© Debby Termonia

« La conscience d’être Bruxellois est devenue plus forte »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Patron, depuis sa création, du Wiels, le centre d’art contemporain bruxellois logé dans les anciennes brasseries Wielemans-Ceuppens, Dirk Snauwaert dénote, par ses propos tranchés, dans le milieu feutré des directeurs de musée. Cet amoureux d’art qui a travaillé à Bozar, à Villeurbanne et à Munich défend sur la culture et la politique des idées progressistes. Mais il sait aussi se transformer en vrai manager pour faire grandir son bébé. Car aujourd’hui, un musée ne peut plus vivre de la seule manne publique. Très critique sur la stratégie qui préside à la destinée des musées fédéraux, Dirk Snauwaert s’accommode avec bonheur du statut bicommunautaire du Wiels. Pour la Flandre et la francophonie, la culture est essentielle à la « construction de la nation ». Et même Bruxelles commence à inspirer une identité spécifique.

Le Vif/L’Express : Comment va le Wiels, lui qui a encore connu des problèmes financiers en 2011 ?

Dirk Snauwaert : On dit dans notre métier qu’après cinq ans, un cap est franchi et qu’un centre d’art est pérennisé. Nous allons bénéficier d’un prochain tour de « contrat-programme » de la part de la Communauté française et nous sommes subventionnés structurellement par la Communauté flamande. Nous avons convaincu le monde politique et l’opinion publique des trois communautés de notre pays de la nécessité de ce projet. Le bâtiment a une viabilité de 150 ans. Je vois difficilement quelles autres activités on pourrait y développer. Nous sommes ouverts au public 363 jours par an. Il n’y a pas beaucoup d’institutions qui font mieux. C’est un bon jumelage entre le passé patrimonial, brassicole, industriel et social, et le présent culturel et artistique, avant-gardiste.

Etre une institution mi-publique mi-privée dans le paysage institutionnel de la Belgique, est-ce un atout ou un handicap ?

Pour l’instant, c’est un atout. Surtout lorsqu’on observe à quel point les musées fédéraux rament ou se rendent eux-mêmes la vie difficile sur un plan artistique. Les décisions stratégiques se sont avérées problématiques. Mais ne les ont-ils pas prises à cause de la pression d’une tutelle publique qui se rétracte de plus en plus et qui pousse, sans le dire à haute voix, vers des mains privées ? Il est évident que le bilan économique d’un musée ou d’un centre d’art ne peut plus émaner aujourd’hui à 100 % de la manne publique et qu’un apport financier privé est indispensable, qu’il provienne de la vente de tickets ou d’autres apports. Le Wiels a suivi un modèle qui, à l’époque, n’était pas très courant mais qui le devient de plus en plus. La Belgique a été régionalisée et décentralisée. Il fallait trouver un accord avec toutes les Régions en vertu d’attentes différentes. Pour la Flandre, nous avons une autre fonction que pour la Wallonie et pour Bruxelles. Heureusement, nous disposons d’un bâtiment qui permet cette diversité.

Bruxelles est la deuxième région la plus riche d’Europe, avec beaucoup d’argent privé. De nombreux citoyens sont prêts à contribuer à une qualité des activités. Mais si on veut faire mieux – et il faut faire mieux – il faut diversifier les recettes.

N’a-t-il pas été trop compliqué de faire converger les attentes des différentes communautés ?

A Bruxelles, non. Cela aurait été plus difficile en dehors de Bruxelles. La régionalisation de 1978 a laissé énormément de vides. Nous n’avons pris la place de personne. Aucun ministre d’aucun parti n’a jamais discuté cela. Le grand problème a été de trouver l’argent pour la rénovation. Tout le monde était d’accord mais pas sur le montant des crédits d’investissement. A Bruxelles, le seul crédit d’investissement réel, c’est le patrimoine ; c’est presque toujours un bâtiment classé à restaurer. Il sera beaucoup plus difficile de trouver un budget pour un futur Musée d’art contemporain que pour nous. Un musée coûte normalement autour de 100 millions d’euros.

Votre budget est-il suffisant ?

C’est très sportif, chaque année, parce que l’on doit rembourser les dettes liées à la rénovation du bâtiment. Cela restera très sportif encore pendant sept ans (et un peu moins les quinze années suivantes). Nous menons des campagnes spécifiques de collecte de fonds pour nous permettre d’alléger notre budget de fonctionnement. Il faut dire que le mois où le Wiels a ouvert a aussi été celui où la banque Lehman Brothers est tombée. Nous n’avions pas le timing avec nous…

La gestion des musées fédéraux est-elle à la hauteur du rôle que la Belgique entend jouer en matière de politique muséale ?

