Carte blanche

« Mais que se passe-t-il à Liège ? »

Pourquoi les citoyens doivent-ils se battre pour leur propre patrimoine ? Entourée de magnifiques bâtiments, la place Saint-Lambert a été rasée ! Les bombardements des deux guerres, si violents à Liège, ne sont rien comparés aux carnages systématiques opérés par les autorités publiques, régulièrement élues !

Que se passe-t-il ? Détruire par dépit, ce qui rappelle la splendeur d’une Principauté aujourd’hui anéantie ? Car le plus profond drame des Liégeois semble y coïncider : notre cathédrale, si majestueuse, a été détruite par les Liégeois à la suite de notre perte d’identité, après l’annexion par la France.

Un anéantissement systématique et morbide, tel un Hiroshima sur Meuse

S’agirait-il là d’une profonde amertume, sous forme de suicide collectif ? Les délicieuses maisons bourgeoises du centre-ville au dix-huitième siècle (quartier Saint Georges) ont été rasées sous mes yeux. Seules quelques façades ont été approximativement reconstituées devant des surfaces continues en béton qui les traversent toutes à la fois, et abusent le visiteur. L’église elle-même de Saint Georges, superbe exemple néo-classique, a été complètement anéantie : aucune trace n’en subsiste, aucune fouille n’y fut jamais autorisée, là aussi, j’en étais. Un anéantissement systématique et morbide, tel un Hiroshima sur Meuse, comme les Romains ont brûlé Carthage, semant du sel sur ses ruines, comme l’éphémère capitale égyptienne, Tell El Amarna, a été démontée avec fureur dès le décès de son fondateur. Tout ne serait-il que symbolique dans les automutilations liégeoises ? Car aucune raison logistique ne les exige ; quelle est donc la véritable origine de ces destructions, sur le modèle du Bouddha de Bamian ?

Venus d’ailleurs, les carnages peuvent facilement être compris, hélas, car Liège a toujours suscité une jalousie compréhensible de la part des citoyens qui n’en proviennent pas. Sur ce modèle, on jalouse aussi bien les parisiens, les Romains, les New-Yorkais, sans autre raison que le ressentiment de ne jamais pouvoir en être réellement. Mes grands-parents m’ont inculqué cette fibre liégeoise, effectivement impossible à transmettre à tout étranger. Certains l’appellent du chauvinisme, je parle plutôt d’authenticité. En 1468, la preuve de cette jalousie éclate, lorsque Charles le Téméraire incendie toute la ville, sans autre raison que la haine. Mais nos politiciens ont fait mieux : ils détruisent de l’intérieur, avec morgue et ressentiment. Et nos fouilles furent toujours refusées au centre-ville, jusqu’à l’intérêt passionné de la population liégeoise. Quelle peut bien être la nature d’une si farouche attitude ? Détruire d’un côté, interdire de connaître de l’autre ! Que s’est-il passé dans l’esprit des édiles, parfois collègues à nos Facultés ? Tout cela fut esquivé par la magie de Claude Strebelle qui répartit les « valeurs » (c’est son mot) au mieux de leur harmonie, pour autant qu’il en restât…

Mais, à présent encore, pourquoi s’acharner tel un acte de gloire, sur les vestiges encore intacts de notre prestigieuse Principauté ? On y bâtit en effet comme on pourrait le faire en plein désert, sur le modèle d’Atlanta, de Sydney, d’Astana : là où il n’y avait rien auparavant ! L’âme d’une ville réside dans les splendeurs de son passé, non dans un désert. Pourquoi, à chaque fois (je l’ai vécu si souvent) inverse-t-on les processus ? : s’étonner que des bâtiments prestigieux se situent précisément dans l’axe de futurs travaux, alors qu’il suffisait de les établir au préalable, en tenant compte d’abord de ce patrimoine ? À l’évidence, l’idée n’a jamais surgi dans l’esprit des « promoteurs », pas même chez les mystérieux « pouvoirs publics » qui en coordonnent l’exécution.

On nous propose un « gratte-ciel » sur la pointe de la Boverie, là où un majestueux jet d’eau fête l’entrée de la Ville par le sud, et là où sont érigées les ruines romantiques d’un « temple grec ». Un peu sur le modèle d’un petit Paris sur Meuse, chaque « responsable » politique semble vouloir imprimer sa marque aux quatre coins de la ville, quelles qu’en soient les conséquences dans sa dégradation, et dans sa perte d’authenticité. Le futur d’une ville ne s’inscrit pas dans le néant, mais dans l’intégration de son passé, vers une gamme aussi fulgurante qu’harmonieuse. Les pyramides du Louvre imposent cette admirable réalisation avec éloquence, un peu comme à notre plus humble abbaye de Stavelot, rénovée héroïquement contre toute idée de carnage, pourtant bien active à l’époque ; j’étais là aussi, directement concerné.

L’exemple de la charmante Maison Rigo forme le symbole actuel le plus dépouillé de toute dialectique. En bord de Meuse, dans l’axe de la gare de Calatrava, elle annonce Liège, sa culture, son histoire sur le modèle de la Maison Curtius. Voilà le signe d’authenticité à détruire ! « Carthago delenda est », on m’avait appris cette formule verbale si latine, jadis à l’Athénée : « Carthage est à détruire ». Je n’en avais pas bien saisi la nuance à l’époque, mais cette phrase m’est revenue avec toute sa force devant l’opiniâtreté des mêmes « responsables ». Un bâtiment retenu sur une liste de sauvegarde par la Commission royale, rejeté après quelques valses hésitations par le ministre compétent, et sous la pression politique locale. Voilà un thème dramatique shakespearien, sauf qu’ici ce n’est pas une oeuvre théâtrale, c’est du vécu ! Pourquoi ne pas donner la priorité aux oeuvres d’art, spécialement urbanistiques ? Vues de tout le monde, affichant notre sensibilité à chaque visiteur ? Pourquoi une telle timidité malsaine ? Et si l’architecte d’aujourd’hui servait, comme à Maëstricht, à Aix-la-Chapelle toutes proches, à faire valoir d’abord les charmes de notre longévité ? Pourquoi les Liégeois doivent-ils toujours se battre, descendre dans la rue, faire parler leur coeur, se sentir méprisés par les « autorités », aux arguments hermétiques et obscurs, aux ruses de cachottiers ?

Pourquoi va-t-on à nouveau détruire une partie de la prestigieuse rue Cathédrale, en plein coeur de Liège, comblée de dizaines de maisons anciennes ? Qu’en diront nos voisins, hollandais, allemands, luxembourgeois, français, sinon la pitrerie d’une Liège qu’ils aimaient tant ? Et nous, qu’avons-nous attendu pour combattre la pieuvre destructrice, et quelle sera notre réponse quand nos petits-enfants nous demanderont : « Que s’est-il passé à Liège ? »

Marcel Otte, Professeur de Préhistoire

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