Jérôme Jamin

Les idées d’extrême droite se sont répandues dans tout le spectre politique belge

Jérôme Jamin Professeur de Science politique à l’Université de Liège

Le concept d’illégaux, le contrôle de l’immigration et l’idée-même et la justification du « centre fermé » ne sont pas des inventions du PS ou du MR. Ce sont de vieilles idées de l’extrême droite qui considérait dans les années 80 que l’étranger est d’abord un délinquant potentiel, et un poids économique, avant de devenir éventuellement autre chose.

Quand Valéry Giscard d’Estaing indiquait, en 1974, à François Mitterrand que ce dernier « n’avait pas le monopole du coeur », il intégrait dans le débat un second niveau d’analyse, en complément au premier qui visait simplement à opposer des idées et des projets politiques. Ce second niveau concerne la compétition pour s’octroyer des vertus et parvenir à les incarner à un point tel que l’adversaire ne peut plus en faire usage. Mitterrand espérait asseoir l’idée selon laquelle lorsqu’il est question d’égalité, de redistribution de richesses et au final de compassion, et de coeur pour les plus démunis, c’est la gauche qui a la légitimité pour proposer des politiques publiques, c’est sa « chasse gardée ». En dénonçant ce « monopole » comme une usurpation, une imposture, un abus du public, Giscard contestait non seulement la politique de la gauche mais aussi la « réalité », la « véracité » de son « coeur » pour les plus fragiles. En d’autres termes, pour Giscard, Mitterrand instrumentalisait un enjeu social qui concerne tout le monde à des fins purement politiques et opportunistes. Il n’avait en aucun cas le monopole du « coeur », il l’instrumentalisait pour se positionner dans le camp des vertueux contre les égoïstes. Mitterrand a été déstabilisé !

Exactement de la même manière, en France mais aussi en Belgique, le combat antifasciste et antiraciste fait régulièrement l’objet d’une instrumentalisation, non pas pour lutter contre l’extrême droite ou pour valoriser la lutte pour plus de démocratie, mais pour refuser à un adversaire le droit de se draper de telles vertus, ou pour le diaboliser à un point tel qu’il se retrouve obligé de montrer patte blanche et de présenter ses excuses. La dénonciation de la collaboration et le souvenir des heures sombres ne visent pas toujours à proposer un financement plus important de la lutte contre le racisme, ou la promotion de l’éducation à la citoyenneté à l’école, parfois, elle vise simplement à empêcher l’adversaire de se dire « démocrate » ou « antiraciste », elle vise à l’associer si fort au « mal » qu’il ne pourra que se taire ou s’excuser.

Depuis l’installation du nouveau gouvernement fédéral, ce phénomène saute aux yeux ! Alors que depuis 2007 tous les grands partis traditionnels envisagent très sérieusement de former un gouvernement avec un mouvement jugé respectable nommé N-VA (dont le gros des troupes n’a pas changé aujourd’hui), ce parti a été subitement présenté comme proche de l’extrême droite. Le Premier ministre (MR), à la tête d’une coalition regroupant sa formation et les grands partis politiques flamands (Open VLD, CD&V et N-VA), devenait en quelques heures l’allié de l’extrême droite et de la collaboration. Il ne lui restait donc plus qu’à dénoncer le fascisme, le nazisme, le racisme pour montrer patte blanche, attribuer à ces accusateurs le statut de « démocrates vertueux », et à exiger la démission de deux de ses ministres (Jan Jambon et Théo Francken). Si le comportement de ces derniers doit incontestablement attirer la vigilance – c’est bien logique, peu de gens le contestent -, il ne faudrait pas que cela nous rende aveugles par rapport au lieu (le Parlement fédéral) et le moment choisi (la présentation des grandes lignes de l’accord de gouvernement) pour généraliser à l’ensemble d’un parti les soupçons qui portent sur les deux membres du gouvernement. Car cela témoigne moins d’un retour généreux et désintéressé à la lutte contre les extrêmes qu’à une tentative de déstabilisation politique : et de fait, Charles Michel a été déstabilisé !

L’instrumentalisation, lorsqu’elle vient du Sud et qu’elle vise le Nord, est perçue soit comme un jeu politique interne à l’espace francophone, soit comme une tentative de retourner le couteau dans la plaie pour faire bêtement mal, soit comme une démarche hautaine et infantilisante visant à rappeler aux Flamands que les Wallons ont un bien meilleur rapport à leur passé, ce qui est au demeurant totalement faux ! C’est même parfois les trois à la fois. Et si tout cela arrive au moment de l’installation d’un gouvernement fédéral avec à son bord le plus gros parti de Flandre, le « monopole » sur le combat antifasciste n’est pas qu’une usurpation, il devient une imposture.

