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La Flandre a-t-elle trouvé son maître ?

A la tête de sa « dream team » de négociateurs, Elio Di Rupo passe pour transformer tout ce qu’il touche en accord communautaire. Le formateur PS à succès doit encore confirmer qu’il est bien autre chose qu’un magistral illusionniste. Même tombée sous le charme, la Flandre est loin d’être domptée. Gare au coup de griffe.

Il y a quelque chose de changé dans ce royaume au point mort. BHV, loi spéciale de financement, transfert massif de compétences. Tous ces cols, jusqu’ici réputés politiquement infranchissables, deviennent à la portée de négociateurs, flamands et francophones. Cette seule performance tient du prodige. Si elle devait se confirmer, elle ferait entrer un homme dans la cour des grands, réservée aux principaux architectes de l’édifice institutionnel du pays. Celle qui mène logiquement au 16, rue de la Loi, pour y être sacré Premier ministre. Elio Di Rupo, sur les traces d’un Jean-Luc Dehaene (CD&V). Voilà quatre mois et demi que le président du PS s’est glissé dans la peau de formateur et cherche sans désemparer à déblayer la voie. Guidé par un impératif de réussite, érigé en obsession depuis plus d’un an : ramener à de meilleurs sentiments la Flandre qui, au soir du scrutin du 13 juin 2010, a semblé résolument tourner le dos à la Belgique en accordant massivement ses suffrages aux séparatistes flamands de la N-VA. Panique au village : des mois d’impasse, des échecs en cascade, une vraie purée de pois. Mais, à partir de septembre, de timides éclaircies, de plus en plus fréquentes : les dossiers qui se bouclent les uns après les autres, au sein d’une équipe de négociateurs (PS – CD&V – MR – Open VLD – CDH – SP.A – Ecolo – Groen !) comme transfigurée sous la baguette magique du formateur, pourtant donné plus d’une fois pour politiquement mort. Incroyable, mais vrai : la voie d’une sortie de crise politique ne semble plus sans issue.

Nul sortilège derrière tout cela. « Serait-on arrivé à ce résultat sans passer par toutes les étapes traversées depuis plus d’un an ? » soupire-t-on dans l’entourage d’Elio Di Rupo : « Il faut y voir le fruit de la politique des petits pas que l’on a pourtant souvent reprochée à Di Rupo. On n’a pas uniquement tourné en rond durant tous ces mois, un important travail a été réalisé et balisé. Aujourd’hui, l’équipe de négociateurs moissonne sur ce terreau favorable. » Les plus réfractaires y consentent. « Cette politique est perçue positivement en Flandre. Après la déception du début, Di Rupo y marque des points depuis quelques semaines », admet Hendrik Bogaert, député fédéral CD&V. Un bémol à l’éloge : Di Rupo n’en a pas le monopole. « Notre président de parti, Wouter Beke, est notre héros : il a beaucoup donné pour convaincre Flamands et francophones de faire encore un bout de chemin ensemble. » La Flandre apprécie les gens tenaces, qui s’accrochent, ne renoncent pas aux combats désespérés qui sont aussi les plus beaux. « Elio a gagné en respect, par sa persévérance et le sérieux avec lequel il s’acquitte de cette tâche immense. Les Flamands apprécient aussi sa capacité à placer l’intérêt général au-dessus des intérêts communautaires », estime le président de la Chambre, André Flahaut (PS). Bien avant de devenir formateur, dès sa mission avortée de préformateur durant l’été 2010, Di Rupo a cultivé sa posture de rassembleur. Mis un point d’honneur à traiter tous les partenaires de négociation sur un strict pied d’égalité, pour n’en froisser aucun. « Il attache une grande importance à l’aspect humain, il ne sous-estime jamais la personnalité qu’il a en face de lui. » Pas plus qu’il n’a sous-estimé l’intérêt de s’appuyer sur les partis les plus faibles (les verts, CDH, SP.A) pour résister longtemps à la puissante N-VA.