Je n’en connais pas la gestion interne, donc je ne me prononcerai pas. J’ai en revanche des doutes sur les décisions stratégiques. A mon estime, le Musée Fin-de-siècle est une erreur de casting qui relève de plans marketing simplistes. On saucissonne l’histoire en présentant ce qui se vend le mieux et ce qui ne se vend pas disparaît dans les caves. Ce musée dépérit lentement parce que ce qui faisait venir le monde, c’était l’Art ancien, dont 60 à 70 % de la production est aujourd’hui dans les réserves. Au niveau de la Belgique, le XIXe siècle était peut-être important, en référence à l’époque où des grandes familles bruxelloises se sont enrichies. Mais fallait-il pour autant créer un musée sur cette seule époque ? Par ailleurs, je pense que l’occultation de la question du Congo au Musée Fin-de-siècle est un anachronisme et une preuve de refoulement. Nous sommes la capitale de l’Europe et de l’Otan et nous continuons à occulter notre histoire coloniale et l’hécatombe au Congo : tous mes amis étrangers rigolent. Il est impossible pour un Etat-nation moderne d’occulter des étapes de son histoire, même les plus sombres. L’Art nouveau a utilisé énormément de matériaux africains. Ces matériaux n’ont pas été payés ; ils ont été pillés. Aucun historien d’art n’en a pas conscience aujourd’hui.

Seriez-vous candidat à accueillir le Musée d’art contemporain ?

Nous pourrions. Nous avons le savoir-faire et les compétences. La structure du Wiels peut être élastique. Un terrain vague borde notre bâtiment. Si un homme ou une femme politique veut élargir notre espace, je ne serais pas contre. L’organisation du Wiels permet de soutenir et de mener à bien un tel projet.

L’art contemporain est-il le parent pauvre de la politique culturelle en Belgique ?

Non. Dans l’opinion publique, l’art contemporain est accepté, voire bénéficie d’un effet de mode. Il y a quinze ans, il y avait 30 personnes pour voir une expo. Aujourd’hui, il y en a 3 000. L’art n’est pas une activité qui supporte nécessairement cette frénésie. L’art, c’est plutôt intimiste. Le commerce de l’art, surtout, a ajouté cette dimension. Si on veut se faire respecter aujourd’hui dans certaines sphères de la société, il faut avoir une collection d’art contemporain. Au cours des dix dernières années, 3 000 musées se sont ouverts dans le monde, 300 rien qu’en Chine ces deux ou trois dernières années. A Bruxelles, on discute de la création d’un Musée d’art contemporain. Ailleurs, la décision est prise avant que le problème ne se pose.

Le Wiels a aussi une dimension sociale. Est-ce le rôle d’un musée de contribuer à rénover un quartier ?

Participer à la rénovation d’un quartier, oui, mais résoudre les problèmes sociaux, non. On dit toujours que l’art est aussi une façon de créer un rapport avec le réel. Si vous restez aveugle au réel d’aujourd’hui, à l’actualité, à l’urgence, comment pouvez-vous parler d’art ? Dans un quartier comme le nôtre, l’exclusion économique va de pair avec l’exclusion ethnico-linguistique. Nous sommes les champions de la définition de la nationalité par l’ethno-linguistique. Nous avons dix parlements (1) ; nous sommes plus forts que la Bosnie-Herzégovine. Si on montre un art global et si une partie de cette globalité vit autour du centre d’art, un autre échange est possible. Nous avons identifié au Wiels des gens qui sont des ambassadeurs d’une différence, par leur existence même. C’est le savoir du migrant. J’ai toujours en tête cette phrase du philosophe Vilem Flusser : « Quel courage ne faut-il pas pour quitter quelque part et ne pas savoir où on va être ? » L’accumulation de ces savoirs et de ces trajectoires est très enrichissante. Mais aujourd’hui, on préfère mettre ces savoirs dans des centres fermés et les renvoyer. Il y a 3 millions de réfugiés syriens. Maggie De Block en a identifié 75 qui sont dignes d’être accueillis en Belgique…

Etes-vous inquiet d’une droitisation de la société, notamment du fait des développements politiques en Flandre ?

Cela ne nous laisse pas indifférents. Mais ce débat n’est pas aussi noir et blanc que la façon dont il est présenté dans l’opinion publique francophone : 30 % des voix de la N-VA, ce n’est pas 70 %. Si on veut être un peu provocateur, pourquoi les 30 % du PS en Wallonie ne posent-ils aucun problème ? Je suis d’accord que certaines prises de position de la N-VA sont relativement dangereuses. La cohabitation transculturelle est une réalité qu’elle semble nier et qu’elle veut réformer. Mais la Belgique, à beaucoup d’égards, est encore un pays de l’assimilation et pas de l’intégration. Je ne sais pas comment on peut vouloir être capitale de l’Europe, avec 28 nations et 35 langues, et avoir encore l’attitude XIXe siècle romantique où territoire et langue sont homogènes.