Ce qui précède ne veut pas dire que la N-VA n’instrumentalise pas à son tour la situation ! Si le but premier de l’opposition est purement politique, la N-VA a intérêt à multiplier les propos ambigus non pas pour faire l’éloge de la collaboration, mais pour pousser l’opposition encore plus loin dans son nouveau « combat antifasciste » pour lequel elle n’a pas le monopole et qui lui donne un statut « vertueux » chez certains au Sud, et une vraie figure d’opportuniste au Nord. Une dynamique qui ne peut qu’aggraver la rupture entre Flamands et francophones et qui profite naturellement aux séparatistes puisqu’ils sont au Nord.

En parallèle, autre stratégie politique à l’oeuvre, les accusations à l’encontre de la N-VA viennent du PTB, ce qui facilite une redistribution très « PTBéenne » des postes au sein du spectre politique : le PTB incarne la « vraie gauche », le PS devient centriste avec le CDH, le MR quitte le libéralisme social pour une posture très à droite, avec à ses côtés la nouvelle extrême droite : la N-VA. Et les autres partis flamands (CD&V et Open VLD en tête) n’existent plus car ils ne représentent pas un enjeu électoral dans l’espace francophone à ce stade du processus.

Les idées d’extrême droite se sont répandues dans tout le spectre politique belge

Enfin, si le contexte est explosif, c’est aussi parce qu’il n’est plus possible aujourd’hui de toucher du doigt correctement l’extrême droite, comme à l’époque où un militant du Front national ou d’Agir urinait dans un cimetière sur une tombe juive en faisant le salut nazi, avant d’être dénoncé dans la presse. Les actes et les propos ouvertement racistes ou antisémites sont devenus très rares en politique, notamment en raison de l’efficacité de la loi de 1981 qui réprime l’incitation à la haine raciale et qui encourage l’utilisation d’un langage codé.

En parallèle, et c’est peut-être là que se situe le fond du problème, les idées d’extrême droite se répandent insidieusement dans tout le spectre politique depuis une vingtaine d’années, et si le cordon sanitaire a survécu, les idées l’ont traversé en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Une zone grise apparaît où se mêlent des idées pleinement démocratiques, des discours plus musclés sur l’immigration et des propos parfois douteux sur notre rapport au fascisme, à la collaboration ou à la Shoah, sans parler des nouvelles formes de rejet de l’Islam justifiées au nom de la laïcité.

Les concepts de clandestins et d’illégaux, le contrôle de l’immigration, les expulsions et l’idée-même et la justification du « centre fermé » ne sont pas des inventions du PS ou du MR, ni des partis traditionnels en général, ce sont de vieilles idées de l’extrême droite qui considérait dans les années 80 que l’étranger est d’abord un délinquant potentiel, et un poids économique, avant de devenir éventuellement autre chose. C’est l’extrême droite qui la première a évoqué l’idée d’enfermer les étrangers. C’est elle qui disait qu’il fallait « combattre les abus », rationaliser la gestion des demandeurs d’asile pour faire des économies et « sauver nos CPAS », les dissuader de venir chez nous, diminuer la période d’attente, raccourcir les procédures, systématiser l’expulsion des déboutés, « contrôler les flux », organiser les retours, etc. C’est d’ailleurs exactement ce qu’a fait Maggie De Block dans son ministère (Asile et Migration) ces dernières années sans que personne ne parle de « bruits de bottes » ni de racisme! Si le Front national de Daniel Féret et le Vlaams Belang sont restés sur le carreau, l’image qu’ils avaient de l’étranger est devenue monstrueusement banale.

Notre société, nos chercheurs, nos journalistes sont en partie conscients de cette dilution des idées d’extrême droite au sein de tous les partis politique, et dans le débat public, en France, on parle de « lepénisation des esprits » pour décrire ce phénomène (Robert Badinter). Dès lors, lorsqu’on tombe sur des gens qui vont à un cocktail pour l’anniversaire d’un ancien collaborateur, ou qui sont ambigus sur la collaboration, cela nous rappelle la belle époque du cimetière juif, lorsqu’on pouvait trouver l’incarnation physique de l’extrême droite, le vrai antisémite, le vrai fasciste, celui pour lequel il n’y avait aucun doute !

Si Jan Jambon et Theo Francken, et d’autres demain, méritent toute notre vigilance, la banalisation des idées d’extrême droite est beaucoup plus préoccupante.

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