Rare subtilité

La N-VA, ce sacré poids ôté de l’estomac. Tout ce temps écoulé où De Wever et Di Rupo étaient dans un bateau. Où De Wever a fini par tomber à l’eau, un beau jour de juillet 2011, en laissant Di Rupo seul dans le rafiot. Grand moment, décisif, qui a déjoué tous les pronostics : le CD&V cesse enfin de suivre la N-VA dans son entreprise permanente de sabordage. Si le formateur PS jubile, il se garde bien de l’afficher. La man£uvre, périlleuse, a pourtant été d’une subtilité rare : « En respectant la volonté de tous les partis flamands de voir la N-VA à la table des négociations, Elio Di Rupo leur a montré qu’il testait l’hypothèse de la négociation avec la N-VA. Il n’a abandonné ouvertement cette hypothèse qu’à partir du moment où le CD&V reconnaissait la valeur de la note du formateur PS et prenait acte du refus de la N-VA. C’est donc en respectant les exigences de ses partenaires les plus susceptibles d’accepter un compromis que Di Rupo a fini par isoler la N-VA », décode Pierre Verjans, politologue à l’université de Liège. Le scénario est idéal : De Wever se laisse débarquer sans fâcher personne, le CD&V, tel un fruit mûr, se pose délicatement à la table des négociations, et Di Rupo sort indemne, irréprochable dans l’aventure. Du grand art.

Il fallait au plus vite un vrai déclic pour renverser la vapeur et éviter tout regret. BHV était tout trouvé pour capter l’heure de vérité. La Flandre politique en faisait son stress test. « L’accord obtenu sur la scission de BHV ne doit pas être sous-estimé sur le plan psychologique. La Flandre en retire un sentiment de sécurité, et elle aime les gens qui trouvent des solutions : cela contribue à changer l’image de Di Rupo », reprend Hendrik Bogaert. Des Flamands reconnaissants à Di Rupo : c’est nouveau, ça vient de sortir. Les francophones, c’est une autre histoire : « Soulagés oui, contents c’est autre chose. L’accord sur BHV, ce n’est pas la huitième merveille du monde. Mais il fallait bien atterrir », soupire un CDH proche de la négociation. « Fondamentalement, c’est en concédant l’essentiel de ce qu’exigeaient les partis flamands, dans leur ensemble, que Di Rupo a obtenu le revirement de la Flandre sur le plan communautaire », complète Pierre Verjans.

Beke à la place d’honneur

Le genre de sujets que le formateur évite. Sa priorité : avancer pour enrayer une spirale trop longtemps négative. S’en remettre au succès qui appelle le succès, avec l’espoir de venir à bout des méfiances les plus ancrées. L’opération est vitale pour gagner enfin les faveurs du président du CD&V, élément clé mais fort peu réceptif au départ. Wouter Beke fait l’objet de toute l’attention du stratège PS, qui l’a placé juste en face de lui à la table des négociations. A la place d’honneur… « Elio est très conscient du courage que le CD&V a manifesté en acceptant de ne plus lier son sort à celui de la N-VA. Il était important de lever les malentendus avec Beke », insiste-t-on dans le cercle du formateur. Séduire, temporiser, refuser l’affrontement, garder son calme face aux accusations de manque de courage ou d’audace : Di Rupo prend sur lui, essaie de penser à tout, pour amener une Flandre remontée contre les francophones, à s’adapter à son tempo, à sa logique. Di Rupo a poussé le vice jusqu’à jeter un £il dans la popote flamande. « Lors de sa mission de préformation, nous avons observé une forte présence d’Anversois dans les négociations : De Wever, Kris Peeters… Di Rupo a pris la peine de se plonger dans le dossier lié à la construction d’un viaduc ou d’un tunnel à Anvers : la polémique qui faisait alors rage dans le monde politique flamand pouvait avoir une incidence sur les négociations au fédéral », explique un baron PS. Johan Vande Lanotte et les vieux potes du SP.A sont là pour tuyauter le formateur sur ce qu’il faut savoir des états d’âme des politiques flamands.

