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« La musique est un laboratoire de l’imagination »

Né à Paris en octobre 1955 de parents chinois, immigré à New York à l’âge de 5 ans, Yo-Yo Ma est le violoncelliste le plus célèbre du classique contemporain. Au-delà des suites de Bach et de son toucher en musique de chambre, ce citoyen américain transgresse les styles, par une approche ouverte et intrépide des matières culturelles. Jamais loin d’une idéologie mondialiste, avec ou sans alter, selon les circonstances. Naviguant entre son Silk Road Ensemble qui rassemble des musiciens eurasiens, des BO de films hollywoodiens et des solos prestigieux, Yo-Yo Ma sort ces jours-ci The Goat Rodeo Sessions (Sony Music), disque aux racines americana qui débusque des parfums de bluegrass. Ce genre né dans la première partie du XXe siècle au cour des montagnes des Appalaches, qui vont de l’Etat de New York à l’Alabama, est pratiqué par les descendants des premiers colons britanniques. Déjà une histoire d’immigration pour l’homme aux 75 albums et 15 Grammy Awards, rencontré à Londres.

Le Vif/L’Express : Vous vous intéressez à la technologie ?

Yo-Yo Ma : Non, je suis un homme de Neandertal de la technologie. Quand j’écoute la musique, j’en décrypte les codes émotionnels, davantage que les implications sonores. En partie, parce que je ne cesse de traverser des mondes différents, contrastés, je sais que chaque instrument est une voix en soi. Mais je suis fasciné par ce qui peut moduler le jeu : la position du corps, la réverbération des murs ou la topographie de vieux théâtres qui portent en eux une histoire. La longueur et la dimension d’un balcon qui fait face à la scène peuvent moduler le son, je dois alors tenir mon violoncelle dans la position qui rendra le plus bel hommage à ses sonorités. Généralement, je joue intégralement en acoustique, sauf avec le Silk Road Ensemble, à cause des instruments particuliers de cette formation. Tout mon écolage me porte vers l’acoustique : je considère que la salle est aussi mon instrument.

Comment fait-on le trajet qui mène de la Juilliard School au bluegrass ?

Mes souvenirs d’enfance sont doubles : il y a d’abord la partie culturelle, le background familial, et puis ce que j’ai voulu ou pu en faire. J’ai constamment été entouré de gens qui me disaient que leur culture était la meilleure : en France où j’ai grandi, mes parents chinois me garantissant la même chose, et puis aux Etats-Unis, où l’affirmation était reine [rires]. Comme enfant, vous êtes dans le concret, vous avez besoin de certitudes, donc entendre toutes ces autorités se contredisant fondamentalement sur leur perception de l’absolu, était un problème pour moi… Le déménagement vous dit si vous faites partie de l’ensemble ou si vous en êtes en orbite : l’art est précisément une façon de vous ramener à l’intérieur du cercle ; à partir de là, tout semble organique et naturel.

Avoir trois cultures, française, chinoise et puis américaine, quel avantage cela donne-t-il ?

C’est un challenge parce qu’il faut autant pouvoir se définir par rapport à ces cultures qu’elles ne tentent de le faire avec vous ! D’une certaine façon, j’ai passé toute ma vie à refuser d’être proprement défini, à continuer à poser des questions qui n’appelaient pas forcément des réponses immédiates. Quand ma famille est passée de Paris à New York, tout m’a semblé différent : pas seulement le langage, mais aussi les rues, les odeurs, le ciel, les parcs, et je ne cessais de me demander pourquoi ils ont des châteaux d’eau sur les buildings à New York et pas à Paris, pourquoi les tranches de pain n’ont pas la même épaisseur, pourquoi le fromage est-il carré à Manhattan [sourire] ? La musique a provoqué le même genre de questions : pourquoi ?

Quand réalisez-vous que vous possédez une forme de talent musical ?

A 4 ans, j’essaie de jouer du violon mais je n’aime pas, je trouve le son affreux ! C’est mon premier professeur de violoncelle, une femme extraordinairement énergique et nourrissante venant de Caen, qui m’a dit que j’avais du talent. J’étais impressionné par l’instrument même si je jouais sur un seizième [NDLR : le plus petit modèle]. Mon père était également mon professeur : il m’enseignait le solfège, la manière de pratiquer, de façon un peu sévère mais extrêmement pertinente, analytique.

Vos parents quittent la Chine avant la Seconde Guerre mondiale, pourquoi ?

Mon père, Hiao-Tsiun Ma, quitte la Chine en 1936, va étudier les arts visuels et la musique à l’université de Nankin puis arrive en France. Il est originaire d’une petite ville au sud de Shanghai, d’une famille de modestes propriétaires terriens. Quand il écrit son doctorat à la Sorbonne, il choisit le thème de la musique chinoise dans un style européen, étudie la composition à l’école César Franck et reste en France pendant vingt-sept ans. Ma mère, Marina Lu, part de Chine en 1949, ce qui est un peu au dernier moment [sourire]. Elle va étudier la voix à Paris, elle est mezzo-soprano, elle a aujourd’hui 87 ans, mon père est mort. Culturellement, l’immigration a été double : de la Chine à la France, de la France aux Etats-Unis.

Qu’est-ce qui vous pousse aujourd’hui à enregistrer un disque de bluegrass ?

La première raison est que mes trois comparses sont de grands musiciens. Edgar Meyer (basse), Chris Thile (mandoline) et Stuart Duncan (violon) peuvent jouer ce qu’ils pensent : ils sont compositeurs et multi-instrumentistes, savent improviser et fonctionnent dans au moins deux champs complètement différents. Leur conscience et leur authenticité sont pareilles aux miennes. Pour moi, la musique est un laboratoire de l’imagination et, pour construire ce laboratoire, il faut juxtaposer différentes réalités dont la friction produit de la passion… Et cette passion vous amène à la profondeur, au risque. Toute société doit emprunter ces mécanismes pour créer, par exemple, des formes de travail. Le challenge social est de fabriquer des modèles où l’on doit tenir compte des quantités – par exemple, la population d’un pays – alors que la créativité est liée à l’incertitude. Un paradoxe.

