’obtenir des devoirs complémentaires à n’importe quel moment de la procédure jusqu’à l’audience ? Dans un article récent du Journal des tribunaux, Damien Vandermeersch (NDLR : avocat général près la Cour de cassation et professeur de procédure pénale) propose de supprimer partiellement l’intervention de la chambre du conseil. On peut en discuter. Pour moi, on pourrait plutôt supprimer l’intervention de la chambre des mises en accusation, sachant que la régularité est encore examinée par la juridiction de fond. Bref, il y a matière à réflexion. Tout le monde est d’accord pour une simplification, mais pas n’importe comment, pas en renforçant considérablement le pouvoir du ministère public sous couvert d’une « mini-réforme ».

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