Dans la forêt du savoir: le visiteur pourra se balader et créer des chemins lumineux. © Justin Lui, 2009

La nouvelle vie du Mundaneum

Quentin Noirfalisse Journaliste

Après deux ans de rénovation, l’institution montoise qui abrite les archives de Paul Otlet, l’homme qui voulait classer le monde et imagina les contours du Web, rouvre ses portes ce samedi. En ligne de mire : une exploration des enjeux de la transition numérique et une mission éducative sur l’organisation du savoir et le monde digital.

Il aura fallu attendre longtemps avant que l’ombre épaisse qui avait enfermé Paul Otlet et Henri La Fontaine ne se dissipe. La mémoire collective les avait jetés dedans au détour de la Seconde Guerre mondiale. Cinquante ans plus tôt, ces juristes devenus touche-à-tout visionnaires s’étaient lancés dans une aventure homérique. Classer le savoir et les productions intellectuelles des hommes dans une immense archive vivante. Elle s’appellerait le Mundaneum. Une ambition coûteuse, démesurée, dont le fondement idéologique – l’accès au savoir comme moyen d’harmonie et de paix – se heurtera aux névroses d’une époque matérialiste, industrielle et bientôt violente.

Personnage hyperactif au niveau du droit international, Henri La Fontaine glanera un Prix Nobel de la paix en 1913. Paul Otlet, en bibliothécaire universaliste, rassemblera plus de douze millions de fiches bibliographiques décrivant le savoir du monde. Petit à petit, son projet prenant chaque jour une nouvelle ampleur, il perdra ses soutiens. Il mourra dans l’oubli, en 1944, un an après son ami La Fontaine.

Entretemps, le Mundaneum, immense collection de fiches, d’objets et de publications de tout poil, a été fermé par les nazis. Il transitera, après la guerre, à gauche à droite, dans des conditions plutôt déplorables. Dans les années 1980, le bibliothécaire André Canonne contribue à sauver ce déluge d’archives qui trouvera une destination finale à Mons, sous la houlette d’Elio Di Rupo, en 1993. A ce moment-là, le répertoire d’Otlet a déjà perdu les deux-tiers de son contenu, définitivement irrécupérables.

Longtemps mis en valeur par une scénographie de Schuiten et Peeters, parmi les premiers à redécouvrir Otlet, le Mundaneum rouvre ses portes ce 27 juin, après deux ans de travaux. « Le centre d’archives commençait à être un peu à l’étroit et les travaux étaient prévus de longue date par la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont nous dépendons, rappelle Emilie Thiry, chargée de communication au Mundaneum. Nous avons donc dédié un espace en sous-sol pour les archives, qui permet des conditions de conservation optimales. Une salle est consacrée aux archives photographiques et aux plaques de verres. Nous avons rénové les deux façades du bâtiment. Une nouvelle salle de lecture, la salle André Canonne, accueillera les chercheurs qui veulent consulter les archives. » De nombreux éléments créées par Schuiten et Peeters seront maintenus, dont leur fameux globe terrestre géant et les nombreux tiroirs à rangement du répertoire. Les archives en elles-mêmes ne seront hélas pas accessibles au grand public, qui « pourra y jeter un coup d’oeil via un hublot, dans la cour. »

A la recherche des pères fondateurs

Les visiteurs pourront toutefois utiliser une borne interactive qui leur expliquera le fonctionnement du répertoire bibliographique universel et reconstituera le réseau d’Otlet et de La Fontaine: qui les a soutenus, qui partageaient leurs idées et quels courants de pensées traversaient-ils.

Logé dans un ancien magasin coopératif appelé l’Indépendance, actif jusqu’aux années soixante, le Mundaneum ne fait pas peau neuve au hasard du calendrier. Il y a tout juste cent vingt ans, Otlet et La Fontaine lançaient l’Office international de bibliographie à Bruxelles. Cette organisation, qui s’appuyait notamment sur la classification décimale universelle, autre invention d’Otlet, inspirée du travail du bibliothécaire américain Melvil Dewey, mutera en un fantasque Palais mondial (ou Mundaneum) hébergé au Cinquantenaire.

