Carte blanche

Lettre ouverte à chaque Marcheur contre le Pacte de Marrakech

Malgré ta véhémente détestation de mon origine étrangère, il n’est nullement dans mon intention de te déshumaniser ou de tenir pour un réel barbare ! Bien au contraire ! Je te tiens entièrement pour un homme ou une femme au corps parlant, au corps susceptible donc non seulement de lire cette présente Lettre, mais aussi – du moins je l’espère – d’entendre ou d’être touché par les soucis liées à l’identité qui L’animent. En ce sens, cette Lettre ne s’adresse pas qu’à toi, extrémiste flamand, mais à toute femme ou tout homme frappé par l’extrémisme identitaire.

« toi aussi, avec tout ce

qui est étrangé en toi,

tu t’étranges dans,

plus abyssal » (Paul Celan)

Sache aussi que si j’ai pris soin de t’écrire cette Lettre, c’est que je constate que des personnes (politiques, médias, philosophes ou citoyens) ont la gâchette un peu trop facile à ton égard : Ils tirent sur toi pour éviter, dirait le sage Mencius, de faire retour sur eux-mêmes. Ou pire : ils me donnent à croire qu’ils tirent sur toi, alors même que ton racisme les fascine. En lui, en vérité, ils s’entendent ! Ils me rappellent, en ce sens, cette figure de la conscience chère au philosophe Hegel : la Belle-Âme. Ils se plaignent en effet du désordre du monde que ta présence cristallise et introduit, sans voir leur propre participation ou implication dans ce désordre. Ils estiment que leur âme, contrairement à la tienne, est donc pure, immaculée ou vierge de tout élan raciste ou extrémiste. J’y reviendrai.

Des Marcheurs comme toi, m’informe-t-on, étaient donc nombreux, le 16 décembre à Bruxelles, à venir manifester leur haine de l’étranger. L’Étranger serait donc, pour toi, cet ennemi dont il conviendrait de se protéger : de l’intérieur et de l’extérieur. L’endroit même que ces Marcheurs et toi aviez soigneusement choisi pour votre rassemblement 1, m’informe-t-on aussi, était situé à la Gare du Nord, là même où, actuellement, des hommes, femmes et enfants étrangers souffrent cruellement des lois scélérates, honteuses et inhospitalières belges – ces mêmes lois que tu défends ou souhaite radicaliser. La souffrance qu’endure déjà ces migrants ne te suffit ainsi pas. Ta haine inique à leur égard en veut incontestablement plus : en dé-considérant scandaleusement leur humanité, elle désire probablement passer à l’acte par leur lynchage !

Les médias officiels, ceux et celles qui semblent d’emblée immunisés contre le racisme que tu incarnes et qui te désignent donc, à très juste titre, comme raciste ou extrémiste, amplifient, paradoxalement, tes insultes ou insanités à l’égard des Étrangers en leur offrant une tribune. J’ai pu ainsi lire quelques unes de ces insanités (étrons) dans des articles qui s’alarmaient – ou plutôt qui m’informaient ! – de ta future Marche. Par ailleurs, au lieu de penser ton existence symptomatique, ces articles n’avaient apparemment rien d’autre à offrir aux lecteurs que ce fragile pansement : « Nous, nous ne sommes pas comme eux ! » (Entend par nous, les défenseurs des Droits de l’Homme et d’une société multiculturelle, et par eux, toi et les autres Marcheurs.)

Dans ce désert où toute Pensée – fleur ou pratique – est évacuée, je vais m’autoriser, à présent, à quelque peu titiller la passionidentitaire qui t’anime et qui détermine ta haine viscérale de l’Étranger.

Ainsi donc tu te sens et revendiques comme Flamand. L’identité flamande t’irait comme un gant. Ou plutôt – un gant impliquant en effet un doigt étranger au gant – : Tu serais né avec. Elle te collerait au corps. Tu ne ferais qu’Un avec elle. Ton identité, me dis-tu même en effet tout bas, serait présente dans cesang qui circule dans tes veines et dans lesgènes qui t’ont été transmis par tes géniteurs. Tu ne l’aurais donc pas du tout acquise, ton identité flamande : elle te serait innée. En es-tu vraiment sûr ?

