Koert Debeuf

« La Belgique a un problème avec la radicalisation, mais ne tirons pas de conclusions hâtives »

Koert Debeuf Directeur du Tahrir Institute for Middle East Police Europe  

Est-ce que l’origine de la radicalisation est due à une certaine politique de laïcité typiquement française comme le pense une étude américaine ? L’expert du Moyen-Orient, Koert Debeuf en doute et dégaine une série de chiffres.

La source de la radicalisation des musulmans sunnites viendrait de la politique culturelle française. C’est la conclusion d’une recherche de l’institut américain Brookings. Les chercheurs se sont basés sur des chiffres qui tendraient à prouver qu’on parlerait français dans quatre des cinq plus importants foyers du djihadisme. L’étude ne nomme pas expressément lesdits pays, mais je pense qu’il s’agit de la Tunisie, du Maroc, de la France et de la Belgique. La Belgique est d’ailleurs nommément citée dans l’étude, car elle a un taux de citoyens partis combattre en Syrie plus élevé que l’Arabie saoudite.

Toujours selon cette même étude, la raison à cela serait la fameuse politique culturelle française et son approche d’une société nettement plus laïque que, par exemple, le Royaume-Uni. Cette différence est en effet perceptible. Sur une chaîne anglaise, on peut voir une femme voilée présenter le journal télévisé. C’est en opposition complète avec le concept de laïcité, ou encore de stricte séparation entre l’église et l’État, qui prévaut en France. En Angleterre, des policiers sikhs portent leur turban lorsqu’ils sont en service. En France, ce serait un « no pasaran » car on y verrait une violation de la neutralité de la société.

Malgré ces constats, bien visibles, les conclusions de l’institut Brookings me semblent pour le moins prématuré. Il est possible que la manière de faire de la France ait rendu l’intégration de certains plus compliquée. Mais ce n’est pas le propos ici. Ce qui me dérange surtout dans cette étude ce sont les chiffres qu’elle avance.

Par exemple, lors du dernier recensement, il y aurait en Jordanie, qui n’est pas vraiment un pays francophone, autant d’habitants partis se battre en Syrie que le Maroc. L’Égypte est aussi placée dans la partie basse des classements. Or leur faible présence dans les données n’a rien à voir avec un manque de radicalisation. Les Égyptiens ne doivent pas se rendre en Syrie, puisqu’il existe une section de l’EI dans leur propre pays (Sinaï) et dans le pays voisin qu’est la Libye.

Mais trêve de diversion et concentrons-nous sur l’Europe.

La plupart des études s’accordent à dire qu’il existe trois motifs qui poussent les jeunes à partir combattre en Syrie. Un premier groupe est parti dès l’éclosion des combats, car ils ne pouvaient rester sans rien faire devant les atrocités commises par le régime. Un second est à la recherche d’aventure. Ces jeunes connaissent très peu l’islam et sont principalement à la recherche d’amitié et d’adrénaline. On constate néanmoins que ces profils se font de plus en plus rares, car il devient de plus en plus évident pour tout le monde que la vie au sein de l’État islamique n’a rien d’une fête.

Il existe enfin un troisième groupe qui est composé de jeunes qui sont en pleine crise identitaire. Ils ont l’impression que leur vie n’est qu’un gâchis et ont déjà été confrontés au monde judiciaire. Il s’agit souvent de petites frappes qui se sentent mal dans leur peau. Ils voient l’EI comme une manière de s’en sortir. L’État islamique leur promet, en effet, une identité clairement définie ainsi que de l’argent des femmes et la gloire. C’est dans ce dernier groupe qu’ont été recrutés les membres des dernières attaques suicides. Un ami de Abdelhamid Abaaoud, l’un des leaders belges des attentats de Paris, a déclaré au Washington Post: « nous nous révoltons contre cet état et cette société qui ne nous a jamais admis comme belges. Je ne me sens ni Belge, ni Marocain. Je me vois avant tout comme un musulman. » C’est ce que Abdelhamid pensait aussi.

Si cette citation vaut pour tous les gens partis combattre en Syrie et les auteurs d’attentats suicide, alors il existe potentiellement un lien entre le nombre de djihadistes et le malaise que suscite chez eux la société qu’ils fuient. C’est cette supposition qui est la base de l’article de l’institut Brookings. Sauf que les chiffres qu’ils annoncent m’ont poussé à refaire moi-même le calcul.

J’ai comparé les plus récents chiffres des personnes qui sont parties se battre en Syrie et le nombre de musulmans dans ces mêmes pays. Ce dernier chiffre est basé sur une étude du Pew Research Center. Les chiffres les plus récents du nombre de combattants datent du rapport de décembre 2015 du Soufan Group.

Pays Nombre de musulmans % de la population nombre de combattants nombre de combattants par 100.000 musulmans
France 5.020.000 7,5 1.700 33
Allemagne 4.760.000 5 760 16
Royaume-Uni 3.106.000 4,8 760 24
Belgique 658.000 5,9 470 71
Autriche 573.000 6.8 300 52
Suède 500.000 5 300 60
Pays-Bas 915.000 5.5 220 24
Danemark 230.000 4.1 125 54.5
Italie 2.220.000 3.7 87 3.5
Norvège 163.000 3 81 49.5
Finlande 42.000 0.8 70 166

Il serait inapproprié de tirer des conclusions générales de ce tableau. Mais si l’on estime que le nombre de djihadistes par 100.000 musulmans est une indication d’un certain mécontentement alors la Belgique a un énorme problème et pas la France. Le malaise parmi la communauté musulmane dans les pays scandinaves, la Finlande et l’Autriche est aussi très inquiétant.

A nouveau, il est prématuré de tirer des conclusions et de prendre des décisions hâtives. Ce que ces chiffres démontrent surtout, c’est qu’il est primordial d’effectuer une étude en profondeur du phénomène de la radicalisation. Ce problème ne va pas être réglé en plaçant encore plus de police ou de militaires dans les rues. On doit s’atteler aux origines du phénomène. Or s’attaquer aux racines de cette haine va prendre plus de temps et d’énergie que de s’époumoner à crier des slogans et des amalgames. Et ce, peu importe de quel côté du débat on se situe. Il faudra creuser en profondeur si l’on souhaite mettre fin au radicalisme.

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