Nicolas Baygert

« L’histoire est pavée de crimes contre l’humanité »

Nicolas Baygert Chargé de cours à l'IHECS et maître de conférences à l'ULB

Plus que jamais, en 2014, l’Histoire se sera taillée une part de lion dans l’actualité. Un passé éminemment présent. Retour des spectres de la collaboration, tel Bob Maes, ce poltergeist introduit par Theo Francken dans la paisible maisonnée suédoise : une mise en ménage hantée par une mémoire jamais apaisée. Une séquence historique jamais désamorcée, qui continue de diviser. Tout l’inverse de la fièvre commémorative autour du centenaire de la Grande Guerre qui atteindra son point culminant (pour cette année) avec l’Armistice du 11 novembre. Médias et politiques sont fins prêts.

La chercheuse Katharina Niemeyer s’est ainsi récemment intéressée à la médiatisation des commémorations d’événements (1). Les médias seraient de véritables « opérateurs de mémoire », impliqués dans la reconstitution des représentations collectives, voire dans la mythologisation du passé. Or, il faut ici absolument distinguer Histoire (construction scientifique) et Mémoire (impliquant un rapport émotionnel avec le passé et répondant aux torsions, au « spin » administré par l’émetteur). Comme le rappelle l’historien Pierre Nora, « l’histoire est pavée de crimes contre l’humanité ». La mémoire collective, médiatiquement titillée, s’avère quant à elle forcément fragmentaire, simplifiant les enjeux jusqu’au manichéisme, l’hystérique prenant dans certains cas le pas sur l’historique.

A l’instar d’une société de consommation qui consume ses fêtes (désamorcées de leurs charges dévotes par une aseptisation marchande), la médiasphère produirait de la mémoire en mode low-cost (à faible coût cognitif). L’Histoire s’efface au profit du jubilé, du chiffre rond, prétexte aux conscientisations cycliques et aux éditions spéciales et autres JT pastiches.

Reste aux élus, une fois ce processus de stérilisation parachevé, à poser en parangons de la mémoire collective. Le politique se présente comme grand prêtre d’une messe sans fidèles ; une liturgie du vivre-ensemble. Il s’agit de réinvoquer – sans péril – les blessures du précédent siècle et d’endosser un costume souvent bien trop grand. Se prendre pour Malraux, le temps d’un laïus – rejouer l’histoire à défaut d’encore pouvoir la faire.

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Pas étonnant que ce cérémonial séduise et constitue l’un des derniers prés carrés où le politique ne risque rien (hormis un lapsus). Un moment d’incantation choyé par l’élu en quête d’incarnation. La commémoration comme refuge. Du pur win-win, comme le suggère la surenchère dans l’hommage d’un François Hollande, déjà surnommé « président des commémorations ». Un président qui n’hésitera pas à fusionner les souvenirs de 14-18 et de 40-45 dans un « pack mémoriel », soucieux de fédérer sur des sujets qui font consensus.

Comme l’écrivait Philippe Muray : « Les célébrations et commémorations […] ont aussi pour but d’assurer les transitions les plus douces possible entre ce qu’on peut encore savoir du monde d’hier et les désastres actuels. » (2) Ainsi, commémorer permet également au politique de moraliser le présent, de se doter d’arguments symboliques difficilement réfutables, au risque de projeter des jugements de valeurs contemporains sur le passé. L’élu se verra tenté de dresser des parallèles avec son quotidien politique. « Soyons chacun des militants du respect et du dialogue », clamait Charles Michel à l’occasion d’une cérémonie du Last Post à Ypres, dans une atmosphère de guerre des tranchées à la Chambre.

(1) De la chute du mur de Berlin au 11 septembre 2001. Le journal télévisé, les mémoires collectives et l’écriture de l’histoire, par Katharina Niemeyer, Lausanne, Antipodes, 2011.

(2) Après l’Histoire I, par Philippe Muray, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

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