Le richissime footballeur de Genk

Ce jour-là, on aurait dit que tous les scolaires, cadets, minimes, pré-minimes et diablotins de la Belgique entière étaient descendus de tous les coins de rue, décharges publiques et autres squares vers la banlieue populaire de la ville afin d’apercevoir dans la foule entassée devant l’estrade que l’âne venait d’improviser à l’aide de casiers de bière, ne fût-ce qu’un cheveu du richissime footballeur de Genk.

« La solidarité, c’est de l’égoïsme galvanisé' »
Une fable belge de l’auteur Frank Adam et l’illustrateur Klaas Verplancke, dans la série de ‘Confidences à l’oreille d’un âne’. Traduit du néerlandais par Michel Perquy.

L’âne-qui-écoute avec son unique oreille a traversé jusqu’ici quatre livres. Après ses pérégrinations dans le désert et autour du monde, ses escapades dans l’univers de l’amour et de l’érotisme, il pratique actuellement son art de l’écoute dans l’Absurdistan belge. Dans ‘Le richissime footballeur de Genk’, il entend parler d’un autre aspect de la solidarité.

Ce jour-là, on aurait dit que tous les scolaires, cadets, minimes, pré-minimes et diablotins de la Belgique entière étaient descendus de tous les coins de rue, décharges publiques et autres squares vers la banlieue populaire de la ville afin d’apercevoir dans la foule entassée devant l’estrade que l’âne venait d’improviser à l’aide de casiers de bière, ne fût-ce qu’un cheveu du richissime footballeur de Genk.

Obligation sociale
« Si je viens aujourd’hui vous assurer de mon soutien, je ne le fais pas seulement parce que je ressens une obligation sociale envers l’âne, parvint à dire le footballeur cousu d’or par-dessus le sifflement du micro. Il m’est en effet arrivé un jour de dépanner l’âne en l’emmenant dans mon avion personnel et les conversations intimes échangées au cours de ce vol ont donné naissance à une amitié pour la vie. Je réponds aussi à l’urgence de son appel parce que je crois sincèrement pouvoir représenter quelque chose pour la jeunesse belge en mal d’être.

Suant à grosses gouttes, l’âne tripotait les boutons de la console de mixage louée à la va-vite pour tenter d’éliminer le sifflement des enceintes, adressant en même temps des signaux au richissime footballeur pour qu’il écarte davantage le micro de ses lèvres et sa feuille du micro.

Solidarité
Ne faites pas trop attention à vos parents. Ils font dans la déprime à cause de la pauvreté qui les attend après la fermeture de tant d’usines en Belgique. Ne prêtez pas l’oreille non plus aux bons conseils de gens qui viennent manifester leur soutien à vos parents. La solidarité, c’est de l’égoïsme galvanisé. Écoutez plutôt les questions et les problèmes que vous entendez remuer en votre propre for intérieur.

Pourquoi ?
Pourquoi vos parents se sont-ils esquintés toute leur vie dans des usines à fabriquer des produits dont ils n’avaient pas besoin et qu’ils étaient néanmoins forcés d’acheter eux-mêmes.

Pourquoi ont-ils enfermé dans un casier au vestiaire leurs aptitudes manuelles, leurs compétences en marketing, leur savoir-faire en ingénierie, leur esprit critique et leur capacité créative plutôt que de faire appel à leurs talents pour oeuvrer en faveur d’un monde sans énergie nucléaire, sans psychiatrie et sans travail des enfants ?

Pourquoi n’ont-ils jamais protesté quand les CEO de leurs usines – flanqués des bourgmestres locaux, notaires, avocats, chefs de cabinet, collecteurs d’assurances et autres gros pontes de la pègre légalement reconnus – faisaient bombance aux frais de leur capital industriel dans des espaces VIP luxueusement chauffés, loin au-dessus de la populace de footeux grelottants dans les tribunes tandis que l’enfant gladiateur que j’étais combattait de force et par tous les temps dans leur arène footballistique ?

Jamais
Jamais, au grand jamais, vos parents n’ont protesté lorsqu’ils lisaient sur les couvertures de magazines en remplissant leur bulletin de loto que des directeurs de club me contraignaient à gagner des milliards d’euros et à m’installer dans des palais ou des châteaux aussi vides que désolants.

Jamais, au grand jamais, ils n’ont porté plainte lorsqu’au cours de ma période d’éveil sexuel, j’ai été contraint d’avoir des rapports avec des nanas internationales resplendissantes aux ongles vernis, aux coiffures luxuriantes et aux nichons bien rebondis et élastiques. Moi, par contre, je rêvais d’une fille de mon quartier, d’une simple maison mitoyenne, de mensualités péniblement assurées et des soucis quotidiens qu’on se fait pour trop d’enfants qui donnent cependant un sens à l’éternel manque d’argent.