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Vous vivez aux Etats-Unis, qui est un pays totalement paradoxal, dans la mesure où il a produit à la fois le meilleur de la culture mondiale – le jazz, le rock, le blues, l’invention d’une cinématographie moderne -, possède les plus fabuleuses bibliothèques et librairies, et, en même temps, disperse une basse culture de masse qui réduit sans cesse les standards de qualité mais aussi d’humanisme, par exemple la télé-réalité.
Les Etats-Unis sont unifiés par des lois et non pas par des liens culturels ! Les autres ingrédients sont soit une forme d’idéalisme de liberté, soit l’argent et le capitalisme. Il ne faut pas oublier qu’aux Etats-Unis « socialisme »est encore un mot ordurier : il signifie que vous devez être une mauvaise personne. Mais les termes changent avec les époques : de la même manière qu’être amateur au XIXe siècle était une bonne chose, aujourd’hui, cela signifie ne pas être sérieux. L’Amérique doit se battre avec beaucoup d’énergie pour être certaine que sa société civile ne se désintégrera pas !

Est-ce pour cela que vous travaillez pour le Committee on the Arts and Humanities de Barack Obama ou êtes ambassadeur de la paix pour les Nations unies depuis 2006 ?

Oui, tout ce qui peut amener à développer la culture, qui englobe aussi l’art et les sciences, est important. La culture n’est pas un gadget pour les gens riches ou un moyen d’obtenir des avantages fiscaux de ses impôts.

L’une de vos plus ambitieuses initiatives s’appelle The Silk Road Ensemble, où, de façon informelle, une soixantaine de musiciens originaires des pays bordant l’ex-route de la soie jouent et enregistrent ensemble. Cela a donné naissance à des spin-off, tel que le Silk Road Project Inc, une organisation sans but lucratif d’échanges artistiques, mais aussi de programmes d’éducation !
Ce n’est pas à proprement parler une opération politique, mais autant qu’il est sain d’avoir une séparation entre Eglise et Etat, autant le monde tourne sur trois moteurs : la politique, l’économie et la culture.

Vous oubliez le sexe !

Le sexe est en partie politique, en partie économique, mais principalement culturel [rires]. Et vraiment biologique : la biologie de l’attraction ! Oui, après le sexe qui est la chose la plus importante – c’est vous qui l’avez dit [rires] – je suis entraîné comme musicien à songer simultanément à la grande et à la petite image. Quelle est la dimension de l’univers face au plaisir de l’instant ? Il y a sept milliards d’êtres humains, 6 000 langages et 183 pays, la planète est dans un processus d’accélération constante : que se passera-t-il avec neuf ou dix milliards d’habitants ? Comment pouvons-nous gérer la politique et l’économie alors que le climat change, que l’eau est un problème vital, que l’énergie pose question, comment allons-nous partager ce qui est disponible ? La politique et l’économie tentent de répondre à ces questions mais ne peuvent s’empêcher de laisser des gens en dehors des réponses. La culture peut amener des communautés qui, habituellement, s’ignorent à se fréquenter…

Vous allez régulièrement jouer en Chine : quels sont ses pronostics de réussite pour les vingt ans à venir ?

La Chine a un nombre faramineux de problèmes et son plus grand objectif est la stabilité ! Sans cela, il n’y a pas de développement possible, mais regardez la crise en Europe, en Grèce : elle peut potentiellement influencer la Chine. La dynamique de la guerre froide, du capitalisme face au communisme a été remplacée par une situation multipolaire beaucoup plus complexe. Ce qui veut dire qu’il faut donner aux populations les outils nécessaires pour appréhender la complexité du monde. Je joue en Chine depuis les années 1980 et j’y ai vu une progression impressionnante, mais le pays doit maintenant pouvoir répondre à une majorité de sa population qui veut décrocher des salaires plus élevés. Même si mon chinois est relativement médiocre, je peux au moins exprimer mes sentiments et comprendre ceux des gens que je rencontre…

Vous possédez plusieurs violoncelles, dont le Davidov Stradivarius qui a appartenu à Jacqueline du Pré (1). Quelle est l’impression d’étreindre un instrument vieux de 300 ans ?

Le violoncelle est comme un cheval, il doit être utilisé ! Si vous ne jouez que des notes hautes, les basses ne seront pas exercées, si vous ne jouez pas d’un instrument pendant longtemps, il mettra une année à vibrer à nouveau… Quand je joue les compositions d’Elgar sur le Davidov, je sens la présence de Jacqueline, elle est physiquement là !

(1) Violoncelliste prodige britannique, morte en 1987 à l’âge de 42 ans des suites d’une sclérose en plaques, réputée pour ses interprétations de Dvorak, Brahms, Beethoven et Elgar.

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CORNET

Yo-Yo Ma en 8 dates

7 octobre 1955 Naît à Paris de parents chinois. 1960 Déménagement de la famille à New York. 1963 Il apparaît à la télévision américaine avec sa soeur Yeou-Cheng Ma. 1972 Il rencontre sa future femme, Jill Hornor, professeur d’allemand. 1976 Diplômé d’Harvard. 1983 Il enregistre les Suites pour violoncelle de Bach. 11 septembre 2002 Il joue sur le site du WTC. 20 janvier 2009 Il joue à la cérémonie d’investiture d’Obama.

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