Surtout, la droite en Flandre n’est pas seulement linguistique, elle est aussi néo-libérale. Cela est très dangereux. Nous sommes relativement armés au Wiels parce que nous n’avons jamais été riches. Nous saurons nous adapter le cas échéant. Nous avons un soutien énorme de la société civile. C’est notre force. Un cas assez unique dans le pays. Notre budget tourne autour des 2,5 millions par an. Si je vous dis que sur ce montant, les subsides atteignent à peine le million, vous comprendrez que c’est sportif. Le Wiels n’a pas été projeté pour accueillir 50 000 visiteurs. C’était un espoir. Maintenant, on a réussi à avoir plus de 50 000 utilisateurs depuis quatre ans. En termes de subsides, c’est beaucoup plus timide du côté francophone que de la part de la Communauté flamande. Fadila Laanan a probablement dû batailler fort pour trouver une subvention structurelle pour une institution bicommunautaire ; cela n’a pas dû être évident en regard de son administration et de son opinion publique. En revanche, l’Iselp (l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique), un salon avec une salle d’exposition situé sur le boulevard de Waterloo, bénéficie de beaucoup plus de subvention de la part de la Communauté française. Aider le Wiels n’a jamais posé un problème à Bert Anciaux (NDLR : le ministre de la Culture du gouvernement flamand de 2004 à 2009) ou à Joke Schauvliege (NDLR : l’actuelle ministre de la Culture, CD&V). Même la N-VA a voté en faveur de notre dossier.

N’est-ce pas aussi l’illustration de la volonté flamande de se réimplanter à Bruxelles, notamment à travers la culture ?

Pour utiliser l’expression chère aux francophones, oui, j’accepte d’être considéré comme un cheval de Troie si c’est pour améliorer la vie de tous dans ce quartier. Il faut bien que quelqu’un y investisse. Je ne vois aucune contradiction. Nous sommes évidemment dans un milieu beaucoup plus francophone que néerlandophone. Notre savoir-faire est belge. Nous n’avons payé aucun bureau de consultance londonien, parisien ou new-yorkais pour dire comment il fallait faire.

Y a-t-il une culture belge ?

Oui. C’est un pays, c’est la même culture, il y a juste une langue qui diffère. On est beaucoup plus différents entre Flamands et Néerlandais, entre francophones et Français qu’entre Flamands et francophones. Il existe une culture commune parce que, pour tout le monde, il est clair qu’il y a une altérité de l’autre côté de la table. Chez nous, tous les objets sont désignés par deux noms. Cela introduit de la complexité. Mais, au moins, rien n’est absolument orthodoxe. Une orthodoxie ne prend pas en Belgique.

Diriez-vous que la culture en Belgique est relativement épargnée par les coupes budgétaires ?

Hormis pour les institutions fédérales, la culture joue un rôle assez important ici. La francophonie et la néerlandophonie sont des institutions jeunes pour lesquelles la culture a une énorme fonction de « nation building », de construction de la nation, version contemporaine. Grâce à cela, nous sommes hors de danger. Mais je ne le dis pas à trop haute voix parce qu’il se pourrait qu’après les prochaines élections, cela ne soit plus le cas.

L’artiste doit-il s’engager en politique ?

Il est impossible de vivre à notre époque et de ne pas être engagé politiquement. L’acte même de l’artiste, qui supplie l’attention du public, est éminemment politique. Mais l’artiste doit-il délivrer un contenu politique par son art ? Je suis plutôt d’avis que c’est plus efficace de le faire poétiquement que de façon pamphlétaire.

En Belgique, le langage nationaliste est-il plus répandu qu’il y a dix-quinze ans ?

Oui, depuis la communautarisation. J’espère que cela va rapidement s’atténuer. Quand le Parlement a voté la scission de l’arrondissement Bruxelles – Hal – Vilvorde, j’ai été surpris que personne n’ait applaudi alors que cela mettait fin à trente-cinq ans de débat en Belgique. Depuis, le climat s’est beaucoup apaisé. Et depuis quelque temps, il y a à Bruxelles une conscience de soi qui est plus forte. Il y a plus de responsabilité aussi. Une région renforcée avec plus de responsabilité serait utile pour nous tous.

Relancer des discussions sur une nouvelle réforme de l’Etat vous semble-t-il opportun ?

Avec 10 parlements, il faudra bien un jour que les partis politiques se posent la question de savoir si c’est vraiment indispensable.

(1) Chambre, Sénat, parlements flamand, germanophone, wallon, bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, commission communautaire commune (Cocom), commission communautaire flamande (VGC) et commission communautaire française (Cocof).

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