Au risque de te scandaliser, sache que l’un des Premiers Étrangers que tu as rencontré dans ton existence – outre tes parents qui, quoi qu’on te dise, ne te sont devenus étrangement familiers qu’avec le temps ! -, n’est autre que la langue flamande elle-même qu’on t’a exhorté, à coups de marteau, d’adopter afin que tu puisses t’insérer dans la collectivité (flamande). Pour prendre des termes qui, probablement, te révulseront ou qui blesseront ton narcissisme, ton identité flamande tu ne la dois en effet que de par ton immigration dans le champ de la langue flamande. En tant que flamand, tu es donc – comme tout humain – un immigré. Tu as du mal à m’entendre, à me comprendre ? Rappelles-toi donc tes grosses difficultés à passer du babillage à ta langue dite maternelle (cf. les remontrances de papa/maman, du professeur…) ou tes éreintantes années d’étude qui te menèrent (soyons optimistes) à convenablement la parler et l’écrire, et tu sentiras probablement le forçage ouplutôt l’aliénation/le façonnage que ton être, pendant de très longues années, a réellement subi ou enduré.

Contrairement à ce que tu prétends, l’identité flamande n’est donc pas une essence avec laquelle ton être serait venu au monde : c’est une extériorité (ou une étrangèreté) que tu as tout bonnement intériorisée (ou avec laquelle, avec le temps, tu t’es familiarisé au point de honteusement l’essentialiser). Bref, tu es le purproduit, dirait la psychanalyste C. Soler, d’une terrible et sévère bio-éducation (flamande).

Là où tu te crois donc chez toi, dans la langue flamande donc, tu n’es en vérité pas du tout chez toi ! Le chez toi ou ton Soi (ou ton « Jadis », comme l’écrit P. Quignard), c’est la langue flamande, dans laquelle ton être a donc été jeté, qui t’en a, à jamais, arraché. Ce que dès lors tu imputes aux migrants n’est en vérité rien d’autre que ce que tu imputes, à ton insu, à ta propre langue : De t’avoir, à jamais, exilé d’un rapport harmonieux au monde (que le séjour présumé léger et béat dans le ventre de ta maman, probablement, t’évoque). Le Paradis que tu crois ainsi retrouver en éjectant ou en persécutant l’Étranger n’est donc qu’un fantasme né de cet exil lui-même. L’Étranger ne te vole assurément rien.

Ton racisme ou extrémisme s’évertue donc à naturaliser/génétiser ta propre existence. Sache que cette naturalisation/génétisation comporte ce prix exorbitant : Ta mutation en simple « chose » nationaliste. Cela se dit aussi ainsi: Ton instrumentalisation politico-nationaliste. Tu ne vis ainsi plus en tant que « Jan », « Werner », « Gheert », « Marie-claire » ou « Nicole », mais seulement en tant qu’une chose noyée dans la foule nationaliste – etfouleofferte, par ailleurs, à la jouissance perverse d’un maître : Bart de Wever, Théo Francken ou Bart Claes.

En venant le 16 décembre à Bruxelles, tu n’as donc témoigné de rien d’autre que de ceci : de ta choséification ou réduction en chose nationaliste. Sache-le !

Permets-moi de conclure par cette pensée. Que tu le veuilles ou pas, du simple que tu parles, désires ou aimes, tu témoignes en faveur de ceci : l’Autre ou l’identité flamande n’est pas-toute pour toi. Pourquoi, me demandes-tu ?Parce que parler, désirer ou aimer implique une perte structurale que toute identité, parole ou marchandise est – dieu merci ! – dans l’impossibilité de résorber. En ce sens, tu dois ce que tu es plus à cette perte qu’à ces pères funestes qui t’incitent à t’en défaire par la haine de l’Étranger. Embrasse et inspires donc toi de cette perte pour rencontrer l’étranger que tu es.

Judith BERNHARD

Psychanalyste (Bruxelles)

1. Avant qu’il soit donc interdit par la Ville de Bruxelles.

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