devant la maquette du Palais mondial, au Cinquantenaire. ll passera des années à tenter de rassembler, classer et diffuser toute la connaissance du monde. © COLLECTIONS MUNDANEUM. MONS

Le Belge qui a prophétisé Internet

Il avait rêvé de cataloguer tout le savoir du monde pour améliorer l’humanité. Dénigré de son vivant, abandonné par ses soutiens, Paul Otlet, père de la documentation, ressort de l’oubli. Logique : le précurseur du Web, c’est lui.

Tout a commencé à s’effondrer avec cette foire internationale du caoutchouc, en février 1924. Paul Otlet eut beau protester, puiser dans les tréfonds de son optimisme d’acier, invoquer ceux qui le soutenaient encore, rien n’y fit. Contre 25 000 francs de l’époque, le gouvernement belge avait décidé de déménager l’oeuvre de toute sa vie, le Mundaneum, logé dans une aile du Cinquantenaire à Bruxelles, pour faire place aux stands d’une foire purement économique.

Otlet observa, impuissant, une cohorte de jardiniers vider une soixantaine de salles. Leur razzia emporta des kilomètres d’armoires peuplées d’une myriade de fiches bibliographiques, des collections infinies de documents, de photographies, de cartes postales, de journaux et des objets en pagaille, où l’on trouvait aussi bien des pièces de téléphone, des défenses de phacochère qu’un revolver de la Fabrique nationale.

C’est en rencontrant l’avocat Henri Lafontaine que tout a démarré pour Otlet. Tous deux adorent la bibliographie et échafaudent des grands projets. Ils ont des visées pacifistes en commun, et Lafontaine se reconnaît dans ce que la documentariste Françoise Levie, réalisatrice du premier documentaire sur Otlet, appelle « la volonté otlétienne de réorganiser le monde ». Pour réorganiser ce monde, le duo va adapter et étendre la classification décimale du bibliothécaire américain Melvil Dewey. Ils accouchent en 1895 de la Classification décimale universelle, encore utilisée aujourd’hui dans 140 000 bibliothèques européennes. Elle va leur servir à entamer un sacerdoce qui occupera Otlet jusqu’à la fin de son existence : façonner, grâce à des fiches de 12,5 centimètres sur 7,5, un Répertoire bibliographique universel qui cataloguerait les livres éparpillés dans les bibliothèques du monde entier.

En 1897, ils ont déjà amassé, avec l’aide de bénévoles et de quelques travailleurs, 1,5 million de fiches. Mais le rythme des publications s’intensifie partout. Otlet comprend que les connaissances ne se trouvent pas que dans les livres. Il étend le Répertoire aux images, aux magazines, aux journaux, rendant l’entreprise plus colossale encore.

Après la Première Guerre mondiale, le gouvernement belge et le roi Albert soutiennent Otlet dans l’ouverture du Palais Mondial-Mundaneum, au Cinquantenaire. Depuis 1895, douze millions de fiches ont été rédigées. Le Mundaneum propose un moteur de recherche de papier, où l’on peut envoyer une requête à une équipe qui cherchera des références. Mais l’enthousiasme gouvernemental pour Otlet faiblit. On lui colle l’étiquette d’utopiste sur le dos. En 1922, on lui retire déjà plusieurs salles. Les finances fondent. Suit le coup de la foire internationale du caoutchouc, deux ans plus tard.

En 1934, il n’avait toujours pas abandonné ses illusions quand le gouvernement belge décida de fermer le Mundaneum une bonne fois pour toutes. En 1944, Otlet, plongé dans l’oubli, s’éteint dans son sommeil.

En 1934, raillé et dédaigné, il avait écrit un ouvrage désormais culte : le Traité de documentation. Il y détaillait un réseau de télescopes électriques qui permettraient de lire dans son salon des livres entreposés ailleurs. Il entrevoyait déjà Internet et le Web, à la seule différence que ses outils étaient analogiques et non pas numériques. Le bureau du futur ne sera « plus chargé d’aucun livre. A leur place se dresse un écran, et à portée, un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements. De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone. »

Otlet évoque également les « liens » renvoyant à d’autres documents et une encyclopédie mondiale qui nous rappelle Wikipédia. Le Mundaneum de Mons, qui rouvrira en juin 2015, s’efforce de diffuser son héritage et de poser le débat sur la société de l’information. Depuis 2013, le Répertoire bibliographique universel a été intégré au Registre de la mémoire du monde de l’Unesco. Par-delà les décennies, les artisans du Net, chercheurs, développeurs, hackers, ont réalisé, avec d’autres outils, les visions d’Otlet. Sans même connaître son nom, ni son oeuvre.

L’homme qui voulait classer le monde, documentaire de Françoise Levie, 2002. www.mementoproduction.be (et la biographie du même nom).

Le Mundaneum, à Mons : www.mundaneum.org

>>> Le récit intégral dans le Vif/L’Express de cette semaine

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