Et, bien sûr, il y a Mons 2015. La capitale européenne de la culture inclut le musée dans son « kilomètre culturel », itinéraire tracé au coeur de la ville, mais aussi dans son parcours « Unesco », aux côtés du Doudou ou du Beffroi. En 2014, le répertoire bibliographique universel (les millions de fiches constituées par Otlet) a été inscrit au registre »Mémoire du monde » de l’agence onusienne. Depuis le 1er janvier de cette année, les écrits de Paul Otlet sont par ailleurs tombés dans le domaine public.

Si le Mundaneum a tellement le vent en poupe, c’est aussi parce que les archéologues d’Internet et du Web sont à la recherche de pères fondateurs. Longtemps cantonné à une invention de l’armée américaine (qui en finança effectivement le développement), passé ensuite dans le giron universitaire, Internet et les multiples technologies qu’il implique puise, en réalité, dans une constellation de sources et d’inspirations. Parmi elles s’est imposé le grand oeuvre de Paul Otlet et La Fontaine. Obnubilé par le classement (« la plus haute opération de l’esprit, celle qui implique toutes les autres »), Otlet a écrit un Traité de documentation qui préfigure la consultation à distance de documents et annonce une « Encyclopédie universelle et perpétuelle », mise à jour par des scientifiques et des contributeurs experts du monde entier. En précurseur, il a su appréhender l’un des grands défis de la société de l’information naissante: comment relier les différentes sources et donner sens à ces liens?

Dans cette exhumation du souvenir d’Otlet, le journaliste Alex Wright (New York Times) lui a récemment consacré un livre et le journal Le Monde a surnommé le Mundaneum « Le Google de papier ». Le géant de Menlo Park, bien installé autour de Mons, a ainsi collaboré plusieurs fois avec la petite institution de la Fédération Wallonie-Bruxelles, notamment pour la publication d’expositions virtuelles. Vinton Cerf, autre père fondateur de l’Internet et »évangéliste en chef » chez Google s’est déjà fendu d’une visite au Mundaneum expliquant qu’il s’agissait « toujours de redécouvertes faites autrement, avec de nouvelles technologies et de nouvelles capacités », actant le travail d’Otlet comme précurseur d’Internet. « L’appellation « Google de papier » n’est pas de nous, je tiens à le souligner, mais la société reste bien sûr un partenaire privilégié », rappelle Emilie Thiry. Il ne faut pas oublier que Google reste une multinationale éminemment commerciale, là où l’objet des recherches de Paul Otlet était, finalement, assez éloigné du monde marchand.

Questionner l’avalanche numérique

Alors que l’on parle de plus en plus de « mise en données » du monde (datafication), de l’explosion des contenus numériques ou des algorithmes et des conséquences que cela engendre sur notre rapport à la mémoire, à l’écriture, à ce que l’on dit et sait de nous-mêmes, le Mundaneum a décidé de marquer sa réouverture avec l’exposition « Mapping Knowledge », en coproduction avec Mons 2015. L’enjeu de l’exposition est dans son sous-titre: « comprendre le monde par les données ».

En plusieurs chapitres, la visite navigue du côté de la représentation du savoir. Comment ont été imaginés les arbres de la connaissance du Moyen Âge ou de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert? Au XIXe siècle, alors que l’horizon des sciences s’élargissait, quel a été l’impact des premiers experts de la représentation visuelle et statistique comme Otto Neurath ou William Playfair? Comment Paul Otlet s’est-il servi du visuel dans son travail de théorie de la documentation?

« Mapping Knowledge » ne tourne pas la tête que vers le passé, mais questionne aussi l’avalanche numérique qui nous envahit et la multiplication des algorithmes qui influencent nos choix de vie. Les préoccupations d’Otlet n’ont pas reçu beaucoup d’écho à l’époque. Aujourd’hui, l’organisation et la distribution des connaissances, leur accessibilité et la manière de les faire communiquer sont au coeur du débat sur notre présent et notre futur numériques.

Mapping Knowledge – Comprendre le monde par les données, exposition de réouverture, du 27 juin 2015 au 29 mai 2016. www.mundaneum.org

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