Plébiscité en Flandre, derrière De Wever

Di Rupo s’est ainsi mis à prendre du galon dans le nord du pays. Le charme latin, le style décontracté, mais rigoureusement contrôlé, finiraient même par plaire dans les chaumières de Flandre. Le socialiste wallon y est une valeur en hausse dans les sondages. Septembre 2010 : le préformateur PS est crédité de 57 % d’opinions favorables, son grand rival Bart De Wever fait à peine mieux sur ses propres terres avec 63 % d’opinions favorables. Un an plus tard, rebelote : le formateur PS reste la deuxième personnalité politique plébiscitée en Flandre, quoique loin derrière l’inaccessible De Wever. « Contrairement à De Wever, que les francophones approuvent peu, Di Rupo a convaincu un nombre significatif de sondés de l’autre côté de la frontière linguistique, qu’il cherchait le bien commun et ne défendait pas seulement la Wallonie », relève Pierre Verjans. Belle prouesse quand on incarne le PS, cet épouvantail de gauche dressé aux portes de la Flandre. Mais Di Rupo, c’est plus que cela : c’est l’ancien vice-Premier ministre qui a pu assumer la rigueur budgétaire aux côtés de Dehaene dans les années 1990, l’homme de gauche qui a su mettre ses convictions en poche en ouvrant Belgacom au privé ; le grand manitou du PS qui a su nettoyer les écuries socialistes de Charleroi et venir à bout d’Anne-Marie Lizin. Vu de Flandre, cet homme doit avoir un bon fond. Formateur, il a d’ailleurs vite pris de la hauteur pour confier à Laurette Onkelinx l’étendard du combat socialiste à la table des négociations. Lui, il paraît déjà ailleurs, tourné vers ce 16, rue de la Loi qui lui fait de l’oeil. Le nord du pays ne s’en offusque pas : il n’en ferait plus une maladie de voir un socialiste wallon endosser le costume de Premier ministre.
Certains pourtant jugent cet état de grâce factice. Hendrik Vuye, professeur de droit public aux Facultés de Namur, est de ceux-là : « Cette apparente popularité est à mettre sur le compte d’une fascination pour le grand communicateur qu’est Di Rupo, pour son charisme. Rien de plus. La preuve : en Flandre, ce sont les pôles contraires, Di Rupo et De Wever, qui sont plébiscités dans les sondages. L’opinion de la Flandre profonde n’a pas varié. » Ce juriste, qui a l’oreille de la N-VA, programme d’ores et déjà le retour de flamme, en donnant rendez-vous au scrutin législatif de 2014, au plus tard. D’ici là, le voile devrait s’être déchiré. Et révéler le fond de toute l’affaire : Di Rupo et son équipe n’ont eu rien de mieux à offrir qu’une énième resucée du manuel de survie de la Belgique. Ils n’ont fait que resservir la recette éculée du donnant-donnant, censée donner tout le monde gagnant, mais qui ne laisse que des mécontents. Les sujets qui fâchent le nord et le sud du pays gardent leur zone d’ombre. Prétextes à malentendus, à interprétations divergentes, annonciateurs de foires d’empoigne. La bombe BHV donne le ton : sortie par la grande porte des négociations, son volet judiciaire y est rentré par la fenêtre au risque de faire sauter tout l’étage. Le CD&V Hendrik Bogaert croise les doigts : « Les accords reposent sur un peu d’ambiguïté diplomatique, mais sont bétonnés dans les esprits. » Il reste à vérifier qu’ils le soient aussi dans les textes, tenus prudemment à l’abri des regards. L’opposition N-VA, rejointe côté francophone par un FDF libéré de l’emprise MR, se délecte déjà de la grande séance publique d’explications. Un temps inaudible dans l’euphorie ambiante, le lobby flamingant redresse la tête. Fourbit ses armes pour flinguer, à l’heure convenue, ce qu’il décrète déjà comme « l’une des pires réformes de l’Etat ». Celle qui ne donnera pas à la Flandre sa « révolution copernicienne », longtemps réclamée par le ministre-président du gouvernement flamand Kris Peeters (CD&V). Cette « nuance » est de taille. Elle n’a pas échappé à ce briscard de Dehaene, qui l’a lourdement sous-entendu, avant de plaider le malentendu sur ses propos. Trop tard : ce qui est dit est dit.

PIERRE HAVAUX

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