Comment ? Comment m’y prendre pour me faire encore de véritables amis si tous mes messages personnels dans les média sociaux sont jetés sans vergogne en pâture au public par des rédacteurs de journaux sans scrupules ?

Comment m’y prendre pour aimer encore vraiment une femme si les milliards du capital révoltant que je gagne malgré moi contaminent comme une radiation hautement radioactive tous mes contacts interhumains ?

Comment m’y prendre pour faire encore un jour confiance à qui que ce soit, si je suis l’otage d’un ancien régime, d’une caste néo-féodale d’autres richissimes dans laquelle la peur d’être envié domine la totalité de mes actes et de mes pensées ?

Injustice
Vos parents ne se sont-ils vraiment jamais rendu compte de quelle injustice ils étaient complices en leur qualité de salariés de leur usine ou de supporter de leur club ? À moins qu’ils n’aient été simplement trop lâches et trop faibles ?

Transition
Mais vous, vous êtes encore jeunes et vous vivez une époque de grande transition dans laquelle il ne revient pas aux parents d’éduquer leurs enfants mais, au contraire, aux enfants d’éduquer leurs parents.

Rentrez donc chez vous, foutez tous les produits d’usine à la porte, débranchez la prise du fauteuil à réglage électrique de vos parents, brisez le silence installé depuis votre naissance et dites-leur : ‘Regardez au plus profond de la pauvreté le bienfait de la vraie richesse. Contemplez l’abondance dans le manque. Découvrez le bonheur caché au plus profond du malheur.’

Les milliards
Quant à vous, je proclame en vérité, n’ayez crainte. Les milliards qui ont étouffé mes rêves d’enfant, les milliards qui ont plongé mes désirs dans la dépendance, les milliards qui ont trempé ma paix dans l’angoisse – je vous promets sur l’honneur que je n’empoisonnerai pas votre jeunesse en vous imposant ces milliards.

Je supporterai tout seul le poids de cette richesse nauséabonde, j’endurerai à votre place les chaînes du capital. Afin que vous soyez libres ! Afin que dans une impasse quelconque, sur un terrain vague ou quelque part dans un quartier pauvre, vous puissiez profiter sans façons du simple plaisir qui ne m’a jamais été accordé de toute mon enfance. Acceptez de ma part cette marque de soutien et amusez-vous ! »

Le courant
À l’instant même où le footballeur richissime donna le signal pour distribuer parmi la jeunesse présente des centaines de ballons de foot en plastic avec signature, il se produisit une coupure de courant inopinée et il ne parla plus que du silence.

Avec un haussement d’épaules et un hochement de tête, il donna aux premiers parents accourus à toute allure une explication qui, bien que composée exclusivement de mots et de signes aériens, sembla pointer un doigt potelé en direction de l’âne.

Ce ne furent pas des ballons en plastic avec signature qu’une foule de parents de plus en plus nombreuse entreprit de lancer à la tête de l’âne, mais des objets pointus et des paroles acerbes comme des rasoirs aiguisés par la haine.

Étincelle
En quittant quelques jours plus tard sa cachette sur la décharge publique de Genk, affamé, en quête de quelque fruit mûr dans les vergers environnants, l’âne découvrit dans un journal régional souillé d’excréments son propre portrait robot, une esquisse rudimentaire pourvue d’une moustache rectangulaire et de longs sourcils peignés en arrière, surmontant l’avis au public que son personnage était recherché parce qu’il aurait soi-disant perverti la jeunesse belge.

Du même coup jaillit en l’âne une étincelle d’intelligence qui lui fit comprendre que les Belges ne cesseraient désormais plus jamais de le persécuter et qu’au bout du compte, il se verrait contraint de quitter leur joli royaume.


Cette fable fait partie des Fables belges, Confidences à l’oreille d’un âne, Livre cinquième, de l’auteur Frank Adam et l’illustrateur Klaas Verplancke. Les textes originaux en néerlandais paraissent dans la revue littéraire De Brakke Hond et sur le site du journal DeWereldMorgen, et sont édités par Uitgeverij Vrijdag.

Les Confidences à l’oreille d’un âne, Livre premier, Le Désert, a été publié en traduction française de Michel Perquy, par les Éditions OUSIA, (Bruxelles) et est distribué en France par la librairie philosophique J. Vrin (Paris). Info: ousia@swing.be, www.eurorgan.be, www.tropismes.com.

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